Le schéma traditionnel de la révolution industrielle suppose un large processus de mécanisation. Or, en Bas-Dauphiné, le tissage de toiles et de soieries reste largement manuel jusqu’aux années 1880. De même, la fabrique doit théoriquement concentrer la main d’œuvre. Dès les années 1840 et surtout sous le Second Empire, les fabricants lyonnais et les façonniers installent des métiers aussi bien dans des établissements industriels que chez les paysans. Ce qui surprend le plus, c’est d’ailleurs l’ampleur du tissage à domicile à cette époque : il n’y a jamais eu autant de métiers en chambre. C’est la solution que préfèrent les fabricants de soieries lorsqu’ils choisissent d’intégrer le tissage : ils construisent seulement une dizaine de nouvelles fabriques. En privilégiant cette stratégie, les fabricants lyonnais font le pari de la souplesse et de la rapidité, avec un investissement limité : ils n’ont pas besoin d’attendre la fin de la construction de la fabrique pour faire battre leurs métiers. Commerçants dans l’âme, ils immobilisent peu leurs capitaux ; ils préfèrent voir l’argent circuler, en particulier pour acheter une matière première coûteuse, dont ils ont de plus en plus besoin en grande quantité pour satisfaire une demande croissante.
Les fabricants de soieries construisent donc leur propre efficience 2571 . Pour arriver à cela, ils utilisent des « types d’organisation emboîtés » ou « étroitement imbriqués les uns dans les autres » 2572 . Ainsi, certains intègrent le tissage dans leurs entreprises, d’autres complètent leurs dispositifs industriels en donnant quelques ordres à des façonniers du Bas-Dauphiné. La majorité des fabricants leur confie toute sa production, sans investir dans une organisation industrielle. Cela n’empêche pas les fabricants de soieries de continuer à faire travailler les chefs d’atelier lyonnais. Au sein du tissage, les fabricants et les façonniers utilisent tantôt le tissage concentré en fabrique, tantôt le tissage dispersé à domicile. Dans tous les cas de figure, les fabricants de soieries restent les coordinateurs de l’ensemble. Cela suffit à justifier leur autorité sur toutes les étapes de fabrication de leurs soieries, qu’elles soient intégrées ou non.
Les fabricants de soieries ont contourné les obstacles en faisant le pari de la « ruralisation » du tissage. En terme d’efficacité, ils ne se comportent pas rationnellement. Pour limiter leurs investissements (achat de terrain, construction d’une fabrique, frais de matériel mécanique…), ils opèrent l’essaimage de leurs métiers à tisser manuels et utilisent les services de façonniers. En toute logique, l’installation de leurs métiers à bras et de leurs façonniers dans la proche campagne lyonnaise aurait permis d’atteindre cette efficience. Or, la majorité est installée à plus d’une cinquantaine de kilomètres de Lyon. La volonté de briser l’esprit revendicatif des canuts est la raison la plus couramment avancée, ainsi que la peur née des soulèvements de 1831, 1834 et 1848. C’est sans compter sur les arguments qui plaident en faveur du Bas-Dauphiné.
Les façonniers suivent des stratégies assez proches : ceux de l’arrondissement de La Tour-du-Pin ayant souvent effectué un long séjour dans les ateliers lyonnais avant de revenir au pays, adoptent le tissage manuel à domicile. La tradition du travail en chambre y est solidement ancrée, comme cela a été dit plus haut. Ces façonniers ont appris leur savoir sur l’outillage manuel des canuts. Quelques uns organisent des proto-fabriques, mais tout en conservant le tissage à domicile. Dans le Voironnais, les façonniers, stimulés par l’esprit d’entreprise qui règne dans la cité négociante, s’affranchissent du modèle proto-industriel toilier : ils construisent immédiatement de vastes établissements équipés en métiers mécaniques, dès les années 1850, probablement sous l’influence de Joseph I Guinet. Ils mécanisent la production bien avant les fabricants lyonnais qui concentrent des métiers à bras dans leurs établissements (sauf Montessuy & Chomer à Renage ). La ligne PLM entre Voiron et Lyon étant inaugurée au milieu du Second Empire, ils peuvent rapidement expédier leurs soieries dans les entrepôts lyonnais : c’est la naissance d’une industrie moderne fondée sur la vitesse.
Sans nier l’importance des marchés, les fabricants lyonnais adoptent des stratégies d’organisation multiformes qui ne correspondent pas forcément à l’image que l’on se fait de l’efficacité économique. Le tissage à domicile et le recours à des façonniers entraînent d’importants coûts de transaction, accrus par la distance qui sépare les sites de production des maisons de soieries lyonnaises. Les fabricants sont désormais obligés d’entretenir une correspondance régulière (parfois quotidienne) avec leurs fournisseurs pour mieux les contrôler et les surmonter. Tant que le tissage s’effectue à Lyon, les fabricants se réservent la possibilité de visiter leurs chefs d’atelier pour examiner l’avancement de la production et la qualité des étoffes en cours de fabrication. Avec la « ruralisation » des métiers, la distance n’autorise plus cette surveillance directe. Les fabricants utilisent donc des intermédiaires pour remplir cette tâche – rondiers dans les campagnes, directeurs et façonniers – en qui ils doivent avoir confiance.
D’emblée, les fabricants affirment leur autorité sur l’organisation déconcentrée qu’ils ont créée. Ils maîtrisent la conception et la commercialisation du produit ; ils brassent des millions de francs ; ils bénéficient du soutien des marchands de soie, des banquiers de la place et des chimistes ; ils savent précocement unir leurs forces pour défendre leurs intérêts. En d’autres termes, ils ont pris la tête d’un vaste groupe de pression. Assurant la coordination de la production, ils ne tolèrent pas les contestations des façonniers. Des relations verticales et inégalitaires s’établissent entre eux, mais les façonniers disposent de moyens de pression, surtout en période de forte croissance : ils peuvent plus facilement négocier les tarifs. Les fabricants ont besoin de leurs services et de leurs capitaux.
Ce mode d’organisation déconcentré n’empêche nullement les fabricants de soieries de consolider leurs positions sur les marchés internationaux, devant leurs concurrents étrangers 2573 . La comparaison avec les industriels anglais est de ce point de vue éclatante. Ayant fait le pari d’une mécanisation et d’une concentration usinière précoces, considérées comme plus efficaces économiquement (l’industrie cotonnière le prouve), les industriels anglais font illusion quelques années, avant de décliner dans la seconde moitié du XIXe siècle. Grâce à d’étroites relations interfirmes, conflictuelles mais très encadrées, grâce aux économies externes de la place lyonnaise et aux institutions mises en place, les fabricants de soieries conservent leur avance.
La recherche d’une plus grande efficacité pour répondre aux mutations de la demande aurait dû les pousser, à l’instar des industriels cotonniers, à concentrer la production dans des fabriques, voire la mécaniser pour les étoffes les plus communes (taffetas, satins…), au lieu de recourir massivement au tissage manuel dispersé. Pour contrer la concurrence étrangère, le choix de l’intégration industrielle dans un cadre urbain semblait la meilleure réponse : cela permettait de réduire les délais, de mieux contrôler la production tout en garantissant la qualité des étoffes tissées. Cependant, une telle stratégie a un coût financier important : la construction d’une usine, sans compter l’achat du terrain (au prix plus élevé à Lyon qu’à la campagne), nécessite l’immobilisation de plusieurs centaines de milliers de francs, alors que les fabricants brassent des sommes déjà conséquentes pour traiter leurs affaires, tant pour acheter la soie que pour accorder des facilités de paiement à leurs clients. Cette logique ne correspond pas à l’esprit de la Fabrique et des fabricants, habitués à voir l’argent circuler. Les plus innovants sont des parvenus, des fabricants ayant peu d’attaches avec la « petite fabrique » traditionnelle remontant à l’Ancien Régime. Ils ont su s’affranchir partiellement des cadres mentaux lyonnais.
Par ses caractéristiques, le Bas-Dauphiné offre un modèle d’industrialisation à mi-chemin entre celui de Philadelphie défini par Scranton et celui en vigueur à Lowell, en Nouvelle-Angleterre 2574 . Pour répondre à la croissance de la demande, les fabricants de soieries et les façonniers utilisent aussi bien des grandes fabriques avec une main d’œuvre féminine peu qualifiée, notamment à Voiron et dans les usines-pensionnats, que le tissage à domicile, en particulier dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin . La diversité des structures organisationnelles et productives (tissage intégré et à façon, concentré et dispersé, mécanisé et manuel) assure aux fabricants de soieries une grande souplesse dans la gestion de leurs commandes et de leurs affaires. À moindres coûts, les Lyonnais peuvent répondre à des ordres pressés et variés. En choisissant l’essaimage des métiers à tisser à plusieurs dizaines de kilomètres de leurs bureaux lyonnais, les fabricants de soieries font le choix de la structure de gestion la moins coûteuse, au détriment de l’efficacité 2575 . Souvent présenté comme un régime « industrialiste », le Second Empire constitue pourtant une période de net ralentissement dans l’installation d’établissements concentrés par les fabricants lyonnais, alors qu’il correspond à une phase de formidable croissance de la production et des exportations de soieries.
En comparant le sort de ce Bas-Dauphiné proto-industriel avec celui de son principal concurrent soyeux, le centre de Créfeld , en Allemagne, on constate que la survivance d’un mode de production ancien se retrouve également outre-Rhin. En effet, Peter Kriedte relève lui aussi le maintien – voire l’expansion – de la proto-industrie de la soie quasiment jusqu’à la fin du XIXe siècle. Comme pour la région lyonnaise, le centre rhénan fonctionne sur des maîtres-tisserands produisant à domicile des étoffes de soie, tandis que des marchands-fabricants se chargent de l’approvisionnement en matières premières, de l’organisation de la production et de la commercialisation du produit fini 2576 .
L’industrie cotonnière, pourtant mécanisée et régulièrement modernisée, ne résiste pas à l’introduction du traité de libre-échange de 1860 et à la famine de coton. Malgré les lourds investissements, les tissages et les manufactures d’impression délaissent le coton au profit de la soie. Quant à l’industrie toilière, son déclin se poursuit et son aire d’influence se contracte fortement : les habitants des campagnes n’écoulant plus leurs toiles, se tournent vers le tissage de soieries. Les vieilles familles négociantes qui dirigent Voiron et contrôlent le commerce des toiles depuis près d’un siècle, ne saisissent pas l’étendue de la crise. Repliés sur des positions rétrogrades et conservatrices, les négociants refusent d’investir dans la mécanisation et d’intégrer le tissage. Ils cherchent à défendre la marque des Toiles de Voiron telle qu’elle existait un demi-siècle plus tôt. Ils ne perçoivent pas la mutation des marchés, ni les changements commerciaux, en restant attachés à la clientèle rurale du Midi et des montagnes. La seule initiative est à mettre sur le compte de deux jeunes gens extérieurs à la cité, Villard et Castelbon , qui forment une importante firme intégrée. Comme jadis Perrégaux, les projets de firmes intégrées surgissent pendant les moments de crise : ils apparaissent comme la seule alternative pour sauver une entreprise. Villard et Castelbon obtiennent le soutien d’Alexis II Vial , dont la fortune familiale est plus récente que celle des Denantes ou des Faige-Blanc. Grâce à ces trois hommes d’affaires, le territoire de la nébuleuse toilière change de nature : il se délocalise progressivement dans le Nord de la France, où la mécanisation ne choque pas les esprits. La filature mécanique et le tissage y ont déjà atteint une taille critique.
Selon FLIGSTEIN (N.), 1990, pp. 300-304, cité par LEVESQUE (B.), BOURQUE (G.) et FORGUES (E.), 2001, p. 145.
TERRIER (D.), 1996, pp. 166-167.
Voir l’analyse pertinente de BLOIS (K.), 2001.
SCRANTON (P.), 1983 cité par VERLEY (P.), 1994, p. 42.
Voir les remarques de BLOIS (K.), 2001.
KRIEDTE (P.), 1992.