5-Les mutations de l’impression sur étoffes.

Mécaniser l’impression sur étoffes.

Le centre d’impression du Bas-Dauphiné peine à s’affirmer devant ses principaux rivaux, car il lui manque une certaine taille critique : son rival mulhousien rassemble à lui seul vingt et une manufactures d’impression en 1852, là où Jallieu n’en compte qu’une seule. Quant à ceux de Rouen et de Paris, ils possèdent respectivement quarante-quatre et onze indiennages à la même époque. L’écart est encore plus fort si l’on s’arrête à Manchester où cent vingt fabriques impriment des étoffes en grande série 2469 . Certes, la manufacture d’impression de Fritz Perrégaux a connu une période de forte prospérité pendant une trentaine d’années, au point d’employer, en 1850, deux cent dix ouvriers 2470 .

Au début des années 1860, un inventaire du matériel contenu dans leur fabrique révèle que les Perrégaux ont abandonné l’impression à la planche de cuivre qui a fait leur fortune et leur réputation pour ne conserver qu’une seule technique d’impression, la plus fruste, celle à la planche de bois. Leur manufacture abrite dans deux ateliers, quarante-trois tables d’impression, de diverses longueurs. Cette dernière technique permet à l’imprimeur d’offrir à ses clients une grande variété de couleurs. Un tel choix technologique correspond à une double logique : afin de satisfaire au mieux les clients lyonnais, l’impression à la planche permet de réaliser à moindres coûts des étoffes en petites séries, avec des motifs floraux le plus souvent, qui n’exigent pas la finesse des plaques de cuivre. En outre, l’impression à la planche nécessite de la part de l’entrepreneur un investissement limité, puisqu’il n’a besoin que d’une longue table de bois, ne valant au pire qu’une soixantaine de francs, contre plusieurs milliers de francs pour une machine. Cependant, à l’heure où les fabricants lyonnais commencent à s’intéresser à la production en grande série d’étoffes de demi-luxe imitant les soieries aristocratiques, les imprimeurs de Jallieu ne sont pas en mesure de les satisfaire tant du point de vue du coût, des délais et des quantités. Leurs concurrents alsaciens, pourtant à la pointe de l’innovation technologique, continuent à utiliser massivement l’impression à la planche de bois au milieu du XIXe siècle 2471 .

En 1864, la manufacture Troester & Cie, héritière des Perrégaux, acquiert une machine à imprimer au rouleau de cuivre pour relever ce pari industriel, alors que l’usage de cette technique est déjà largement répandu dans les autres manufactures d’impression françaises depuis les années 1825 2472 . Un tel investissement financier n’étant pas dans les moyens de l’entreprise, Troester sollicite, par l’intermédiaire de son ami et principal actionnaire Louis-Emile Perrégaux , un riche parent de ce dernier, Samuel Debar qui lui prête 15.000 francs 2473 .

Dans les années 1860, plus de trente ans après sa mise au point, Brunet-Lecomte, comme son rival Perrégaux, devenu Troester & Cie, adoptent la perrotine, une machine mise au point en 1830 et qui permet d’imprimer à la planche plus rapidement qu’à la main 2474 . Mais pour l’un comme pour l’autre, l’investissement dans cette technologie se fait à pas mesurés : on n’achète au départ qu’une machine. Au final, l’investissement se limite pour Perrégaux et Brunet-Lecomte à quelques milliers de francs, là où Stackler & Pimont, à Saint-Aubin, ont pour 826.329 francs de machines en 1855 2475 . Théoriquement, la perrotine peut imprimer jusqu’à dix-huit fois plus de métrage que le travail manuel. Convaincu par les premiers résultats, Henry Brunet-Lecomte acquiert une seconde machine quelques mois plus tard, en 1870, d’une entreprise de Puteaux. Pour la saison 1869-1870, sa perrotine a pu imprimer trente-six mille mètres d’étoffes. Pour la saison suivante, avec un équipement doublé, il se fixe comme objectif d’imprimer mécaniquement sur ses deux machines entre soixante et quatre-vingt mille mètres 2476 . Avec un tel choix technologique, la maison Brunet-Lecomte entre dans l’ère de la « grande cavalerie », c’est-à-dire de la grande production dans le jargon professionnel. Henry Brunet-Lecomte a pressenti les changements dans la consommation et les goûts de ses clients : la fabrication de qualité, produite en faible quantité, lui procure de moins en moins de bénéfices avec la baisse des prix des façons. En 1864, Brunet-Lecomte, alors que son affaire semble définitivement lancée, acquiert trois machines à imprimer à la planche plate à la société de Pauffert de Saint-Denis, puis six ans plus tard, il en achète une quatrième d’occasion à Pierre-Bénite 2477 .

En 1870, selon Brunet-Lecomte,

‘« notre production de cachemires ou dessins à la main peut être évaluée à 15 à 16 pièces de 7 par jour ; et notre production de dessins planche plate de 25 pièces de 7 par jour » 2478 .’

Les gains sont donc réels avec la mécanisation, mais pour rentabiliser son investissement, il doit convaincre ses clients de lui apporter des commissions plus importantes en quantité. Pourtant, ces achats sont nécessaires pour répondre à toutes leurs demandes. Pour traiter les commissions de la maison Trapadoux , l’un des ses principaux donneurs d’ordres, pendant la saison 1869-1870, Brunet-Lecomte utilise aussi bien l’impression à la main que ses machines à planches plates : cinq cents pièces pour la première et huit cents pour les secondes 2479 .

Cependant, Brunet-Lecomte et son rival ne font pas le choix immédiat de la production mécanisée de masse en investissant dans l’impression au rouleau, mise au point dès 1783 outre-Manche. D’ailleurs, dès la première moitié du XIXe siècle, la concurrence anglaise se spécialise rapidement dans l’impression au rouleau au point d’inonder l’Europe continentale d’articles à bas prix, là où les Français, à l’instar de Brunet-Lecomte, privilégiaient encore les étoffes luxueuses produites en faible quantité. Il est vrai que l’investissement s’avère considérable, évalué à plusieurs dizaines de milliers de francs (plus du double de celui d’une perrotine), mais une machine à imprimer au rouleau permet d’imprimer quatre-vingt-dix fois plus de métrage à l’heure que l’impression à la planche 2480 . Henry Brunet-Lecomte ne tarde pourtant pas à changer d’avis.

Dans les années 1870 (avant 1877), il franchit le pas et accroît une nouvelle fois son outil productif avec l’achat d’une machine à imprimer au rouleau. La baisse continue des tarifs le pousse à adopter en partie la production de masse pour satisfaire ses donneurs d’ordres, sans délaisser toutefois les autres techniques d’impression : il exploite également quatre-vingts tables d’impression à la planche, quatre machines à planches plates ainsi que ses deux perrotines, acquises récemment. Rapidement, Brunet-Lecomte a dû se rendre compte des avantages de sa machine au rouleau par rapport à ses deux perrotines 2481 . Plus rapide et produisant un métrage nettement supérieur, la première imprime jusqu’à seize couleurs, là où les secondes n’en font que huit au maximum. Sa machine au rouleau lui sert tout particulièrement pour imprimer des mouchoirs destinés aux maisons Trapadoux frères, Perrin & Revol-Sandoz par exemple. Cette technique d’impression semble la mieux à même de reproduire des effets de taille douce, en grande série, sur plus de cinquante mètres ; ce n’est qu’à partir de ce métrage que l’imprimeur parvient à couvrir ses frais de mise en train de la machine. À titre d’exemple, Brunet-Lecomte peut imprimer mille mètres de tissu de la sorte au prix de vingt-trois centimes pour cent mètres. Plus la commission est importante, plus le tarif s’abaisse. L’inconvénient majeur concerne en revanche le tissu qui est davantage « tourmenté » qu’à la planche 2482 .

Pour mener à bien leur mutation, les Brunet-Lecomte ont doublé leur fabrique, avec la construction d’un nouveau bâtiment où se trouvent la production mécanisée ainsi que la moitié des tables d’impression. Fier de ses acquisitions industrielles et désireux de suivre au mieux leur production, l’un des membres de la famille Brunet-Lecomte établit son bureau à proximité des machines, tandis qu’un autre reste dans la vieille fabrique. Ils ne poussent pas cependant la logique de modernisation et d’organisation bien au-delà, puisque chaque fabrique, la vieille et la nouvelle, possède un atelier d’impression à la planche. Le cabinet de gravure et celui du metteur sur bois restent dans la vieille fabrique avec le laboratoire, alors que la chambre des couleurs, l’atelier de teinture et les diverses étapes en aval (lavage, vaporisage, étendage, chambres chaudes, machine à tamiser…) sont rassemblés dans les nouveaux bâtiments. Chaque fabrique, éclairée par le gaz, possède son horloge et sa cloche. Enfin, une partie de la vieille fabrique est transformée en magasin, notamment pour y conserver de précieux registres d’empreintes. Une autre partie de leurs registres d’empreintes demeurent dans le cabinet du contremaître de la nouvelle fabrique 2483 .

Notes
2469.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 51.

2470.

AN, F 20 501, Statistiques ms rédigées par le Préfet de l’Isère le 3 août 1850.

2471.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 78 : en 1854, le Haut-Rhin compte trois mille cent soixante tables d’impression dans ses manufactures, alors qu’à Mulhouse, une dizaine d’années plus tôt, on dénombre deux mille trois cent soixante-quinze tables. En ce qui concerne les perrotines, il y en a soixante-cinq dans le Haut-Rhin et quarante à Mulhouse ainsi que, respectivement, quatre-vingt-quinze et trente-six machines à imprimer aux rouleaux.

2472.

Cette technique d’impression est mise au point dans les années 1780. Les imprimeurs de Jallieu l’adoptent donc avec retard. Les Alsaciens l’utilisent depuis le début du XIXe siècle. Outre le coût (d’ailleurs financièrement supportable par Perrégaux), la fabrication des rouleaux et leur gravure ne sont pas totalement au point avant le milieu des années 1820. La gravure des rouleaux repose sur des graveurs spécialisés indépendants, probablement encore absents du centre lyonnais dans la première moitié du siècle. Voir CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 377-387.

2473.

APJD, Donation-partage devant Me Guillot-Cotte (à Bourgoin ) le 3 juillet 1862 des biens de Fritz Perrégaux et de son épouse à leurs enfants et REGUDY (F.), 1996, p. 78.

2474.

CHASSAGNE (S.), 1991, p. 387.

2475.

CHASSAGNE (S.), 1991, p. 388.

2476.

AMBJ, Fond Brunet-Lecomte, Registre de copies de lettres, Lettre ms de Brunet-Lecomte adressée à Désiré Bernard, conducteur perrotin, le 29 juin 1870.

2477.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de copies de lettres, Lettres ms de Brunet-Lecomte adressées à Pauffert le 14 juillet 1870, à Giraud le 10 avril 1870.

2478.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettre ms du 21 mars 1870 destinée à A. L. Trapadoux frères & Cie.

2479.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de copies de lettres, Lettre ms du 21 mars 1870 destinée à la maison A. L. Trapadoux .

2480.

ENDREI (W.), 1963.

2481.

En 1870, une machine au rouleau remplace le travail d’une centaine d’ouvriers selon LEON (P.), « L’impulsion technique », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993b, p. 499.

2482.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de copies de lettres, Lettres ms de Brunet-Lecomte adressées à Perrin & Revol-Sandoz le 24 mai 1875, à Clayette & Mantelier le 10 décembre 1878, à V. Ogier, P. Noyer & Cie le 12 juin 1880.

2483.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Bail devant Me Coste (Lyon) le 27 novembre 1877 de la manufacture d’impression d’Edouard Henri Brunet-Lecomte à son fils Michel.