Au début du XXe siècle, la filature de soie en France n’en finit pas d’agoniser. Les cent soixante-douze filatures françaises, en majorité situées dans une vaste région sud-est, n’ont pas les moyens de rivaliser avec leurs concurrentes italiennes, plus nombreuses (neuf cents) et à leur productivité deux fois plus forte 2656 .
En 1896, on ne dénombre plus que trente-quatre filatures de soie dans le département, pour deux cent quatre-vingt-dix-huit en Ardèche et cent dix-neuf dans la Drôme. Dans ces deux départements, la moyenne est d’environ quarante-quatre ouvrières par établissement contre seulement trente et un en Isère 2657 .
Chez Crozel, à Chatte , non loin de là, l’heure du déclin industriel a sonné, entraînant avec lui le déclassement social de la famille. À l’automne 1885, après plusieurs années d’atermoiement, Marc Crozel se décide enfin à acheter la seconde fabrique qu’il exploite, à Romain de Prandière, avec le secret espoir de la reconvertir en tissage. Au début de l’année 1889, son projet de reconversion semble prendre forme : il sollicite un constructeur voironnais qui se charge de lui procurer une cinquantaine de métiers à tisser d’occasion. Mais l’affaire échoue, Crozel ayant trop tardé à répondre, le constructeur s’est déjà séparé des métiers. Son éventuel associé, un dénommé Charras, ne souhaite pas immobiliser des capitaux considérables, or l’achat d’un matériel neuf exigerait plus de 40.000 francs. Finalement, l’affaire n’a pas lieu. En 1896, il donne son entreprise à son fils François-Fleury à l’occasion de son mariage, mais la valeur de l’établissement n’excède pas 24.000 francs. Ce dernier épouse une jeune fille originaire d’un village voisin dont la dot est estimée à 21.900 francs. Quelques années plus tôt, le fils Crozel aurait pu probablement trouver un meilleur parti 2658 . Ne contrôlant plus les marchés locaux d’approvisionnement en soie, filateurs et mouliniers se trouvent dépossédés de leur pouvoir au profit des marchands de soie et des fabricants lyonnais qui leurs fournissent désormais, selon leur bon vouloir, la matière première dont ils ont besoin.
En 1894, il ne reste plus qu’une quinzaine de moulinages de soie en Bas-Dauphiné, tous situés dans l’arrondissement de Saint-Marcellin . Le plus important, celui de Pont-en-Royans , appartient à la puissante maison lyonnaise Tresca frères, et il ne fournit du travail qu’à soixante-quinze personnes. Tous les autres occupent entre sept et vingt-deux ouvrières. Avec un effectif moyen de dix-sept ouvriers par établissement, le moulinage isérois et ses deux cent quarante-quatre ouvrières n’ont pas la taille critique pour rivaliser avec leurs concurrents du Vivarais. Même des entreprises anciennes et jadis puissantes, tels que Crozel à Chatte (dix ouvrières), Vignal à Saint-Antoine (seize ouvrières) ou de Nolly à Saint-Geoirs (anciennement Joly, vingt-deux ouvrières), font pâle figure. Deux entreprises de moulinage de soie tentent d’organiser la résistance en exploitant plusieurs fabriques : Bouvarel dispose d’un moulinage à Saint-Antoine et à Chatte, tandis que la maison Laurent, présente également dans ce dernier village, exploite des moulinages à La Sône et à Saint-Just, mais l’effectif total de chacune de ses deux sociétés avoisine la trentaine de personnes seulement 2659 . En 1910, il n’y a plus que vingt-cinq à trente mille fuseaux de torsion en activité autour de Saint-Marcellin, soit environ 2,5% des fuseaux français 2660 .
L’effort de modernisation en Bas-Dauphiné a donc surtout porté sur le tissage au détriment de la filature et du moulinage. Le tissage de soieries a achevé, en 1914, sa mécanisation et sa modernisation, et a permis à la Fabrique de maintenir ses positions sur les marchés internationaux devant les poussées allemandes et américaines.
FEDERICO (G.), 1994, p. 14. Vers 1910-1912, chaque filature italienne produit en moyenne sept tonnes, contre moins de quatre pour une filature française, alors que le nombre moyen de bassines par établissement est quasiment le même (soixante-sept contre soixante-huit).
ARDOUIN-DUMAZET , 1912, p. 66.
ADI, 3E29655, Contrat de mariage devant Me Jarsaillon, à Vinay , le 6 avril 1896 et APAG, Lettre ms de Charras adressée à Crozel le 9 janvier 1889.
ADR, 10M446, Statistiques ms de l’inspection du travail dans l’industrie en Isère, en octobre 1894.
Chambre de Commerce de Grenoble, Bulletin mensuel, séance du 16 octobre 1910, p. 239 et BEAUQUIS (A.), 1910, p. 150. En 1910, on dénombre cinq cent quatre-vingt-dix moulinages en France et un million cent dix-huit mille fuseaux.