La crise séricicole.

La crise de la sériciculture française, et plus largement européenne, déstabilise le marché de la soie et la Fabrique, qui sont désormais confrontés à la rareté et à la cherté de la matière première, alors que la demande ne faiblit pas. Dès les années 1840, les premiers symptômes de l’épidémie de pébrine se manifestent en France, avant d’éclater fortement vers 1855 : la maladie, incurable et héréditaire, anéantit les récoltes de cocons 2520 .

Cependant, des signes avant-coureurs sont perceptibles dès 1849 en Isère. La muscardine, d’abord présente dans le Sud de la France, se propage dans les années suivantes en direction du centre du pays. Malgré des efforts certains de la part des sériciculteurs, l’épidémie n’est pas enrayée en 1851 2521 .

Les maladies du vers à soie deviennent endémiques à partir de 1855. En 1853, la production iséroise de cocons atteint son maximum, soit un million quatre cent mille kilogrammes, mais c’est trois fois moins que celle des producteurs de la Drôme voisine 2522 . Dès 1855, en Isère, les maladies des vers à soie entraînent des pertes représentant la moitié de la production de cocons par rapport aux années précédentes. Cette proportion de perte ne cesse d’augmenter pendant une décennie pour atteindre en 1865 les quatre cinquièmes. En dix ans, ce sont près de trente millions de francs de revenus dont n’ont pas bénéficié les éducateurs isérois et donc les habitants des campagnes, dont près de la moitié de cette somme pour le seul arrondissement de La Tour-du-Pin 2523 . La baisse des revenus dans les campagnes a pu par conséquent favorisé l’installation du tissage à domicile dans ces contrées pour compenser les pertes.

Pour contrer l’extension des épidémies qui font des ravages parmi les magnaneries du département, le Conseil général de l’Isère et le Préfet lancent un concours richement doté (40.000 francs) afin de stimuler les recherches de remèdes contre elles, à partir de 1862. D’autres institutions organisent de tels concours, entraînant une véritable frénésie parmi les éducateurs, avides de toucher les plantureuses primes promises. Pour se prémunir de toute escroquerie, les élus imposent des conditions drastiques : les expériences doivent se dérouler sur une période d’au moins trois années consécutives, dans l’arrondissement de Grenoble pour en faciliter la surveillance par une commission rassemblant les principaux propriétaires et experts départementaux sur la question. Une trentaine de personnes, originaires de dix-sept départements et de plus de six pays, s’inscrit dans l’espoir de gagner la gloire et la fortune 2524 .

Tandis que les recherches dans le domaine vétérinaire se poursuivent sans rencontrer de succès probant, toute l’Europe est touchée par l’épidémie. Cela entraîne un désastre économique en France et en Italie, d’autant que la demande en soie ne fléchit pas. Pour assurer leurs approvisionnements, les soyeux européens décident de réorienter et de diversifier l’origine de leurs achats en soie grège, de graines de ver à soie et de cocons, notamment en direction de l’Asie 2525 , à la fois de Chine, mais aussi du Japon. Dès 1860, les premiers cartons de graines de vers à soie Bombyx Mori japonais parviennent en France, par l’intermédiaire du consul général et de la Société Impériale Zoologique d’Acclimatation qui se charge de les répartir entre plusieurs sériciculteurs. Après des débuts en demi-teinte, des flux réguliers de cartons de graines japonaises arrivent en France à partir de 1864 et pendant quelques années, jusqu’à ce que Pasteur réussisse à régénérer les graines européennes 2526 . Les Préfets se chargent dans les départements de proposer les graines japonaises aux éducateurs. Ainsi, celui de l’Isère constitue des listes de sériciculteurs intéressés par les graines orientales vendues à prix coûtant 2527 .

Devant la pandémie, Cuchet , filateur et moulinier à Chatte , décide dans les années 1860 de s’adresser à des graineurs établis en Algérie, qui se chargent de développer des graines de cocons japonais. Ainsi, à partir de 1870, il accepte un marché avec un dénommé Boissier, de Kouba, près d’Alger. Celui-ci lui expédie des graines de vers à soie que Cuchet se charge de placer : ainsi, il s’associe avec un filateur de Romans, Hildebrand, pour l’assister dans le placement des boites de graines auprès des éducateurs ou d’autres intermédiaires pour la saison 1871. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit bien entendu d’assurer l’approvisionnement de leurs propres fabriques en cocons le moment venu. Chaque graine est vendue dans une boite standard de couleur verte, comme les cocons. Deux modèles sont proposés : une demie once de graine ou deux onces, avec comme prix de base seize francs les trente grammes. Chaque dépositaire – colporteurs, aubergistes, épiciers – qui se charge de les placer reçoit une remise de deux francs par boite vendue. De même, Cuchet, pour la saison suivante, sollicite une autre de ses relations, Victor Lambert, de Saint-Antoine , pour en assurer le placement auprès de « quelques personnes en lesquelles [Lambert aurait] une certaine confiance, à la condition que ces personnes s’engageraient à [lui] apporter les cocons » 2528 . Cependant, les graines algériennes ne rencontrent guère le succès escompté auprès des éducateurs locaux ; l’expérience s’arrête en 1875 devant la difficulté qu’éprouvent Cuchet puis son gendre Crozel à les placer, d’autant, qu’en fin de compte, il ne sert ici que d’intermédiaire pour rendre service à son partenaire lyonnais, la maison L. Feroldi & Cie, qui est le véritable destinataire de la soie.

Alors que des départements profondément ruraux comme les Basses-Alpes ou le Var parviennent à reconvertir avec succès leurs activités séricicoles vers le grainage industriel, les éducateurs isérois ratent leur mutation : ils restent fidèles aux anciennes méthodes, dans des éducations de petites dimensions alors que les prix des cocons s’effondrent 2529 . La méthode préconisée par Pasteur tarde à s’imposer 2530 .

Dans l’arrondissement de Saint-Marcellin , surtout dans la vallée de l’Isère, la maladie du ver à soie à partir du milieu du XIXe siècle, suivie par l’arrivée du phylloxera, entraîne une reconversion partielle de l’économie agricole. À la recherche de nouvelles sources de revenus après la disparition des cocons et des vignes, les paysans se lancent dans la production de noix : ils coupent leurs mûriers et leurs pieds de vignes pour les remplacer par des noyers 2531 .

L’ouverture du canal de Suez en 1869 scelle le destin de la sériciculture française en favorisant l’introduction massive des soies asiatiques, chinoises et japonaises, épargnées par la pandémie. Dès 1859, la récolte de cocons dans le département est tombée à deux cent soixante-dix mille kilogrammes contre cinq fois plus avant le développement des épidémies. La production de soie filée chute, elle, à trente-trois mille sept cent cinquante kilogrammes contre cent vingt mille kilogrammes en 1853. Les arrachages de mûriers commencent dès les années 1860, lorsqu’on se rend compte que la production de cocons ne se redresse pas. En 1868, on dénombre soixante mille mûriers en moins 2532 . En 1881, alors que le procédé Pasteur commence à se diffuser largement, les éducateurs isérois ne produisent plus que trois cent quinze mille kilogrammes de cocons, loin derrière leurs confrères du Midi 2533 .

Notes
2520.

FEDERICO (G.), 1994, pp. 59-61.

2521.

ADI, 146M28, Lettre ms du Préfet de l’Isère au Ministre de l’Agriculture le 4 juillet 1865, AN, F10 1737, Lettre ms de Brunet de Lagrange au Ministre de l’Agriculture le 14 juin 1851.

2522.

LEON (P.), 1954a, p. 664.

2523.

ADI, 146M28, Tableau des pertes éprouvées dans le département de l’Isère par suite de la maladie des vers à soie, rédigé par le Préfet le 4 septembre 1865.

2524.

ADI, 146M28, Note imprimée du Préfet de l’Isère le 5 mai 1862, Note imprimée de Bouteille, secrétaire de la Commission du concours, en 1862.

2525.

MA (D.), 1996, HAMAIDE (E.), 1995, HAMAIDE (E.), 1999, ou encore KLEIN (J.-F.), 2002.

2526.

JIN-MIEUNG (L.), 1995, CLAVAIROLLE (F.), 2003, pp. 44-45. À partir de 1865, Pasteur engage des recherches sur les maladies du ver à soie à partir d’un laboratoire établi dans les Cévennes. Il préconise le grainage cellulaire pour lutter contre la pandémie. Des microscopes sont distribués pour procéder au grainage.

2527.

ADI, 146M28, Affiche imprimée signée du Préfet de l’Isère, le 29 décembre 1865.

2528.

APAG, Registre de copies de lettres, Lettres ms de Cuchet & Crozel à Denizot & Boudon à Alger le 14 décembre 1867, à Boissier en Algérie les 9 juin 1870, 16 avril et 19 mai 1871, à la Veuve Revoul de Valréas le 26 octobre 1874, à Victor Lambert de Saint-Antoine le 26 janvier 1872.

2529.

CLAVAIROLLE (F.), 2003, pp. 114-115 et REBOUILLON (A.), 1948, pp. 623-634.

2530.

AGULHON (M.), DESERT (G.) et SPECKLIN (R.), 1992, p. 199.

2531.

MERLE (C.) et RICHAUD (E.), 1994.

2532.

LEON (P.), 1954a, pp. 589 et 664. D’après CAYEZ (P.), 1980, p. 26, le nombre de sériciculteurs français diminue de 44% entre 1868 et 1883.

2533.

RONDOT (A.), 1883, p. 34. L’Isère n’est plus que le septième département producteur de cocons, derrière le Gard, l’Ardèche, la Drôme, le Vaucluse, le Var et les Bouches-du-Rhône.