La concentration.

La crise industrielle des années 1880 n’a fait qu’accentuer la concentration dans l’industrie de la soie, surtout après la disparition des entreprises les plus fragiles. L’effort de concentration engagé dans les années 1880 est très inégal si on le compare aux autres centres textiles français. Dans l’industrie lainière elbeuvienne, par exemple, plus de 17% des entreprises emploient au moins cent ouvriers (deux maisons dépassent le millier d’ouvriers) en 1889 2588 .

L’Isère se démarque des autres départements au service de la Fabrique lyonnaise par sa position dominante. En 1894, l’Isère – en réalité le Bas Dauphiné – concentre la moitié des métiers mécaniques tissant pour les fabricants lyonnais, soit douze mille quatre cent trente-huit métiers. Ce département se caractérise également par la place plus importante occupée par les façonniers, puisqu’ils possèdent les trois quarts des usines (cinquante-trois sur les soixante-treize que compte le département) et les deux tiers de l’outillage mécanisé (huit mille deux cent quarante-trois métiers mécaniques). Par rapport aux autres départements, fabricants et façonniers ont fait le choix de la mécanisation à grande échelle en Isère 2589 . Ces chiffres ne tiennent pas compte de l’équipement manuel encore très important à l’époque. Cinq ans plus tard, en 1899, la mécanisation et la concentration de l’outil industriel en usine s’accélèrent, avec la construction de vingt-trois usines supplémentaires pour le seul département de l’Isère, en plus des soixante-treize qui existent déjà, tandis que désormais, ce sont quatorze mille quatre cent vingt-quatre métiers mécaniques qui tissent la soie, soit deux mille de plus 2590 . Mais cette croissance est surtout le fait des fabricants lyonnais qui installent à eux seuls près de mille quatre cents métiers mécaniques supplémentaires contre environ six cents pour les façonniers. De même, sur les vingt-trois nouvelles usines, douze appartiennent aux fabricants lyonnais. Ces derniers disposent directement de 39% de l’outillage industriel en Isère, contre un tiers cinq ans plus tôt 2591 .

Cet effort de rationalisation est d’abord perceptible dans le tissage manuel, puisqu’en 1862, il y a en moyenne, en Bas-Dauphiné, quatre-vingt-trois métiers à bras par fabrique. Puis, la crise industrielle des années 1880 conduit les patrons de tissages manuels à un nouvel effort de concentration. En 1885, on dénombre environ cent dix-sept métiers manuels par établissement et cent quarante-huit, six ans plus tard. Or le nombre d’établissements de ce type varie peu malgré la crise. Les cinq cents nouveaux métiers à bras qui se montent chaque année dans les fabriques du Bas-Dauphiné pendant cette courte période, sont des métiers qui, auparavant, étaient placés chez des ouvriers en chambre. Pourtant, cette stratégie de concentration d’un matériel vétuste et peu performant montre rapidement ses limites devant les poussées du tissage mécanique. En 1894, le nombre de métiers à bras par établissement s’élève à cent soixante-dix-huit avec la fermeture des fabriques les plus petites et les plus fragiles, car entre 1885 et 1894, le nombre d’établissements de tissage à bras est passé de cent quatre à soixante-treize 2592 . Dès cet instant, le tissage manuel connaît une décrue rapide.

Entre 1885 et 1891, on passe d’une moyenne de cent quinze métiers à tisser par usine à cent cinquante et un métiers. Le cas est particulièrement flagrant pour la ville de La Tour-du-Pin , avec une moyenne de trois cent soixante métiers par usine en 1891, contre cent soixante-six en 1885, car les industriels profitent de la crise pour mécaniser leur outil de production, auparavant partiellement dispersé chez des ouvriers à domicile 2593 .

En 1880, cent quarante-trois fabriques de tissage s’activent au service des fabricants lyonnais dans l’ensemble du Sud-est de la France, contre deux cent neuf en 1894 et quasiment le double (quatre cent onze) vingt ans plus tard. Une fois la « Grande Dépression » passée, les usines de tissage se multiplient en Bas-Dauphiné. Jouanny a reconstitué dans sa thèse l’ancienneté des usines en activité en 1930. Cet indicateur n’est pas parfait pour la période étudiée ici, puisqu’il ne prend pas en compte les usines qui ont disparu antérieurement à cette date. Toutefois, il a le mérite de montrer les créations plus récentes. On peut le considérer comme assez représentatif à partir de la fin du XIXe siècle, car les tissages édifiés à cette époque sont quasiment tous encore en activité en 1930. Entre 1897 et 1913, il se construit au moins soixante-huit tissages de soie en Bas-Dauphiné, certainement tous mécaniques, soit une moyenne de quatre par an. Le tissage Dubois , à La Frette , semble être la dernière usine-pensionnat construite en Bas-Dauphiné, en 1897. Pour la seule année 1900, treize nouvelles usines sont édifiées. Au total, sur les cent quarante-cinq tissages en activité en Bas-Dauphiné en 1914, près de la moitié (46,8%) a vu le jour après 1897. Cette frénésie de tissage se fait surtout au profit d’usines moyennes, inférieures le plus souvent à cent métiers à tisser.

Carte 14-Les usines de tissage de soieries en 1888.
Carte 14-Les usines de tissage de soieries en 1888.

Source : Duprat (Bernard), 1982, p. 24.

Dès la fin du siècle, on assiste, paradoxalement, à un mouvement inverse avec le démantèlement des grands établissements. La taille des usines diminue en Isère, puisqu’en 1899, un tissage appartenant à un façonnier n’occupe plus que cent trente-huit métiers à tisser en moyenne, contre cent cinquante-cinq en 1894, alors qu’un tissage appartenant à un fabricant-usinier comporte près de cent soixante-quatorze métiers en 1899 contre deux cent neuf, cinq ans plus tôt 2594 . Dans les vallées de la Fure et de la Morge, on passe d’une moyenne de cent quatre-vingt-huit métiers à tisser par usine en 1888 à cent cinquante-quatre en 1914. Les cantons restés à l’écart de l’industrialisation, comme par exemple ceux de La Côte-Saint-André ou de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs , dans la plaine de la Bièvre, sont à leur tour colonisés car la concurrence pour l’embauche du personnel y est encore faible. À la veille de la Guerre, dix-sept villages de cette plaine possèdent au moins un tissage mécanique sur leur territoire, désorganisant ainsi le bassin de recrutement de l’usine Girodon , à Saint-Siméon-de-Bressieux qui a eu pendant une vingtaine d’années un quasi-monopole sur l’emploi industriel féminin 2595 . En 1914, le nombre moyen de métiers à tisser par usine est d’environ une centaine, car dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , l’organisation de la production repose toujours sur de petits façonniers. On a donc deux tendances contradictoires en Bas-Dauphiné : d’une part, on assiste à une concentration et à une mécanisation accrues dans le Voironnais, alors que, d’autre part, dans le reste du Bas-Dauphiné, on privilégie les tissages ayant entre vingt et cent métiers à tisser 2596 . Dès le Second Empire, les bases sont en fait posées, puisque les façonniers voironnais possèdent déjà de vastes usines, alors que dans la région de La Tour-du-Pin, la production s’organise autour de petites fabriques et de l’essaimage des métiers à tisser. La concentration est plus avancée en Bas-Dauphiné qu’aux Etats-Unis, puisqu’en 1894, il y a, en moyenne, outre-Atlantique, quatre-vingt-quatorze métiers mécaniques par usine 2597 .

Si l’on s’intéresse au seul arrondissement de Saint-Marcellin , où se trouvent les bourgs industriels de Rives , Renage , Tullins , La Sône par exemple, l’industrie de la soie apparaît déjà en 1882 comme la première activité industrielle : ses quatre mille deux cents ouvriers d’usines représentent 71% de la main d’œuvre usinière de cet arrondissement. La concentration industrielle, surtout pour les tissages, y est plus forte que dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , avec une moyenne de deux cent quarante ouvriers par établissement. Ce chiffre s’explique par la présence de quelques importantes usines-pensionnats, comme Montessuy & Chomer, à Renage, avec près de mille ouvriers, ou Girodon à Saint-Siméon-de-Bressieux , avec près de sept cents ouvriers 2598 .

Tableau 44-Tailles des tissages dans le Voironnais et l’arrondissement de Saint-Marcellin en 1910.
Taille Effectifs
(en valeur absolue et en %)
1 à 5 ouvriers 7 7,3
6 à 20 ouvriers 19 19,8
21 à 100 ouvriers 31 32,3
101 à 500 ouvriers 35 36,4
Plus de 500 ouvriers 4 4,2
Total = 96 99,7

Source : Chambre de Commerce de Grenoble, Bulletin mensuel, séance du 16 octobre 1910, p. 240.

Au début du XXe siècle, la ville industrielle de Voiron conserve sa suprématie régionale en matière de tissage de soieries avec une quinzaine d’usines, malgré les faillites qui ont secoué le secteur pendant la Grande Dépression 2599 . Les quatre tissages qui emploient plus de cinq cents ouvriers en 1910, en Voironnais et dans l’arrondissement de Saint-Marcellin , appartiennent tous à des fabricants de soieries : Permezel à Voiron, Girodon à Saint-Siméon-de-Bressieux , Les Successeurs de G. Montessuy à Renage , et sans doute J.-B. Martin à Voiron. Mais aucun de ces quatre établissements ne rivalise par la taille avec les établissements nordistes, alsaciens ou même Blin & Blin à Elbeuf (mille six cent un ouvriers en 1900) 2600 . À Fourmies, en 1900, les tissages de draps rassemblent en moyenne trois cent trente-sept ouvriers par établissement et ceux de Roubaix deux cent trente-neuf ouvriers (soit environ deux cents métiers à tisser). Les tissages de soieries surpassent nettement, en revanche, l’industrie lainière sedanaise (trente-quatre ouvriers par établissement en moyenne en 1893) 2601 . Les grandes entreprises textiles en Bas-Dauphiné, ayant plus de mille employés 2602 , sont assez rares. Pourtant, en 1910, 40% des entreprises ont plus de cent ouvriers dans leurs ateliers et seulement 26% ont moins de vingt ouvriers.

En 1906, en Isère (essentiellement le Bas-Dauphiné), l’industrie textile occupe mille cinq cent cinquante-huit établissements, tant pour la laine, que la soie, le chanvre et le coton. 81% de ces établissements emploient au maximum cinq salariés. Au contraire, seulement 9,2% des établissements ont plus de cent salariés dans leurs ateliers 2603 . On a donc une industrie textile faiblement concentrée 2604 . Pourtant, la seule industrie de la soie offre un visage quelque peu différent. Alors que pendant plusieurs décennies, elle a reposé sur une faible concentration capitalistique, en 1914, elle présente un autre visage, bien différent de ce que les milieux lyonnais décrivent à cette époque. Sur les cent quarante-cinq tissages de soie recensés en Bas-Dauphiné à cette date, un seul occupe moins de dix métiers à tisser (0,7%) contre cinquante-six établissements (38,6%) qui ont plus de cent métiers à tisser. La majorité des tissages de soie (quatre-vingt-un, soit 56%) ont entre vingt et un et cent métiers à tisser 2605 . On peut objecter que les données statistiques de François Robert et celles de Joseph Jouanny ne reposent pas sur les mêmes bases, puisque ce dernier ne tient pas compte des artisans et tisseurs à domicile. Avant 1914, près de 60% des tissages de soie ont moins de cent métiers à tisser. Au-delà de ce seuil, des coûts supplémentaires surgissent inévitablement avec l’immobilisations des capitaux : l’amortissement est plus difficile à réaliser, il faut chercher davantage de commissions pour assurer du travail à tous les métiers, des difficultés d’embauche de la main d’œuvre surgissent et un bassin de recrutement plus vaste est nécessaire (la construction de dortoirs et de réfectoires est alors presque obligatoire), sans compter l’encadrement et le contrôle du personnel pour une telle organisation. Toutes les grandes usines de tissage intègrent un dortoir et doivent recruter une main d’œuvre au-delà d’un rayon de vingt kilomètres.

Notes
2588.

DAUMAS (J.-C.), 1990.

2589.

Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1894, Grenoble, Imprimerie Rajon & Cie, 1895, p. 96.

2590.

Rapport de Marius Viallet à la Chambre de Commerce de Grenoble en mars 1903, paru dans L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, le 20 juillet 1903. En 1899, la Fabrique lyonnaise utilise vingt-neuf mille six cent vingt-huit métiers mécaniques répartis dans deux cent soixante-cinq usines. Les fabricants possèdent treize mille sept cent quatre-vingt-neuf métiers à tisser mécaniques contre quinze mille huit cent trente-neuf pour les façonniers, tous départements confondus.

2591.

CHABRIERES (A.) et GUINET (J.), 1894, p. 151, Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1894, Grenoble, Imprimerie Rajon & Cie, 1895, p. 96 et Rapport de Marius Viallet à la Chambre de Commerce de Grenoble en mars 1903, paru dans L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, le 20 juillet 1903. En 1894, il y a 472 tissages de soieries aux Etats-Unis, pour environ 44.000 métiers mécaniques (ce dernier chiffre est emprunté à FEDERICO).

2592.

JOUANNY (J.), 1931, p. 52.

2593.

GAUTIER (A.), 1983, pp. 33-34.

2594.

Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1894, Grenoble, Imprimerie Rajon & Cie, 1895, p. 96 et Rapport de Marius Viallet à la Chambre de Commerce de Grenoble en mars 1903, paru dans L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, le 20 juillet 1903.

2595.

CLERGET (P.), 1929, JOUANNY (J.), 1931, p. 75, BERNARD (P.), 1952. Entre 1920 et 1929, il se construit encore deux cent cinq tissages en Bas-Dauphiné.

2596.

JOUANNY (J.), 1931, p. 56.

2597.

CHABRIERES (A.) et GUINET (J.), 1894, p. 151.

2598.

ADI, 162M8, Statistiques et enquête rédigées par le sous-préfet de l’arrondissement de Saint-Marcellin le 24 octobre 1882. Le tissage de soie emploie trois mille trois cent vingt-deux personnes en usine, le moulinage huit cent soixante-deux et la filature soixante-dix, contre mille trente-neuf dans la papeterie. Il semble que cette enquête ne tient pas compte des travailleurs en chambre.

2599.

Annuaire de la Ville de Voiron , 1911, p. 59. Les tissages de soieries sont : Blachot , Carlin (Béridot), Cuaz (Perriot ), Jourdan, Ogier, Les Petits-fils de C.-J. Bonnet , Brunet, Couturier, Gonin, Guillaume & Bouton, Riboud frères, J.B. Martin, Léon Permezel & Cie, Ruby , Vibert. Il existe aussi un établissement de dévidage et de moulinage, Thomas.

2600.

DAUMAS (J.-C.), 1998.

2601.

DAUMAS (J.-C.), 2004, pp. 73, 160, 164, 321.

2602.

Critère proposé par CASSIS (Y.), 1996. Parmi les plus grandes entreprises françaises au début du XXe siècle, le secteur textile est peu représenté. Vers 1914, quarante-quatre entreprises de ce secteur occupent plus de mille personnes en France. En Grande-Bretagne, en 1907, parmi les vingt et une plus grandes entreprises du pays, six appartiennent au secteur textile, dont la première du classement, Fine Cotton Spinners and Doublers Assocation avec trente mille salariés.

2603.

ROBERT (F.), 2000, vol. 2, p. 207.

2604.

Cette faible concentration industrielle n’est pas propre au Sud-est de la France. Au début du XXe siècle, la moitié des tisserands de Laichingen, en Allemagne travaillent dans une fabrique. Voir MEDICK (H.), 1997 [compte rendu par MERLIN (Pierre), Revue d’Histoire du XIX e siècle, 23, 2001].

2605.

JOUANNY (J.), 1931, p. 94.