Sériciculture, filature et marché.

Le travail d’une filature dépend étroitement de la récolte de cocons et des achats effectués en juin et juillet chaque année, alors que les cocons sont encore frais. Avec l’installation des filatures à vapeur, les opérations s’étalent désormais sur plusieurs mois.

Au fur et à mesure que Cuchet , ou son gendre, Crozel, et leurs agents, raflent des cocons sur les divers marchés locaux, les vendeurs les acheminent à leur fabrique où ils sont soigneusement triés par une armée de petites mains qui s’épuisent à séparer les cocons selon leurs variétés, selon leurs qualités. Les cocons qui ne conviennent pas sont alors revendus à d’autres filateurs. L’opération dure quelques jours pendant le mois de juillet et ne représente qu’une infime part de la masse salariale totale de la saison (369 francs seulement). Selon les dates des récoltes, les diverses opérations peuvent être décalées de quelques jours. Entre-temps, les ouvrières commencent à entrer dans les deux fabriques, soit à la filature, soit au moulinage.

La filature ne fonctionne qu’une partie de l’année, selon une durée variable. Elle entre en activité dès le mois de juin, chaque année, sitôt les premiers cocons triés. Plus la récolte en cocons s’avère abondante, plus les fileuses ont de travail et par conséquent, le chef de l’établissement ne ferme la filature qu’à la fin de l’hiver, voire au printemps. Pour pallier toute destruction intempestive des précieux cocons en attendant leur filature, Cuchet prend soin de les assurer auprès de la Compagnie du Phénix. Une partie de la production de la filature est aussitôt transportée dans la seconde fabrique de Cuchet, le moulinage, à quelques mètres plus loin pour y être transformée. Le solde des fils est soigneusement stocké et alimente le moulinage pendant toute l’année.

Le recrutement des ouvrières de la filature correspond à la période majeure de l’agriculture, celle des récoltes, des moissons, des vendanges… Ce sont donc autant de bras qui lui sont soustraits et qui adoptent un autre rythme de travail. Au début de chaque saison à la filature, Cuchet fait l’acquisition de livrets ouvriers pour chacune de ses ouvrières saisonnières. Ainsi, pour la saison 1867-1868, il remplit cent trente-cinq livrets fraîchement achetés, probablement tous destinés à des fileuses saisonnières. Souvent, les ouvrières entrent dans les filatures avec un savoir-faire acquis pendant leur enfance auprès de leurs mères, pendant la saison d’éducation des vers à soie, dans la cuisine familiale 2538 . Grâce à l’utilisation de la vapeur, la période d’activité de la filature s’allonge. Dans le Nord de l’Italie, une filature à vapeur fonctionne plus de deux cents jours par an (neuf mois), contre la moitié pour une vieille filature. Avec huit mois d’activité en 1867-1867, la filature Cuchet atteint quasiment le niveau des filatures les plus productives de la Lombardie 2539 .

Graphique 3-La masse salariale de la filature et du moulinage Cuchet, à Chatte , saison 1867-1868 (en francs).

Source : APAG, Registre de caisse (1865-1872).

Selon toute vraisemblance, les ouvrières de la filature ne quittent pas l’établissement tant que leur tâche n’est pas achevée, tout au moins pendant les longs mois d’automne et d’hiver. Le recrutement obéit à une double logique saisonnière : d’une part, il dépend de l’ouverture de la saison industrielle, avec la mise en marche de la filature après la récolte des cocons au début de l’été, et d’autre part, l’entrée dans la fabrique s’opère également avec l’achèvement des travaux agricoles, à la fin de l’automne. Ainsi, en novembre, « les ouvrières d’hiver » intègrent le moulinage 2540 . Au contraire, au moulinage, le travail s’effectue selon un rythme annuel relativement régulier, comme le montre le tableau ci-dessus. La coupure semble donc réelle avec le monde agricole, puisque l’on ne remarque pas de baisse notable de la masse salariale pendant les mois d’été. Certes, celle-ci est alors légèrement inférieure aux mois d’hiver, mais cela ne semble pas significatif. De même, la baisse constatée en mai 1868 peut s’expliquer par l’achèvement de la saison et l’épuisement des stocks de matière première à mouliner, mais aussi par les nombreux jours chômés avec les fêtes religieuses.

À la fin du mois de mai et pendant la première moitié du mois suivant, se déroule la période cruciale d’achat des cocons éclos en Bas-Dauphiné dans les jours qui précèdent, pour l’ensemble de la saison 2541 . L’activité de la filature et du moulinage pour l’année dépend donc de ces quelques semaines fiévreuses. La maison lombardo-lyonnaise L. Feroldi & Cie procure à son partenaire en Bas-Dauphiné, le filateur Cuchet , d’abondantes liquidités afin qu’il procède aux achats nécessaires, au nom de Feroldi. Ainsi, en 1868, Cuchet ne reçoit pas moins de 200.000 francs de son donneur d’ordres lyonnais pour rafler les meilleurs cocons présentés par les éducateurs du cru et pour emporter la mise devant d’autres acheteurs présents sur les marchés locaux, tel que le filateur Vignal , de Saint-Antoine qui marche pour une autre maison lyonnaise. Si la récolte locale ne suffit pas, la maison lyonnaise intervient sur d’autres marchés, comme l’Algérie en 1872, pour se procurer la matière première nécessaire au fonctionnement des diverses installations industrielles et à ses clients fabricants. Sur place, Cuchet met au point une stratégie de contrôle des principaux marchés de cocons grâce aux plantureux fonds expédiés en groups par son puissant client lyonnais. Mais, lui-même ne participe pas aux opérations pour son compte personnel, il sert uniquement de correspondant, intéressé par le succès de son client à qui il rend service, étant entendu que les cocons achetés au nom de Feroldi seront transformés en fils de soie par Cuchet.

Les paysans de l’arrondissement de Saint-Marcellin apportent leurs cocons à Romans, La Sône , Saint-Marcellin, Chatte , Saint-Laurent, Saint-Antoine , Saint-Jean-en-Royans, c’est-à-dire les principaux bourgs de la contrée, voire même Montélimar pour les plus hardis. Depuis la fin du XVIIIe siècle, Romans apparaît comme un important marché régional des soies, fréquenté par des éducateurs de tout le Sud-est, mais aussi par des acheteurs lyonnais. Dans les dernières années de l’Ancien Régime, les autorités locales y ont même créé des charges d’agents de change et de courtiers pour contrôler les transactions et la croissance des échanges 2542 . Cuchet adresse à ses correspondants présents sur quelques uns de ces marchés des instructions, par courrier ou télégraphe, pour réagir le plus rapidement possible aux offres de prix et acheter, par conséquent, davantage auprès des paysans proposant les prix les plus attractifs. En effet, chaque année, Cuchet prend soin de se constituer un réseau de correspondants solidement établis en ces lieux, connaissant parfaitement les usages de chaque place et aussi les différents vendeurs de cocons, sachant également distinguer les beaux cocons des autres. Pour remporter les meilleurs cocons, en grandes quantités, Cuchet enjoint ses assistants à offrir des étrennes aux vendeurs. Pour se rappeler au bon souvenir des vendeurs potentiels, Cuchet fait distribuer par ses correspondants pas moins de mille deux cents bulletins imprimés, indiquant ses conditions d’achat, les qualités de cocons qui l’intéressent… Chacun de ses intervenants locaux, sitôt l’affaire conclue, doit expédier quotidiennement les cocons achetés à Chatte, chez Cuchet, pour y être soigneusement examinés et triés. Cette opération permet de compléter les indications sur la qualité des premiers cocons achetés et éventuellement de fournir des nouvelles appréciations sur la récolte, sur les vendeurs… Le correspondant de Cuchet à Saint-Antoine, Lambert, doit particulièrement surveiller et épier les faits et gestes du représentant du principal filateur de la ville, Vignal , afin d’ajuster ses propositions de prix : il doit rafler les meilleurs cocons, tout en évitant une concurrence effrénée et stérile avec lui, qui risquerait d’enclencher une flambée des cours. Au contraire, le retrait précoce de Lambert avantagerait Vignal, puisqu’il se retrouverait alors sans concurrence, mettant ainsi à sa merci les paysans, obligés d’accepter ses prix. À côté de ces marchés locaux, les filateurs utilisent une seconde technique pour s’approvisionner en cocons. Ils placent des graines chez des paysans qui se chargent d’en faire l’éducation pendant la saison. Les cocons récoltés reviennent aux filateurs à l’origine de la graine.

Crozel, le gendre et associé de Cuchet , supervise les achats, quand il n’y participe pas lui-même, comme en 1873, lorsqu’il se rend à Montélimar pour y acquérir des cocons. Sur place, il est secondé par Javier Greffe, un sellier de la ville. Par exemple, à Romans, la maison Cuchet & Crozel s’appuie sur un cordier, Frédéric Boit, qui est spécialement mandaté pour effectuer des achats de cocons. Chaque correspondant touche, comme il se doit, une commission. Ainsi, Greffe, sellier de son état, reçoit 365 francs de commission pour avoir guidé Crozel à Montélimar lors de ses achats en juin 1873 de neuf mille deux cents kilogrammes de cocons, soit environ 120 francs par semaine de travail, tout en conservant sa propre échoppe ouverte 2543 . Au total, entre 1860 et 1877, bon an, mal an, Cuchet & Crozel achètent entre huit et trente-trois mille kilogrammes de cocons pour leur client lyonnais, L. Feroldi & Cie, à l’exception de la terrible année 1876, où une gelée tardive en avril a anéanti les feuilles de mûriers. Ce sont donc entre 60 et 200.000 francs qui sont déversés dans les campagnes autour de Saint-Marcellin , chaque année en juin, par la seule maison Cuchet & Crozel 2544 .

Dans le canton de Saint-Jean-de-Bournay , c’est le marchand de soie Desgrand & Cie, propriétaire d’une filature dans le chef-lieu du canton, qui contrôle le marché des cocons. François Desgrand verse chaque année pour deux cent cinquante mille francs de salaires aux ouvrières travaillant dans sa filature et son moulinage de Saint-Jean-de-Bournay, sans compter l’argent qu’il débourse pour acheter des cocons dans les campagnes environnantes 2545 . Parfois, ce sont des courtiers en soie lyonnais qui parcourent les campagnes du Bas-Dauphiné, tel celui de l’importante maison Veuve Guérin & Fils 2546 . En d’autres termes, quel que soit le mode d’achat des cocons, les capitaux proviennent de la capitale de la soie, Lyon.

Notes
2538.

BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 92-93, RINAUDO (Y.), 1987.

2539.

FEDERICO (G.), 1994, p. 383.

2540.

APAG, Registre de caisse (1865-1872) et registre de copies de lettres, Lettre ms de Crozel adressée à Hiltebrand le 20 novembre 1872. Pour la saison 1867-1868, les frais de transport des ouvrières ne sont facturés qu’à deux reprises dans l’année : à la fin du mois de septembre, puis à la fin du mois de février, lorsque Cuchet verse les derniers salaires de la filature.

2541.

Voir FEDERICO (G.), 1994, pp. 227-228.

2542.

LÉON (P.), 1954a, pp. 206-207.

2543.

APAG, Registre de copies de lettres, Lettres ms de Cuchet & Crozel à L. Feroldi & Cie le 13 juin 1868, à Lambert de Saint-Antoine les 11, 12, 13 et 20 juin 1871, à Broit de Romans le 18 juin de la même année, à Greffe de Montélimar le 28 juin 1873.

2544.

APAG, Registre Recette de cocons, 1860-1877.

2545.

ADI, 7S2/130, Pétition ms de François Desgrand adressée au Préfet de l’Isère le 15 novembre 1863.

2546.

VIGIER (P.), 1963a, vol. 1, p. 91-92.