En 1855, la manufacture d’impression Perrégaux a donc en face d’elle un nouveau concurrent d’autant plus redoutable qu’il connaît son état, son fonctionnement, ses faiblesses et ses clients.
Immédiatement, pour assurer le fonctionnement de son entreprise, Brunet-Lecomte débauche les imprimeurs de Perrégaux, qu’il connaît bien pour les avoir côtoyés pendant une dizaine d’années. Il est parfaitement au courant des talents et des spécialités des uns et des autres. Avec le départ de Brunet-Lecomte, les Perrégaux, Fritz et son fils Louis-Emile, perdent non seulement un associé, mais surtout un homme doté de talents artistiques et techniques à l’origine de la médaille de 1855 à l’Exposition Universelle. Une seconde menace plane sur leur entreprise : si Brunet-Lecomte achète le tissage de coton Caffarel , situé en amont de leurs fabriques sur le canal Mouturier, celui-ci risque alors de former une entreprise intégrée identique à la leur, capable, qui plus est, de contrôler les eaux du canal.
Depuis le début de l’année 1855, le jeune fabricant de faux, de confession protestante, Théophile I Diederichs , cherche à acquérir le tissage Caffarel , notamment pour se faire une situation convenable auprès de sa future belle-famille, les Iltis, dont le chef de famille occupe la direction de la filature Debar , à La Grive (Bourgoin). Antoine-Clément Caffarel, également maire de Jallieu et neveu par alliance de Fritz Perrégaux , semble enclin à se retirer des affaires. Dans un premier temps, Caffarel envisage la location de son établissement pour 5.000 francs annuels, mais Debar ne manifeste pas un vif enthousiasme à l’égard de Diederichs, novice dans l’industrie textile, alors que le tissage Caffarel écoule une partie des filés de son établissement. Jean Iltis et le pasteur de Jallieu interviennent en faveur de Diederichs auprès de Debar, ainsi que Perrégaux. Finalement, la rupture entre Brunet-Lecomte et ses partenaires change la donne. Le 31 mars 1855, Caffarel vend son tissage pour 125.000 francs à Adrien Morin , le beau-père de Louis-Emile Perrégaux , qui place ainsi la dot de sa fille et sécurise la position de son gendre. Morin, après moult tergiversations, accepte de confier la direction de son nouveau tissage au jeune Diederichs. Après un apprentissage de trois ou quatre mois chez Debar, à La Grive, auprès de son futur beau-père, Iltis, et de Loeber , le gérant de la filature, Théophile Diederichs prend la direction effective du tissage Caffarel 2415 . En 1852, le tissage Caffarel emploie cent vingt-huit ouvriers 2416 . Mal entretenu, ce tissage doit entièrement être repris en main par Diederichs, mécanicien de formation :
‘« il augmenta la vitesse des métiers qui fut portée de 120 à 160 coups par minute et par toute une série de mesures il arriva à faire atteindre à la productivité de l’usine le maximum d’effet utile » 2417 .’Quatre ans plus tard, il procède à l’installation d’une chaudière et d’une machine à vapeur d’une puissance de douze CV, et à la construction d’une cheminée de vingt-cinq mètres de haut 2418 .
La politique de rénovation entamée par Théophile I Diederichs et les difficultés de la manufacture d’impression acculent les Perrégaux à de graves problèmes de trésorerie. Gustave Roux , fils d’un négociant en toiles de Voiron et gendre de Fritz Perrégaux , a entraîné sa belle-famille dans une mauvaise affaire d’impression de foulards en 1858 et préfère retirer les fonds de son épouse, Elisa Perrégaux, de l’entreprise familiale plutôt que d’assumer sa part de pertes. Louis-Emile Perrégaux qui dirige la société avec son père, doit débourser 30.000 francs de sa poche (empruntés à son beau-père, Adrien Morin ) pour désintéresser Roux, son beau-frère. L’héritier Perrégaux est couvert de dettes : il doit 66.233 francs à la banque Veuve Morin-Pons & Morin, 45.278 francs à sa propre société, 30.000 francs à Adrien Morin et 33.178 francs à Debar , soit près de 115.000 francs, sans compter la dot de son épouse. Cette mauvaise passe l’oblige à réduire de façon drastique son train de vie 2419 . Opportuniste, Fritz Perrégaux décide de laisser la direction de toutes les affaires familiales à son fils au plus mauvais moment, en 1859. Adrien Morin encourage alors son gendre à s’appuyer davantage sur Diederichs, le directeur méthodique et laborieux du tissage Caffarel . En attendant, Morin lui avance les fonds nécessaires pour moderniser ses tissages. Debar et le gérant de sa fabrique, Loeber , prennent pitié de Louis-Emile Perrégaux et finissent par lui prodiguer des conseils de gestion. Ils examinent aussi régulièrement ses livres de compte. En 1861, le montant des dettes s’élève à 190.000 francs. Debar fait même une donation en avancement d’hoirie de 38.600 francs à sa petite-fille, Victorine Morin, l’épouse de Louis-Emile Perrégaux en décembre 1862 2420 . Depuis la fin de l’année 1859, les deux tissages de coton des Perrégaux fonctionnent au ralenti. La signature du traité de libre-échange en 1860 fragilise davantage leurs affaires.
Cette acquisition coûteuse consolide en apparence la position des Perrégaux devant leur nouveau concurrent et voisin, Brunet-Lecomte. Pourtant, elle immobilise des capitaux dont ont besoin le tissage et la manufacture d’impression Perrégaux pour se moderniser. Les Perrégaux assurent l’approvisionnement de leur manufacture d’impression en pièces de coton, mais se pose aussi la question de l’écoulement de cette production plus importante. Debar , commissionnaire en titre des Perrégaux, prend en charge cette partie.
ROJON (J.), 1996a, pp. 18-19.
ACJ, 2.078, Tableau industriel du canton de Bourgoin en 1852.
APMLL, Notes ms de Théophile II Diederichs , rédigé vers 1900-1910.
ADI, 120M15, Demande d’autorisation pour l’établissement d’une chaudière du 1er juillet 1859 et rapport ms de l’ingénieur des mines du 14 novembre 1859.
APJD, Lettre ms de Louis-Emile Perrégaux sd établissant sa situation financière en 1858 et lettre ms d’Adrien Morin à Samuel Debar , de juin 1858.
ROJON (J.), 1996a, pp. 27-28.