2-Les conséquences de la famine de coton et du traité de 1860.

Deux éléments exogènes contribuent à fragiliser définitivement le centre cotonnier du Bas-Dauphiné. La Guerre de Sécession, aux Etats-Unis, lui coupe ses approvisionnements en matières premières, alors que depuis une trentaine d’années, Debar a délaissé les cotons égyptiens au profit des américains. La raréfaction du coton en Europe provoque une « famine de coton » 2403 . L’entrée en vigueur complète du traité de libre-échange de 1860 dans les années 1864-1866 déclenche une nouvelle saignée dans l’industrie cotonnière nationale 2404 . Cela pousse les Perrégaux, à l’instigation de leur directeur, Théophile I Diederichs , à réorienter leurs activités progressivement du coton vers la soie.

Dès la fin de l’année 1861, après l’épuisement des réserves de coton, un tiers du personnel du tissage Caffarel , soit cinquante ouvriers, est au chômage. Après de longs mois d’activité languissante, le tissage de coton ne retrouve temporairement un niveau de commandes acceptable qu’à partir du troisième trimestre 1864, mais le véritable redémarrage des métiers à tisser ne s’effectue qu’au deuxième trimestre 1865 jusqu’en 1868 2405 . Le tissage Perrégaux, situé près de la manufacture d’impression, est probablement fermé vers 1859-1861 ou avec une activité résiduelle.

Théophile I Diederichs exerce volontiers ses talents de mécanicien sur des métiers à tisser de son établissement. En 1860, il conçoit les plans d’un métier à tisser la soie, qu’il confie à un industriel de Thann (Alsace), Keim. Celui-ci exécute rapidement la commande et accepte de fabriquer et de monter des métiers à tisser pour Diederichs au prix de 240 francs pièce. En mars 1861, Diederichs, toujours salarié de Louis-Emile Perrégaux , et Keim signent un accord industriel : Keim produit ce type de métier exclusivement pour Diederichs au prix de 300 francs, et celui-ci se charge de le commercialiser au prix qu’il souhaite. Pendant le second semestre 1861, seize métiers à tisser des foulards de soie fonctionnent sans interruption. Mais les premiers réglages et la formation des ouvrières absorbent les premiers bénéfices. Au printemps 1862, alors que la guerre de Sécession tarit pour longtemps l’approvisionnement en coton américain, Diederichs passe une commande pour trente-deux métiers à tisser la soie à Keim, destinés à des façonniers du Sud-est, dont Séneclause aîné & fils, de Bourg-Argental (Loire) 2406 . Perrégaux et Diederichs n’abandonnent pas pour autant le tissage de coton. En 1861, le premier accepte de financer la modernisation de ses métiers à coton pour qu’ils marchent à cent soixante coups 2407 .

Pour lutter contre l’avilissement du tissage de coton, Diederichs :

‘« eut l’idée de tisser mécaniquement à façon des tissus de soieries pour des négociants de Lyon. Les premiers essais furent timides… Il arriva à faire du tissu parfait pour des fabricants comme la maison Schulz & Cie. [Les premières étoffes étaient] des tissus unis en soierie pure teints en fil et aussi quelques tissus chaîne soie tramés schappe » 2408 .’

Il utilise donc pour son propre compte et celui de Louis-Emile Perrégaux les métiers à tisser que Keim lui construit en Alsace. Mais pour débuter plus rapidement, il modifie les métiers à tisser le coton, avec un succès mitigé. Dès janvier 1862, il prend des ordres pour tisser des foulards de soie sur vingt-quatre métiers à tisser. Pour installer ses nouveaux métiers, Théophile I Diederichs et Louis-Emile Perrégaux (les deux hommes sont associés pour cette affaire : Perrégaux apporte les métiers à tisser et Diederichs 10.000 francs) louent de Fritz Perrégaux les deuxième et troisième étages du vieux tissage Perrégaux, près de la manufacture d’impression jusqu’en 1874 pour un loyer annuel de mille francs pendant les deux premières années, puis de 1.500 francs 2409 . Le succès de l’opération les pousse à augmenter régulièrement le nombre de métiers à tisser la soie. En 1865, le tissage de la soie représente la moitié du chiffre d’affaires de la société Perrégaux (recentrée sur le tissage de coton et de soie, la construction de métiers à tisser). Après plusieurs années de pertes, les bénéfices sont de retour à partir de 1866, grâce au tissage de soieries, alors que le tissage de coton demeure déficitaire. Jusqu’en 30 juin 1872, les bénéfices cumulés s’élèvent à 164.824 francs, mais le coton affiche une perte cumulée de 13.000 francs. Pour le seul exercice 1871-1872, le tissage de soie rapporte 65.000 francs à l’entreprise. Devant ce constat, Perrégaux, probablement poussé par Diederichs, liquide définitivement l’activité cotonnière, après des années de déclin au sein de son affaire pour se concentrer sur le tissage de soieries 2410 .

En 1868, les deux associés manquent d’espace pour étendre leur tissage de soieries. Louis-Emile Perrégaux , soutenu le fabricant Emile-Edouard Landru , qui lui fournit des ordres réguliers, entreprend la construction d’un nouveau tissage, contigu au tissage Caffarel , pouvant contenir quatre-vingt-dix métiers à tisser la soie. En 1861, alors que le tissage Perrégaux est fermé et la manufacture d’impression confiée aux ouvriers, seul le tissage de coton Caffarel contribue au chiffre d’affaires de la maison L. Perrégaux & Fils avec ses cent cinquante ouvriers. Dix ans plus tard, la société fait travailler quatre cent trente-cinq ouvriers à Jallieu (dont trois cent soixante-quinze femmes), cent trente dans un tissage de soieries en location dans une commune voisine, Nivolas , et une cinquantaine d’ouvriers dans un moulinage de soie également en location à Sainte-Blandine , soit au moins six cent quinze ouvriers 2411 . En une décennie, la maison Perrégaux a réussi sa reconversion grâce à l’impulsion donnée par son directeur, Théophile I Diederichs .

Depuis décembre 1867, Perrégaux a pris en location le tissage Jandard, situé à Nivolas , près de Bourgoin , avec quatre-vingts métiers à tisser pour 4.500 francs par an, pendant douze ans. Puis, six mois plus tard, en 1868, il complète son dispositif industriel en amont avec la location d’un moulinage pour un loyer de 1.200 francs 2412 . On retrouve ici une ébauche de la stratégie d’intégration industrielle tentée par son père un demi-siècle plus tôt dans le coton.

Après la terrible « famine de coton », qui marque le début des années 1860, le petit centre cotonnier de Bourgoin vivote 2413  : les Perrégaux délaissent leur manufacture d’impression, tandis que leur tissage de coton est progressivement reconverti en tissage de soie grâce à l’action de Théophile Diederichs, leur directeur. L’installation à Bourgoin, vers 1875, de Jacques Anthoni, un protestant originaire de Phalsbourg, et filateur à Mulhouse, n’y change rien. Anthoni a quitté, comme certains de ses compatriotes, l’Alsace, devenue terre allemande 2414 . Il décède en octobre 1878, tandis que son nouvel associé, Bouvard, conduit leur affaire à la faillite.

Notes
2403.

FOHLEN (C.), 1956, pp. 253-372.

2404.

LEVY-LEBOYER (M.) et BOURGUIGNON (F.), 1985, p. 56.

2405.

ADI, 138M10 et 11, Statistiques industrielles (1856-1868).

2406.

APJD, Lettres ms de Keim à Théophile Diederichs des 7 septembre et 5 novembre 1860, accord du 23 mars 1861, lettres ms de Keim des 31 mars et 24 mai 1862.

2407.

APEM, Lettre ms de Louis-Emile Perrégaux à Samuel Debar le 15 janvier 1862.

2408.

APMLL, Notes ms de Théophile II Diederichs , sd [1900-1910].

2409.

APJD, Projet ms de convention entre Louis-Emile Perrégaux et Théophile Diederichs, sd [1861-1862], bail entre Fritz Perrégaux et les deux hommes le 30 janvier 1862.

2410.

ROJON (J.), 1996a, pp. 32, 37.

2411.

ADI, 162M10, Statistiques industrielles pour l’inspection du travail des enfants, sd [1868-1872], ACB, 1.824.1, Tableau statistique du nombre d’ouvriers à Bourgoin en 1871.

2412.

ROJON (J.), 1996a, pp. 38-39.

2413.

Un centre cotonnier plus important comme celui du département de l’Eure connaît lui aussi un déclin après 1860. Voir BENOIT (S.), 1985.

2414.

Voir par exemple le cas de la famille Blin qui quitte Bischwiller, dans le Bas-Rhin, vers 1871-1872, pour reconstituer leur entreprise lainière à Elbeuf, étudiée par DAUMAS (J.-C.), 1998, pp. 133-151.