Du métier à bras au métier mécanique.

La mécanisation du tissage et la consommation d’étoffes mélangées suivent des trajectoires parallèles. Le Bulletin des Soies et des Soieries, en 1877, se fait l’écho du retard lyonnais en matière de mécanisation et tente de l’expliquer et de le justifier :

‘« Le prix élevé des matières premières que notre industrie transforme, la somme considérable de capitaux qu’elles exigent, la part secondaire que prend la main d’œuvre dans la valeur du produit, les conditions de bon marché relatif que le travail des femmes et plus encore l’émigration des métiers à la campagne mettent à la portée de nos chefs d’industrie, enfin la délicatesse des fils qui composent une étoffe de soie, les soins, l’attention assidue qu’elle demande de la part du tisseur, tels sont les principaux obstacles qui ont retardé une transformation de travail… » 2606 . ’

La mécanisation du tissage est largement avancée pour la fabrication des foulards, des tulles 2607 et des crêpes. Pour ces trois genres, il s’agit d’un marché oligopolistique dominé par une poignée de sociétés, fortement intégrées. Un virage décisif, pourtant, s’opère à partir des années 1870, avec la conjonction de plusieurs phénomènes : la nécessité de produire plus rapidement devant les nouvelles exigences des principaux acheteurs, le besoin de réduire le prix des étoffes pour concurrencer l’Allemagne, la Suisse, les Etats-Unis... l’apparition d’un véritable marché du demi luxe avec des étoffes mélangées moins chères, le recours à la teinture en pièces (c’est-à-dire après le tissage). Dès 1877, le nombre total de métiers à bras au service de la Fabrique lyonnaise dans le Sud-est baisse de 43% par rapport à l’année précédente, puis le mouvement marque le pas et la réduction de l’outillage manuel est plus lent 2608 . De ce point de vue, les façonniers du Voironnais ont précocement mécanisé leurs tissages, dès les années 1850. Les fabricants, plus attachés aux méthodes traditionnelles qu’ils connaissent, leur emboîtent le pas.

Au début des années 1880, alors que la crise industrielle ne sévit pas encore, on dénombre environ cent trente-neuf mille métiers à tisser au service de la Fabrique lyonnaise de soieries, dont dix-neuf mille métiers mécaniques, soit environ 14% de l’outillage industriel, contre 35% environ dans l’industrie lainière roubaisienne 2609 . Cela n’empêche pas l’industrie lyonnaise de conserver, à la fin du siècle, sa compétitivité par rapport à ses concurrents. Ainsi, les ouvrières des moulinages américains gagnent des salaires quotidiens près de 3,6 fois supérieurs à ceux de leurs collègues françaises 2610 . De tels écarts salariaux expliquent en partie la lente mécanisation de l’industrie soyeuse française par rapport aux Américains.

Déjà en 1888, une soixantaine d’usines en Bas-Dauphiné utilise des métiers à tisser mécaniques, ce qui en fait alors l’espace le plus mécanisé de la Fabrique 2611 . Léon Permezel , l’un des promoteurs du tissage mécanique, estime en 1883, que soixante-douze métiers mécaniques produisent autant que six cents métiers à bras, soit un rapport de un à huit 2612 . Beauquis, comme Jouanny, évaluent la production d’un métier mécanique à trois ou quatre fois supérieure à celle d’un métier à bras 2613 . Jouanny estime qu’un métier mécanique peut tisser dans les années 1880 de quinze à vingt mètres par jour contre quatre fois moins pour un métier à bras 2614 .

Tableau 45-Nombre de métiers mécaniques au service de la Fabrique lyonnaise en 1881.
Départements Arrondissements Tissages mécaniques Nombre de métiers mécaniques Nombre de métiers par tissage Part de métiers mécaniques sur le total (en%)
Ain   5 378 75 2
Ardèche   10 773 77 4,1
Drôme   7 706 100 3,7
Isère dont : 62 11.336 182 60,2
  Grenoble 2615 21 4.426 210 23,5
  La Tour-du-Pin 26 3.518 135 18,7
  Saint-Marcellin 13 3.092 237 16,4
  Vienne 2 300 150 1,6
Loire   24 2.421 100 12,9
Rhône   22 1.604 72 8,5
Saône-et-Loire   3 116 38 0,6
Savoie   8 1.046 130 5,5
Haute-Savoie   2 448 224 2,4
Total =   143 18.828 131 99,9

Source : Compte rendu des travaux de la Chambre de Commerce de Lyon , année 1877, Lyon , Imprimerie du Salut public, 1878, p. 72.

À partir de 1885, le tissage à domicile entame son déclin tandis que le tissage mécanique est promu au rang de solution d’avenir pour les tissages du Bas-Dauphiné. Le mouvement s’accélère à partir de 1900, le tissage manuel devenant marginal à la veille de la Guerre 2616 . Le retard dans la mécanisation n’est en fait que très relatif pour la soie si on compare la situation lyonnaise aux tissages de coton, de laine ou même de soie installés à Roubaix, le « Manchester français », en 1884. Cette année-là, plus de la moitié des établissements de cette cité industrielle du Nord est encore équipée en métiers à bras 2617 . Cependant, il ne s’agit pas de surestimer la rapidité de cette mécanisation, puisque, même en Isère, pourtant à la pointe en la matière, en 1888, le nombre de métiers à bras demeure supérieur à celui des métiers mécaniques : en Bas-Dauphiné, il existe alors six mille quatre cents métiers mécaniques environ, répartis dans soixante usines, contre encore plus de quatorze mille métiers à bras en bois 2618 . Huit cantons seulement regroupent alors 81% de ces métiers mécaniques en Bas-Dauphiné. En 1900, le seuil des quinze mille métiers mécaniques est franchi dans cette dernière contrée, contre encore de sept à douze mille métiers à bras 2619 .

Le tissage à domicile se maintient dans les cantons ruraux et éloignés : La Tour-du-Pin , Virieu, Saint-Geoire , Pont-de-Beauvoisin , Morestel . En 1897, les frères Anselme , qui exploitent une fabrique à La Tour-du-Pin, depuis une vingtaine d’années, utilisent soixante métiers mécaniques (65.000 francs) dans leur fabrique et des métiers à bras (2.000 francs) 2620 . Jouanny pense que la survivance de ce mode de production s’explique par « la difficulté de trouver un moteur » 2621 . Or, c’est justement dans ces cantons que les élites rurales traditionnelles conservent le plus de prestige et d’influence : dans le canton de Virieu, l’aura et l’influence de la famille de Virieu n’ont jamais disparu. Dans celui de Morestel, ce sont les Quinsonnas qui dominent avec quelques autres nobliaux de province, à l’influence plus locale. Ailleurs, on retrouve encore les Corbeau de Vaulserre ou les Pasquier de Franclieu. De même, l’ancienneté du travail à domicile, plus que centenaire avec le tissage des toiles de chanvre au XVIIIe siècle, illustre le maintien d’un esprit traditionnel dans ces cantons. Selon Ardouin-Dumazet,

‘« chaque soir, des fourgons, conduits par des chevaux vigoureux, et de plus en plus, des fourgons automobiles, vont répartir le travail. Ils sillonnent toutes ces campagnes que chemins de fer et tramways parcourent » 2622 . ’

Au contraire, les métiers mécaniques sont plus nombreux dans les cantons les moins ruraux et les moins reculés. On retrouve cette même ligne de rupture à propos du nombre moyen de métiers mécaniques par établissement. Parfois, la présence d’une importante usine-pensionnat, comme Girodon à Saint-Siméon-de-Bressieux ou Montessuy & Chomer à Renage, suffit à modifier les statistiques. Ces deux établissements occupent au moins la moitié, voire davantage pour Girodon, des métiers mécaniques de leurs cantons respectifs. Sans ces deux usines-pensionnats, les cantons de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs et de Rives auraient un nombre moyen de métiers par établissement nettement inférieur à cent.

Tableau 46–Répartition des tissages mécaniques de soieries, par canton, en 1900.
Canton Nombre de communes ayant un tissage mécanique Nombre d’usines Nombre de métiers mécaniques Nombre moyen de métiers mécaniques par usine Exemples de tissages mécaniques
Arrondissement de La Tour-du-Pin  :  
Le Grand-Lemps 6 6 860 143 Algoud frères, Couturier
La Tour-du-Pin 4 7 765 109 Atuyer, Bianchini & Férier, Dissard
Virieu 3 5 710 142 L. Diederichs & Favot
Pont-de-Beauvoisin 6 9 950 105 Vittoz, Rabatel, Donat, A. Giraud & Cie
Morestel 4 5 410 82  
Crémieu 1 1 50 50  
Saint-Geoire 3 6 910 151 Michal-Ladichère, Mignot, Veyre
Bourgoin 5 8 2100 262 Lafute & Diederichs, Heil & Genin
Arrondissement de Saint-Marcellin  :  
Saint-Marcellin 1 1 100 100  
Rives 4 7 1.940 277 Montessuy & Chomer, Combe
Vinay 1 1 160 160 Moyroud
Tullins 1 2 270 135 Barlet, Baratin
St-Etienne-de-Saint-Geoirs 3 4 1.130 282 A. Girodon & Cie
Arrondissement de Grenoble :  
Voiron 4 14 2.920 208 J.-B. Martin, L. Permezel & Cie, Ruby & Cie
Total Bas-Dauphiné 46 76 13.275 174  
Total Isère 57 87 15315 176  
Part du Bas-Dauphiné
(en %)
80 87 86    

Source : Bulletin des Soies et des Soieries, n°1215, le 18 août 1900.

À Corbelin , on constate qu’en 1901, la main d’œuvre au service du textile se répartit de façon équilibrée entre le travail concentré en fabrique (mécanisé ou non) avec trois cent quatre-vingt-seize individus, et le travail à domicile avec trois cent quatre-vingt-neuf individus. Si l’on examine les taxinomies professionnelles avec une plus grande précision, il ressort même qu’il y a davantage de tisseurs à domicile (trois cent vingt-deux) qu’en fabrique (cent quatre-vingt-quatorze). À côtés des tisseurs et des tisseuses, on relève à l’intérieur des usines, une grande variété de métiers qui n’apparaissent plus ou pas dans le travail en chambre, tels que les employés, les ourdisseuses, les mécaniciens, les menuisiers, les canetiers, les cuisinières, les monteurs de métiers… La seconde activité encore largement pratiquée à domicile en dehors du tissage, est le dévidage, avec soixante-treize dévideuses en chambre contre cinquante-sept en usines. La survivance du travail à domicile est d’autant plus forte que l’on s’éloigne du centre du village où se concentrent les principales usines, celle de Donat et celle de Rabatel, désormais exploitée par la maison lyonnaise Wies , Vallet & Lacroix. L’éloignement géographique semble justifier alors le maintien du tissage à domicile. Dans le centre du village, sur les sept cent quatre-vingt-quatorze habitants, deux cent cinquante-neuf, soit plus du tiers de la population, sont directement au service du textile (dont seulement quarante-deux exercent leur activité chez eux). Cette position centrale se retrouve également pour la domiciliation des neufs entrepreneurs du textile de la commune, propriétaires d’une fabrique, tous résidents dans cette partie du village. Au contraire, dans les hameaux qui composent la commune, on dénombre trois cent quarante-trois travailleurs en chambre pour cent trente et un qui rejoignent quotidiennement une fabrique 2623 . Même l’une des maisons les plus actives à Lyon , comme Atuyer, Bianchini & Férier , conserve quelques métiers épars. Ce n’est qu’en 1909-1910 que le montant des façons payées à des ouvriers à domicile diminue fortement 2624 .

Les plus fortunés et les plus audacieux, et surtout les plus jeunes patrons, adoptent le métier mécanique. Au contraire, ceux qui ont fondé leur affaire sous le Second Empire, ne parviennent pas ou rarement à se mécaniser. Lorsqu’ils prennent leur retraite, ils ferment en même temps leur fabrique. Sitôt installés à Boussieu , les Suisses de la maison Schwarzenbach , sous l’impulsion d’Alfred Mahler , engagent la restructuration de leur nouvelle filiale : en moins d’une année, le matériel de l’usine, c’est-à-dire cent cinquante et un métiers à bras en bois, est augmenté et modernisé par l’installation de quatre cent dix-huit métiers mécaniques, tandis que l’effectif des métiers manuels est porté jusqu’à huit cent vingt en 1902. À partir de cette date, la direction de l’établissement décide de démonter progressivement les vieux métiers en bois, tant et si bien qu’il n’en reste plus que deux cent quatre-vingt-deux à la veille de la Grande Guerre, au profit de métiers mécaniques plus rapides et plus performants. Au total, Mahler et son équipe parviennent à rationaliser leur outil industriel, en augmentant considérablement la productivité, puisque dans le même temps les effectifs diminuent fortement, passant de deux mille deux cents personnes salariées en 1897 à mille cinq cents en 1912. Dès 1894, le bras droit de Mahler, W. Wiessmann, également un Suisse, chargé de la direction commerciale de la filiale française, installe ses bureaux à Lyon . Un moulinage et un second tissage sont construits à La Tour-du-Pin pour répondre à l’expansion de l’activité. En 1900, la succursale de La Tour-du-Pin emploie déjà trois cent soixante-dix ouvrières. En une vingtaine d’années, les dirigeants suisses sont parvenus à multiplier par près de trois le chiffre d’affaires de leur filiale française. En 1912, les Schwarzenbach font travailler environ mille quarante métiers dans leurs usines françaises 2625 .

Tableau 47-Principaux tissages mécaniques de soieries en Bas-Dauphiné, vers 1895.
Nom Lieu Nombre de métiers
Energie
eau vapeur
Genre de tissus
Mézin Grand-Lemps 60 x   Uni écru
Donat Corbelin 82   x ?
Bourgeat Nivolas 90 x   Uni grège
Bargillat La Tour-du-Pin 100   x Façonné cuit
Faidides Nivolas 100 x x Satin grège
Mignot Saint-Bueil 100 x   Uni écru
Léonce Gillet Apprieu 120   x Armure en cuit
Baratin Tullins 143 x x Uni et armure grège et cuit
Combe Renage 150 x   Satin grège et cuit
Claude Ogier Voiron 152   x Uni et armure en écru
Etienne Jourdan Voiron 160 x x Grège cuit et velours
Vve Moyroud Vinay 160 x x Satin cuit coton et satin grège
Monin Voiron 163   x Uni et façonné tramé cuit
Bruny Saint-Blaise 180 x x Satin grège et cuit
Couturier frères Bévenais 180 x x Satin grège et cuit
Rochas vienne 180   x Uni écru et cuit
Brun Coublevie 250 x x Satin grège et cuit
Alphonse Couturier Charavines 290 x x Satin grège et cuit
Séraphin Martin Moirans 330 x x Uni et façonné en écru
Tissage mécanique de Moirans Moirans 450 x x Uni et façonné en écru et cuit
Michal-Ladichère (3 usines) Saint-Geoire 496 x x Crêpe de Chine, satin rayé, ruban, satin doublure
Léon Permezel& Cie Voiron 500 x x Uni écru
Girodon& Cie Saint-Siméon 700   x ?
Tissages et Ateliers Diederichs (deux usines) Bourgoin, Jallieu 716 x x Armure et façonné cuit et écru, uni écru
Total du Bas-Dauphiné
  5.931 Total des métiers mécaniques membre du Syndicat : 9.803
(Bas-Dauphiné = 60% des métiers à tisser inscrits au Syndicat)

Source : Syndicat du Tissage mécanique des Soieries.

On assiste donc à l’apparition de vastes usines. Des fabricants lyonnais comme Montessuy & Chomer à Renage ou Girodon à Saint-Siméon-de-Bressieux , avaient déjà entamé le mouvement de concentration avant 1880. Du côté des façonniers, Diederichs, à Jallieu , Michal-Ladichère à Saint-Geoire ou encore les Poncet et autres Pochoy à Voiron les avaient imités ou précédés. En 1907, le tissage de Casimir Martin , le fils de Séraphin, à Moirans , compte plus de sept cents métiers à tisser 2626 .

Cependant, cette mécanisation n’est pas un processus aussi linéaire qu’il y paraît. Il n’y a pas un simple remplacement du métier à bras en bois par un métier mécanique. En 1891, à Voiron , on dénombre huit tissages en activité, comportant environ mille trois cent soixante-quinze métiers mécaniques montés. Or, six ans plus tôt, ce centre industriel disposait de treize usines et de mille neuf cents métiers mécaniques 2627 .

À la fin du XIXe siècle, en 1896, la région voironnaise et l’arrondissement de Saint-Marcellin rassemblent six mille six cent douze métiers mécaniques, soit plus du double qu’une trentaine d’années auparavant, pour un nombre d’usines sensiblement équivalent (trente-quatre en 1896 contre trente en 1867). La région voironnaise (Moirans y compris) représente alors un quart du matériel mécanisé total de la Fabrique lyonnaise, réparti dans une dizaine de départements. En une trentaine d’années, la concentration de l’outillage industriel a fortement augmenté avec désormais une moyenne de cent quatre-vingt-quatorze métiers à tisser par établissement dans ces contrées, contre cent huit en 1867. Désormais, plus de neuf mille ouvriers y travaillent, soit une masse salariale de cinq millions de francs au moins distribuée dans les campagnes, sans compter le tissage manuel en voie de complète disparition 2628 . Vers 1910, il n’y a plus que deux mille métiers à bras encore recensés dans le Voironnais, fonctionnant de façon irrégulière, contre neuf fois plus une trentaine d’années auparavant. Avec les six mille cinq cents métiers mécaniques de la contrée, la production dépasse les cent trente mille mètres quotidiens, soit une moyenne de vingt mètres par métier 2629 .

Pour l’ensemble de la Fabrique lyonnaise de soieries, entre 1900 et 1914, ce sont pas moins de dix mille nouveaux métiers à tisser mécaniques qui sont installés, tandis qu’en même temps trente-neuf mille métiers à bras sont définitivement réformés et démontés. Le petit atelier familial cède désormais la place à l’usine qui devient le modèle industriel dominant. En 1903, les tissages isérois abritent près de dix-sept mille métiers mécaniques. Au total, l’industrie des soieries emploie dans ses seules usines, bon an, mal an, entre trente-cinq et trente-huit mille personnes, en majorité pour le tissage, mais aussi sur les dévidoirs, les ourdissoirs… À cela, il faut ajouter encore quelques milliers de métiers à bras dispersés à la campagne 2630 . En 1914, on dénombre en Isère dix-sept mille neuf cent trente-cinq métiers mécaniques pour seulement deux mille six cent vingt-huit métiers à bras (dont deux mille trois cent soixante-quinze à domicile) : le département – en fait le Bas-Dauphiné – fait figure de cheville ouvrière de la Fabrique lyonnaise. Par son outillage industriel largement mécanisé, l’Isère surpasse largement les départements de la Loire et du Rhône. Au total, ce sont désormais soixante et un mille sept cent quatre-vingt-quinze métiers qui tissent pour la Fabrique lyonnaise dans le Sud-est 2631 . Alors qu’en 1880, 61% des métiers à tisser mécaniques au service de la Fabrique lyonnaise (onze mille trois cent trente-six sur 18.828) se trouvaient en Isère, cette part n’est plus que de 45% en 1914 (dix-huit mille sept cent quarante-sept métiers sur quarante mille sept cent soixante-six), car les autres départements rattrapent leur retard 2632 .

La mécanisation entraîne le développement des machines à vapeur dans les tissages : les métiers mécaniques sont gourmands en énergie, mais ils ont besoin aussi d’un fonctionnement régulier pour satisfaire aux exigences de la production de masse. Les étiages des rivières pendant la saison estivale poussent les usiniers à s’affranchir alors de l’énergie hydraulique.

Tous les fabricants lyonnais ne font pas le pari définitif du tout mécanique. Ainsi, la maison P. Guéneau & Cie , créée par Charles Guéneau, puis reprise par son fils Paul à la fin du XIXe siècle, conserve une structure duale probablement jusqu’à la veille de la Grande Guerre. Paul Guéneau , assisté de deux associés, n’a besoin que d’un modeste capital social pour son affaire, seulement 300.000 francs en 1903. Depuis ses bureaux lyonnais de la rue du Griffon et de la rue Romarin, toute proche, il dirige ses tissages de Chauffailles (deux établissements) et de Châbons , en Bas-Dauphiné. Mais autour de ses trois usines, il continue à placer des métiers manuels à domicile 2633 . De même, la maison Lamy & Gautier n’adopte le métier mécanique qu’en 1920, recourant jusque là aux traditionnels ateliers de canuts de La Croix-Rousse. En 1882, la maison décide d’intégrer un atelier de tissage composé de trente-trois métiers à bras. Cet immobilisme s’explique par le créneau choisie par la direction de l’affaire : la maison se spécialise dans les soieries et les velours traditionnels de grand luxe, et non pas dans la nouveauté ou les étoffes mélangées 2634 . La maison Tresca frères, fondée dans la première moitié du XIXe siècle par Joseph Bellon , conserve des centaines de métiers à bras en activité au début du XXe siècle, alors qu’elle vend une grande partie de sa production sur les marchés anglo-saxons très concurrentiels. Déjà, en 1903, Pierre et Joseph Tresca se sont résolus à solliciter cinq commanditaires, dont Riboud, l’un des patrons de la Société Lyonnaise, pour fournir deux millions et demi de francs de capital. Cela ne suffit pas, ni d’ailleurs le protectionnisme que défendent les patrons de la société, pour la sauver. En 1906, après de lourdes pertes, ils doivent liquider leur affaire pour ne pas avoir su anticiper les mutations du marché. La maison Mouly & Schulz , un de leurs confrères, reprend leur stock, le tissage de Vizille et garde à son service Joseph Tresca 2635 .

L’installation d’une usine mécanisée doit offrir en contrepartie des avantages considérables à son propriétaire et à son exploitant. Le principal atout concerne la vitesse et la quantité de travail fournies par la nouvelle installation. En revanche, d’un point de vue des coûts de production, le bilan n’est pas aussi positif.

Grâce à la mécanisation de ses tissages de soieries, la Fabrique lyonnaise parvient à conserver ses parts de marché à l’exportation à la veille de la Grande Guerre, malgré les velléités de ses rivales allemandes, suisses ou italiennes. En 1913, les soieries françaises représentent 40% des exportations mondiales de soieries, soit le niveau atteint en 1885, alors que les parts des soieries allemandes et helvétiques dans les exportations mondiales reculent entre 1885 et 1913, passant respectivement de 33 à 18,2% et de 18,8 à 15,9% 2636 . Si l’on examine la mécanisation de la Fabrique de Créfeld 2637 , l’un des principaux concurrents de Lyon , on constate que Lyon dispose d’une solide avance sur elle : en 1882, il y a à Créfeld trente-cinq mille six cent neuf métiers à tisser dont huit cent trente et un (2,3%) sont des métiers mécaniques. En 1896, alors que la « Grande Dépression » touche à sa fin, on y dénombre dix-huit mille cinq cent trente-cinq métiers dont sept mille trois cent quatre-vingt-sept mécaniques (40%). Le tissage mécanique n’a pas encore dépassé le tissage à bras, bien que l’équipement du premier ait été multiplié par neuf. À Côme, en Italie, on dénombre sept mille cinq cents métiers à tisser manuels en 1885, soit le chiffre le plus élevé jamais recensé, contre dix fois moins de métiers mécaniques 2638 . À Zurich , les fabricants de soieries utilisent deux mille six cent cinquante métiers mécaniques en 1880 pour vingt-cinq mille métiers à bras 2639 . Dans les velours et les soieries bon marché, la fabrique zurichoise offre une concurrence non négligeable aux Lyonnais 2640 .

Le principal effort porte en réalité sur le passage du métier manuel au métier mécanique, entamé dès les années 1860-1870. En 1906, on dénombre encore trois mille cent quatorze personnes qui tissent la soie à domicile sur des métiers manuels, dont trois quarts de femmes, alors que vingt mille sept cent vingt-huit autres individus travaillent la belle étoffe en usine le plus souvent sur des métiers mécaniques 2641 .

Notes
2606.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°33, du 17 novembre 1877.

2607.

En 1877, la maison Dognin-Isaac, le principal fabricant de tulles à Lyon , dispose depuis 1860 d’un tissage mécanique à La Croix-Rousse, ainsi qu’une usine d’apprêt dans la rue de Constantine. Elle possède cent métiers mécaniques, tant pour le tulle que pour la fabrication de dentelles. Au total, elle réalise un chiffre d’affaires évalué entre trois et cinq millions de francs. Dans ses différentes usines, elle emploie, à Calais ou à Lyon, quatre cents ouvriers. Mais, elle continue à recourir largement au travail à domicile : pour le tulle, ce sont près de trois mille ouvrières à domicile pour la broderie qui sont à son service contre plus de cinq mille pour la broderie.

2608.

CAYEZ (P.), 1980, p. 58.

2609.

PERMEZEL (L.), 1883, p. 47 et JOUANNY (J.), 1931, p. 61. À Elbeuf, en 1870, les métiers mécaniques composent seulement 5,3% du matériel utilisé selon DAUMAS (J.-C.), 2004, pp. 100, 294.

2610.

CHABRIERES (A.) et GUINET (J.), 1894, p. 89.

2611.

JOUANNY (J.), 1931, p. 55. Selon DAUMAS (J.-C.), 2004, p. 72, la mécanisation de l’industrie lainière à Sedan s’accélère surtout à la fin des années 1880 et pendant les années 1890, soit une chronologie finalement assez proche de celle de la Fabrique lyonnaise de soieries.

2612.

ROJON (J.), 1996a, p. 44.

2613.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 218.

2614.

JOUANNY (J), 1931, p. 59.

2615.

Il s’agit essentiellement du canton de Voiron , rattaché à l’arrondissement de Grenoble.

2616.

SCEAU (R.), 1995, p. 158.

2617.

PETILLON (C.), 2006, p. 51.

2618.

MARCHAND (O.) et THELOT (C.), 1997, pp. 28 et 34, reprenant les travaux d’Ariès, affirment que le tissage à domicile disparaît vers 1860. Dans le Sud-est, il conserve une vigueur particulière au moins jusqu’à la fin des années 1870.

2619.

LEQUIN (Y.), 1977, p. 85 et JOUANNY (J.), 1931, pp. 59-61.

2620.

ADI, 9U2403, Justice de Paix de La Tour-du-Pin , Acte de société devant Me Garnier-Dupré, à La Verpillière le 21 octobre 1897.

2621.

JOUANNY (J.), 1931, p. 63.

2622.

ARDOUIN-DUMAZET, La petite industrie rurale en France, Paris , Librairie Victor Lecoffre, 1912, p. 91.

2623.

ADI, Listes nominatives de recensement de population de Corbelin en 1901.

2624.

VERNUS (P.), 2006a, p. 64.

2625.

ADI, 166M5, Rapport ms de grève de mai 1900, SCHWARZENBACH (R.), 1917, pp. 149-150.

2626.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1907.

2627.

GAUTIER (A.), 1983, p. 34.

2628.

Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1894, Grenoble, Imprimerie Rajon & Cie, 1895, p. 96.

2629.

Chambre de Commerce de Grenoble, Bulletin mensuel, séance du 16 octobre 1910, p. 240.

2630.

Rapport de Marius Viallet à la Chambre de Commerce de Grenoble en mars 1903, paru dans L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, le 20 juillet 1903.

2631.

BOURGEON (M.L.), 1938. En 1914, la Loire et le Rhône possèdent respectivement huit mille cinq cent trente-trois et cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf métiers mécaniques.

2632.

CLERGET (P.), 1929.

2633.

ADI, 9U799, Justice de paix du Grand-Lemps , Acte de société sous seing privé du 2 juillet 1903.

2634.

CHARPIGNY (F.), 1982.

2635.

ISAAC (A.), 2002, p. 45.

2636.

FEDERICO (G.), 1994, p. 470.

2637.

KRIEDTE (P.), 1992.

2638.

Bulletin des Soies et Soieries, n°1064 du 25 septembre 1897 et DEWERPE (A.), 1985, p. 32.

2639.

Compte rendu des travaux de la Chambre de Commerce de Lyon , année 1877, Lyon, Imprimerie du Salut public, 1878, p. 74.

2640.

SCHINDLER-OTT (M.), 1957.

2641.

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