4-Le sort de la fabrique Debar .

Au lendemain de la terrible famine de coton, la filature et le tissage Debar ont repris une activité soutenue, mais l’âge d’or, connu dans les années 1840 et 1850, semble bien révolu. Désormais, avec deux cent cinquante personnes dans ses murs dont une majorité de femmes, l’usine de La Grive a changé.

Dès les dernières années de la Monarchie de Juillet, Debar modifie l’organisation de sa maison de commerce. En 1844, son gendre et associé, Adrien Morin , le quitte pour prendre la direction de la banque Veuve Morin-Pons . Âgé d’une soixantaine d’années, Debar aspire à prendre du repos et à se retirer dans sa propriété suisse. Toujours très actif, il donne procuration à son cousin, Marc Gilliard , déjà employé intéressé, pour régler ses affaires. Gilliard est entré dix huit ans plus tôt à son service. Sa maison de commerce conserve un agent à Marseille, Cyprien Malet ²⁴⁵⁰ . Debar manifeste moins d’intérêt pour la gestion quotidienne de ses entreprises, se contentant des rapports de ses employés et de ses associés. En 1856, à soixante-seize ans, Debar divise sa maison de commerce en trois entités : il cède définitivement sa maison lyonnaise à Gilliard (y compris l’achat du coton) et confie ses affaires dans le négoce des laines à l’un de ses gendres, Forrer (principal associé de la maison Forrer & Vergnier). Debar ne conserve que la propriété de la filature et du tissage de La Grive , ainsi que l’achat du coton et la vente des étoffes de son établissement ²⁴⁵¹ . La séparation capitalistique entre la puissante maison de commerce et la fabrique fragilise cette dernière. Loeber , son gérant, n’est plus assuré de disposer des mêmes largesses que par le passé : la maison de commerce approvisionnait la filature en coton et se chargeait de la vente des calicots à des conditions financières avantageuses. Réduite à sa plus simple expression, l’activité de négoce de coton n’a plus la même force de frappe. Cela suppose d’accroître les performances de la filature et du tissage pour compenser cette perte.

Les années 1850 marquent une décennie particulièrement fastueuse pour la filature et le tissage Debar  : entre 1851 et 1860, l’établissement de La Grive gagne en moyenne 48.000 francs par an. Paradoxalement, la famine de coton ne mine que faiblement sa rentabilité, puisque, entre 1861 et 1865, il gagne encore 23.000 francs annuels en moyenne. Au contraire, la situation se dégrade davantage après 1865 ²⁴⁵² . Pourtant, Debar continue à soutenir son investissement, mais avec moins de force : en 1851, la fabrique de La Grive représente 45% de sa fortune évaluée à 2.200.000 francs, contre seulement 39% pour sa maison lyonnaise ²⁴⁵³ . À son décès, en 1867, elle ne constitue que 14% de son actif, estimé à quatre millions et demi de francs ²⁴⁵⁴ . Cela suffit à maintenir en vie la société : en 1862-1863, 85% des capitaux engagés à La Grive proviennent de Debar ²⁴⁵⁵ . Devant les poussées de la concurrence, les débouchés se sont singulièrement réduits : en 1867, la quasi-totalité des calicots et des filés s’écoulent dans le Beaujolais, à Tarare, Thizy et Villefranche.

Pour accroître la productivité  de leur établissement, le gérant, Loeber , et le directeur, Iltis, ont engagé un important effort de rationalisation : la mécanisation du processus industriel est davantage poussée, ce qui se traduit comme pour l’industrie des soieries par une plus grande féminisation des tâches et par un plus grand recours aux travail des enfants ²⁴⁵⁶ . Depuis 1830, Loeber a consenti à un effort régulier pour moderniser l’entreprise : jusqu’en 1866, il investit 885.000 francs, soit 25.000 francs par an en matériel et en bâtiment ²⁴⁵⁷ . Pour soutenir la concurrence, le gérant de la filature et du tissage de coton Debar , à La Grive , décide d’introduire dans ses ateliers des self-acting à partir de 1857 ²⁴⁵⁸ . Pour la seule année 1859, Loeber procède à l’achat de self-acting pour 107.000 francs. Les gains de productivité que dégagent les nouvelles machines, permettent de réduire les effectifs de la filature. Le capital se substitue au travail : le stock de capital par travailleur passe de 1.231 francs en 1853 à 1.781 francs huit ans plus tard. Au début de la décennie, l’établissement compte quatre cent trente ouvriers. En 1860, ils ne sont plus que trois cent vingt. La modernisation accélérée de la filature a contribué à transformer l’équilibre socioprofessionnel du personnel : pendant longtemps, la filature employait davantage de main d’œuvre que le tissage. Désormais, la filature n’a besoin que de cent quarante ouvriers contre cent quatre-vingts pour le tissage ²⁴⁵⁹ . L’énergie hydraulique produite par la chute d’eau du canal de Domarin étant insuffisante, Loeber décide d’installer en 1854 une machine à vapeur de trente-six CV et deux chaudières, mais la roue hydraulique fournit encore une grande partie de la force nécessaire jusqu’à la fin du Second Empire ²⁴⁶⁰ .

La filière alsacienne de recrutement se tarit progressivement pendant les années 1840 au profit d’embauches locales pour les contremaîtres, souvent bien insérés parmi les habitants de Saint-Alban-de-Roche , le principal foyer de recrutement de la main d’œuvre ²⁴⁶¹ . En revanche, le personnel de direction est toujours issu des contrées germanophones : Loeber , le gérant, homme de confiance de Debar , est natif d’Erfurt (Saxe) et reste en place jusqu’à la fin des années 1860. Jean Iltis , le directeur de la filature (vers 1840-1875), est originaire de Munster. Louis Molitor, directeur de l’établissement dans les années 1880, est lui aussi Alsacien. Enfin, Jacob Schoch, le sous-directeur, est Suisse.

En 1860, le tissage Debar produit vingt-quatre mille pièces de coton de soixante-deux mètres sur ses deux cent quarante métiers, et la filature cent cinquante-cinq mille filés. Au total, trois cent vingt ouvriers, cent quarante à la filature et cent quatre-vingts au tissage, s’activent dans l’imposante fabrique située dans les marais de Bourgoin ²⁴⁶² . Malgré sa taille et sa solidité financière, la fabrique de La Grive n’en reste pas moins fragile et sa direction en est parfaitement consciente :

‘« Je suis inquiet et préoccupé de notre avenir, dont la perspective est des plus sombres soit à cause de la concurrence de l’Alsace qui nous écrase, soit surtout à cause de celle de l’Angleterre. Si les Anglais se mettent à visiter Tarare, Thizy et Villefranche, soit nos principaux endroits de débouchés, et qu’après y avoir vendu des lisses, ils se mettent à faire des croisés, c’en est fait de nous […]. Aussi si la France ne dénonce pas le traité de commerce qui arrive à terme en 1870, elle encoure une grave responsabilité » ²⁴⁶³ .’

Avec un rendement par ouvrier deux à cinq fois supérieur aux cotonniers français à la fin du siècle, les industriels de Manchester asphyxient les petits centres, dont celui de Bourgoin . Les marchés étrangers sont donc en partie perdus pour les Français ²⁴⁶⁴ . Les cotonniers de Gand pratiquent une politique de bas salaires qui leur permet de rivaliser avec les industries cotonnières européennes, surtout pour les produits de qualité médiocre ²⁴⁶⁵ . Même au niveau régional, la fabrique Debar mène un combat désespéré. Le centre cotonnier roannais connaît alors une formidable croissance après l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne en 1871 : en 1880, quinze tissages mécaniques fonctionnent, avec plus de quatre mille métiers à tisser, assurant la renommée du troisième pôle cotonnier français ²⁴⁶⁶ . En ce qui concerne le centre cotonnier normand, quoiqu’en déclin, il se compose encore en 1885 de quarante patrons de filatures, de vingt-trois patrons de tissages, et de dix-huit indienneurs, soit quatre-vingt-un industriels, auxquels il convient d’ajouter quatre-vingt-dix-sept « fabricants » ²⁴⁶⁷ .

La concurrence pousse la nouvelle direction de la fabrique Debar à moderniser ses installations. Vers 1875, l’entreprise Debar rassemble encore deux cent quatre-vingt-sept ouvriers pour moins de deux cents ouvriers dans l’établissement en 1880 ²⁴⁶⁸ . Après le décès de Debar en 1867, Loeber doit se retirer. En 1879, les héritiers de Debar choisissent l’un des leurs pour prendre la tête de l’usine de La Grive , André Meynard, formé à l’école de tissage de Mulhouse.