Le repli communautaire.

Protestants de confessions, les ouvriers suisses se retrouvent régulièrement dans le nouveau temple que la famille Perrégaux a fait construire de ses deniers sur l’un de ses terrains en 1852. Les Perrégaux apportent 10.568 francs sur leurs cassettes personnelles pour payer les frais d’édification du Temple sur l’un de leurs terrains. Parmi les autres généreux contributeurs, on relève l’incontournable Debar (1.000 francs) et le gérant de sa fabrique (100 francs), mais aussi des individus installés à Neuchâtel (237 francs) et divers membres de la communauté protestante de l’Isère (655 francs). Jusqu’en 1879, la communauté protestante de Jallieu ne dispose pas d’un pasteur à demeure, ce qui renforce l’influence de Fritz puis de son fils Louis-Emile Perrégaux sur la communauté, imposant une figure patriarcale. Ainsi, les Perrégaux renforcent la cohésion du groupe autour d’eux, d’autant que la communauté de Jallieu se trouve dans une situation d’isolement géographique par rapport aux autres îlots protestants du Sud-est 2421 .

Ouvriers suisses et français se démarquent également par des pratiques sociales et professionnelles différentes. En effet, les imprimeurs suisses conservent de leur principauté natale, Neuchâtel , une grande liberté de travail, sans corporation, ni monopole professionnel, en rupture avec les traditions ouvrières françaises 2422 . Le sentiment communautaire des ouvriers suisses se trouve renforcé par le souvenir de leur patrie, où, bien avant la France, les pratiques « communières » sont largement diffusées et appliquées, telles que la présence d’un pouvoir local, l’égalité des conditions et des élections libres. La démocratie directe n’y est pas un vain mot, mais bien une pratique réelle que ses enfants, instruits et cultivés, n’oublient pas dans leurs périples professionnels. L’année 1848 a laissé des traces dans l’esprit des ressortissants de la principauté de Neuchâtel, car la révolution parisienne a eu des prolongements en Suisse 2423 . Les premières années du Second Empire marquent de ce point de vue une régression politique notable. Sitôt le coup d’Etat du Deux-Décembre, les autorités locales, sous l’influence de l’énergique préfet bonapartiste de l’Isère, prononcent la dissolution de la société musicale de Bourgoin , considérée comme « un foyer de propagande rouge ». Une nouvelle société musicale n’est autorisée à Bourgoin qu’en 1864 2424 . Isolés socialement par le déclin de la manufacture Perrégaux, réprimés politiquement par l’instauration de l’Empire autoritaire, les imprimeurs et graveurs suisses et protestants trouvent un espace de liberté et de fraternité dans la constitution de sociétés où ils peuvent s’exprimer et se comprendre.

Imprimeurs et graveurs tentent d’améliorer également leur sort en s’investissant dans la formation d’une société de secours mutuels. Grâce à une étroite coopération et à un solide esprit de solidarité, ils espèrent surmonter les difficultés de leur situation 2425 . Profitant d’un courant d’opinion favorable avec la Révolution de 1848, ils forment donc à Jallieu leur propre société au début de l’année 1852, quelques semaines seulement après le coup d’Etat du Deux-Décembre, sous la raison sociale Société de Bienfaisance mutuelle des imprimeurs et graveurs de la fabrique de Jallieu, sous l’égide des deux patrons de la manufacture, Fritz Perrégaux et son associé, Henry Brunet-Lecomte . Elle compte alors trente-neuf membres fondateurs, à la fois de confession protestante 2426 et catholique, qui unissent leurs forces « pour se prêter mutuellement secours et assistance dans les maladies, les infirmités et la vieillesse ». Pour adhérer à la nouvelle société, le candidat doit avoir entre vingt et un et cinquante ans et être en bonne santé. Il débourse alors dix francs pour son admission puis un 1,25 franc chaque dimanche de paie. Une clause particulière prévoit la répartition des sièges du conseil administration à parité entre les membres natifs de Bourgoin -Jallieu et ceux qui ne sont pas originaires du pays.

Dans le même temps, imprimeurs et graveurs forment une Caisse de secours pour les ouvriers passants, c’est-à-dire pour les ouvriers les plus mobiles. Ils distinguent donc clairement un noyau d’ouvriers bénéficiant de solides avantages, d’une masse laborieuse à sa marge. Tout nouvel arrivant est obligé de s’inscrire à cette caisse de secours, s’il n’adhère pas à la société de bienfaisance 2427 . En ce qui concerne les ouvriers originaires de la très démocratique république helvète, il est légitime de penser qu’une telle société leur permet de contourner les effets de la Loi Le Chapelier qui interdit toute coalition. Elle peut devenir alors un espace de liberté politique alors que le gouvernement de Napoléon III tente de museler l’opposition politique. Certes, la loi de 1850 et les statuts de la société interdisent toute discussion politique. Lorsque Brunet-Lecomte se sépare de Fritz Perrégaux en 1855 pour fonder sa propre manufacture, la société de bienfaisance se transforme aussi : dès l’année suivante, elle se nomme Caisse de secours mutuels des imprimeurs et graveurs de la fabrique d’impression de MM. F. Perrégaux & Fils. Autrement dit, les ouvriers ayant suivi Brunet-Lecomte dans sa sécession, s’en trouvent désormais exclus, comme l’atteste le premier article des statuts de la société : « un membre qui s’en serait retiré sans quitter le pays ne pourra y rentrer une deuxième fois ».

La rupture entre Brunet-Lecomte et Perrégaux a des prolongements dans les relations socioprofessionnelles, car, avec cette clause particulière, les Perrégaux, soutenus probablement par les ouvriers protestants, prennent des mesures de rétorsion extrêmement sévères : la communauté des imprimeurs et des graveurs semble irrémédiablement scindée en deux clans antagonistes. Cet article doit aussi avoir des effets dissuasifs pour ceux qui se laisseraient débaucher par Brunet-Lecomte. Les Perrégaux conservent également la Caisse de secours pour les ouvriers passants. La lecture du nom des membres fondateurs permet de définir un peu mieux la ligne de fracture entre les deux groupes. Restent chez les Perrégaux surtout les imprimeurs et graveurs protestants ainsi que des ouvriers ayant de longues années de service chez les Perrégaux. Les ouvriers protestants constituent près des deux tiers des membres fondateurs de la nouvelle société, autour des familles Perrégaux, Mathil, Aeschimann, Bulard et Lafute 2428 . De son côté, Brunet-Lecomte n’est pas en reste. Il forme dès 1855 lui aussi une Société de Bienfaisance mutuelle des imprimeurs et graveurs de la fabrique Brunet-Lecomte. Pour la gestion de sa main d’œuvre et pour attirer chez lui des ouvriers qualifiés, il a besoin de leur garantir un certain nombre d’avantages.

Au début des années 1860, Fritz Perrégaux préfère se retirer financièrement de sa manufacture plutôt que de connaître une nouvelle fois le déshonneur de la ruine qu’il avait connu pendant son adolescence avec la faillite de son père. Déjà, lors de l’affaire de la filature Debar , il choisit de céder ses parts plutôt que d’essuyer de lourdes pertes. En 1861, en accord avec son fils Louis-Emile, il accepte de commanditer une société chargée d’exploiter sa manufacture d’impression. Dans un contexte économique plus favorable, il serait sans conteste parvenu à vendre ou à louer facilement sa fabrique, mais la guerre qui menace outre-Atlantique, a pour conséquence de déclencher une « famine de coton » en Europe.

Son directeur, un Allemand, Bernard Troester , accepte de la prendre en location, sans que l’on sache qui a pris l’initiative de ce projet. Fritz Perrégaux et son fils le commanditent. Mais l’originalité du projet tient à la participation des ouvriers protestants au capital deux ans seulement après la constitution, à Guise, de l’Association coopérative du capital et du travail. La société en commandite Troëster & Cie dispose d’un capital social modeste, de seulement trente mille francs, grâce à la souscription de trente actions de mille francs chacune. Mais un article dans l’acte de société prévoit que seuls « les employés et ouvriers de la fabrique d’impression Perrégaux et les membres de la famille de ce dernier en ligne directe » ont le droit d’acquérir des parts de l’entreprise, confirmant ainsi le caractère communautaire de cette création. Etant donné leur prix unitaire, seuls douze ouvriers, sans doute les mieux établis, formant le « noyau » de l’entreprise, peuvent souscrire au capital 2429 . Si la plupart sont de confession protestante, quelques familles protestantes ne participent pas à l’opération : les Mathil, alors employés par Brunet-Lecomte, demeurent étrangers à l’affaire jusqu’en 1864. Louis-Emile Perrégaux s’inscrit dans les pas de Leclaire, un peintre en bâtiment qui lance la participation des ouvriers à ses bénéfices un quart de siècle plus tôt, mais il le devance de trois ans pour associer une partie de son personnel au capital 2430 . Les Perrégaux ne prennent qu’une participation très symbolique au capital de la nouvelle entreprise.

D’emblée, le capital social s’avère insuffisant. D’ailleurs, trois ans plus tard, il faut l’augmenter de 20.000 francs, quelques mois seulement après avoir obtenu un prêt de 15.000 francs de la part de Samuel Debar , le grand-père de Louis-Emile Perrégaux . Comme les imprimeurs et les graveurs protestants ont déjà placé toutes leurs économies dans l’affaire, les Perrégaux, alors en mal d’argent, doivent solliciter l’assistance de leur richissime parent, Samuel Debar. À cette occasion, on modifie la clause particulière sur le recrutement des actionnaires pour lui permettre de souscrire l’intégralité de l’augmentation du capital 2431 . À l’automne 1863, des imprimeurs sur étoffes tentent de bloquer la fabrique Troëster et de la mettre au ban de la profession 2432 , à l’instigation d’un ouvrier lyonnais, Chollet, chargé, selon toute vraisemblance, d’affilier les imprimeurs et graveurs de Jallieu à une vaste organisation ouvrière basée à Lyon, avec des revendications de nature corporative : les ouvriers de Brunet-Lecomte manifestent leur mécontentement de voir des femmes travailler plus que les hommes chez Troester.

Vers 1864, une autre ligne de fracture se dessine entre les imprimeurs des deux fabriques : ceux travaillant chez Brunet-Lecomte cherchent à s’affilier à une société lyonnaise de secours plus importante. Au contraire, les ouvriers de Perrégaux-Troester préfèrent rester entre eux. Selon toute vraisemblance, cette manœuvre du personnel de la manufacture Brunet-Lecomte n’a pour but que de renforcer leurs positions contre la minorité demeurée fidèle aux Perrégaux et en fin de compte d’asphyxier la fabrique rivale en exerçant des pressions de type corporatif 2433 . Il ressort ainsi que la rupture concerne à la fois les milieux patronaux et le personnel.

Dès les premiers jours de la société Troester & Cie, pendant l’été 1861, le contremaître de la fabrique, Ganin, part à Lyon à la recherche de donneurs d’ordres pour la relancer : dans le quartier d’affaires de la Fabrique, il rencontre des représentants de quelques grandes maisons lyonnaises, comme Schulz et surtout Trapadoux , qui manifestent un certain intérêt pour la jeune société 2434 . Cependant, cette société formée par un noyau d’ouvriers imprimeurs suscite des rancoeurs parmi ceux qui n’ont pas été conviés au capital. En effet, en leur qualité d’actionnaires, les dix ouvriers imprimeurs associés en profitent pour accaparer les meilleures commissions, ne laissant que des miettes aux autres. En d’autres termes, ces dix ouvriers imprimeurs ont une activité permanente, alors que les autres imprimeurs forment au sein de l’entreprise un volant de main d’œuvre que l’on utilise selon la quantité de commissions à traiter, tant et si bien que « la plupart des ouvriers non associés ne sont occupés que deux ou trois jours par semaine » 2435 .

Après l’échec de Troëster et de son successeur, Perrenoud, à la tête d’une entreprise associant son personnel au capital, la fabrique est vendue par la famille Perrégaux à des fabricants lyonnais, les frères Trapadoux . Dès 1878, ceux-ci s’empressent, avec l’appui du vendeur, Louis-Emile Perrégaux , de constituer une nouvelle société de secours mutuels des imprimeurs et graveurs de Jallieu -Bourgoin , qu’ils patronnent. Cette nouvelle société ne marque nullement la fin des divisions. Bien au contraire, elle est l’héritière de l’ancienne société de la fabrique Perrégaux, puisque ses membres fondateurs se recrutent une nouvelle fois surtout parmi la communauté protestante, mais pas exclusivement 2436 .

Notes
2421.

BOLLE (P.), 1979.

2422.

CASPARD (P.), 1996.

2423.

Voir à ce sujet BARRELET (J.-M.) et HENRY (P.), 2000.

2424.

ADI, 52M29, Rapport du commissaire de police adressé au sous-préfet le 2 décembre 1851, cité par BOREL (T.), 1988, p. 58.

2425.

VIGIER (P.), 1963a, vol. 2, p. 88.

2426.

Membres de confession protestante : Fritz et Louis-Emile Perrégaux , Louis et Frédéric Mathil, Louis Bullard, Alexandre Humbert, Frédéric Zurker, Jean-Baptiste Stoll, Auguste Perrenoud, Eugène Théta, Auguste Aeschimann, Henry Mayor, Auguste Baillot.

2427.

ADI, Règlement imprimé de la Société de Bienfaisance mutuelle des imprimeurs et graveurs, 1852.

2428.

ADI, Règlement de la Caisse de secours mutuels des Imprimeurs et graveurs de la fabrique d’impression de MM. F. Perrégaux & Fils, 1856.

2429.

Les actionnaires de Troester & Cie sont : Louis-Emile Perrégaux (8 actions), Fritz Perrégaux (2), Bernard Troester (2), Louis Lafute (2), Fritz Bulard (2), Henri Bulard (2), François Ganin (2), Michel Guyot (2), Charles Ilg (2), Isidore Daumas (2), François Astier (1), Louis Rasche (1), Jacques Marron (1), Onésime Aeschimann (1).

2430.

GUESLIN (A.), 1987, p. 102.

2431.

ADI, 5U1117, Tribunal de Commerce de Bourgoin , Actes de société devant Me Guillot-Cotte (à Bourgoin) le 17 août 1861, les 23 et 30 novembre 1864.

2432.

Cette pratique rappelle celle en vigueur sous l’Ancien Régime, notamment dans les papeteries du Dauphiné. Voir ROSENBAND (L. N.), 2005, pp. 89, 98-99.

2433.

ADI, 166M1, Procès-verbal ms rédigé par les gendarmes le 22 septembre 1863, et Lettres ms du juge de paix de Bourgoin au procureur le 14 février 1864 et du sous-préfet de La Tour-du-Pin au Préfet de l’Isère, le 19 février suivant.

2434.

APJD, Lettres ms de Victorine Perrégaux adressée à Louis-Emile, son mari, le 22 août et de Louis-Emile Perrégaux adressée à Auguste Perrenoud, le 28 août 1861.

2435.

ADI, 166M1, Lettre ms du 26 septembre 1863 du Préfet de l’Isère adressée au Ministre de l’Agriculture et du Commerce.

2436.

ADI, Règlement imprimé de la Société de secours mutuels des imprimeurs et graveurs de Jallieu -Bourgoin , 1878.