La stratégie différenciée de l’impression sur étoffes.

Malgré la mécanisation de la production du tissage, il est encore difficile de parler de réelle standardisation des soieries, si l’on se réfère aux étoffes imprimées. Les fabricants lyonnais reçoivent encore de leurs clients des petites séries. L’une des raisons de la persistance de l’impression à la planche de bois jusqu’au XXe siècle, dans la région lyonnaise, tient à ce que les dessins imprimés ne le sont qu’en faibles quantités. Les fabricants lyonnais choisissent volontiers une stratégie privilégiant la qualité, la satisfaction des désirs de leurs clients en leur offrant une grande variété de produits, même s’il ne s’agit que d’une diversité apparente. Cela leur permet de se distinguer de leurs concurrents allemands, suisses ou anglais qui font le pari de la grande série 2661 .

Après l’effort de modernisation et de mécanisation engagé dans les années 1860 et 1870 par Henry Brunet-Lecomte , son fils et successeur Michel préfère gérer son héritage au mieux, sans se lancer dans de grandes transformations. Au contraire, on assiste même à la remise en cause du processus de mécanisation avec le démontage progressif des perrotines et des machines à imprimer au rouleau au profit de la technique traditionnelle de l’impression manuelle à la planche de bois, communément appelée également impression à la lyonnaise au cadre plat 2662 . Alors que dans les années 1870 Henry Brunet-Lecomte avait manifesté son intention de se lancer dans la « grande cavalerie », c’est-à-dire la production en séries plus importantes d’étoffes moins luxueuses, son fils a donc changé de stratégie pour adopter une stratégie tournée vers la haute nouveauté, sans doute pour mieux se différencier de la concurrence. Alors que ses concurrents se lancent dans la mécanisation à outrance pour imprimer des étoffes dites de demi luxe, Michel Brunet-Lecomte choisit le créneau de la qualité et de l’artisanat, avec comme principal client la maison Atuyer, Bianchini & Férier au début du XXe siècle, elle-même spécialisée dans les Nouveautés 2663 .

Pour imprimer des étoffes à la qualité impeccable, il impose une meilleure sélection des produits utilisés (colorants, fixants…) : jusqu’en 1907, l’achat des marchandises et des fournitures représente en moyenne 14% du chiffre d’affaires. Après cette date, la moyenne du montant des achats entre 1907 et 1913 dépasse les 20% du chiffre d’affaires, avec une pointe en 1913 lorsque les marchandises représentent un quart du produit des ventes. Désormais, le personnel doit privilégier également la qualité et lutter contre les défauts de fabrication. D’un point de vue commercial, cette politique se traduit par une réduction massive des rabais accordés aux clients mécontents et contestataires de la manufacture. En 1903, les rabais consentis en raison de défauts de fabrication représentent un dixième du chiffre d’affaires. À partir de 1910, le montant des rabais est quasiment nul 2664 .

Au début du XXe siècle, la fortune industrielle des Brunet-Lecomte repose toujours sur l’impression à la planche de bois, avec cinquante-huit tables, alors qu’il n’y a plus qu’une seule machine au rouleau, seule forme de travail mécanisé. À la veille de la Grande Guerre, la quasi-totalité de l’impression s’effectue manuellement. Une vieille perrotine ainsi qu’une machine à imprimer au rouleau sont occasionnellement utilisées, mais elles ne servent qu’à imprimer au maximum 3,3% du métrage total imprimé chez Brunet-Lecomte en 1910-1911. Bon an, mal an, les ateliers impriment entre deux cents et trois cent mille mètres d’étoffes. Ce choix technologique se traduit par une baisse de la compétitivité de la manufacture Brunet-Lecomte. Entre 1899 et 1914, le prix moyen au mètre d’impression augmente régulièrement, passant de 1,67 francs par mètre à 2,06 francs, avec un maximum de 2,33 francs en 1910. La réduction des coûts engagée dans les ateliers de gravure ne suffit pas à compenser cette hausse dans l’impression, même si des efforts sont entrepris à partir de 1910 2665 . Le matériel est évalué à la même époque, avec l’atelier de gravure, le laboratoire… à 50.000 francs, contre le triple pour les bâtiments et le terrain. À sa mort en 1903, ses trois fils reprennent l’entreprise, mais seul l’aîné, Henry-Marie-Nicole porte le titre de gérant 2666 .

À la fin du siècle, le centre jallésien d’impression sur étoffes compte quatre cent vingt-trois ouvriers, regroupés dans deux entreprises de taille équivalente. L’une, Trapadoux , anciennement Perrégaux, appartient à des fabricants lyonnais, tandis que la seconde, Brunet-Lecomte, imprime à façon en particulier pour la branche lyonnaise de la famille fondatrice. En 1895, Les frères Trapadoux occupent dans leur manufacture cent cinquante-cinq ouvriers, aux trois quarts des hommes. Chez Brunet-Lecomte, ce sont cent soixante ouvriers qui travaillent quotidiennement, avec une proportion de main d’œuvre masculine équivalente 2667 . Loin d’entraîner une disparition d’emplois, la mécanisation de l’impression dans la seconde moitié du XIXe siècle a accompagné la croissance de l’industrie textile : il n’y a jamais eu autant d’ouvriers imprimeurs et graveurs en Bas-Dauphiné.

Tableau 48-Les ouvriers de l’impression à Jallieu , à la fin du XIX e siècle.
  Trapadoux
Imprimeurs 45
Rentreuses 27
Manœuvres 56
Graveurs 5
Apprentis 38
Employés 10
Roulottiers 2
Encadreuses 32
Total 215

Sources : ADI, 166M4, Rapport ms de grève du 5 février 1896 chez Trapadoux .

Mais cette mécanisation a signifié une perte d’autonomie dans le travail des imprimeurs et dans la valorisation de leur savoir-faire professionnel. Alors qu’au milieu du siècle, les combats ouvriers se portaient sur la défense d’une identité particulière autour de leurs patrons, désormais ils s’engagent contre eux pour préserver leur autorité technique dans les ateliers. En 1896, les ouvriers de l’usine Trapadoux se mettent en grève contre le recrutement de trois ou quatre apprentis : en échange d’un travail moins rémunéré, ceux-ci effectuent les mêmes tâches que les ouvriers qualifiés 2668 . En outre, ces derniers ne choisissent plus leurs apprentis car cette mission relève maintenant du nouveau directeur, Lapize, un homme de main des patrons lyonnais. La grève ne dure que quelques heures, mais elle permet aux grévistes, soit un cinquième du personnel, de manifester leur mécontentement 2669 .

Notes
2661.

VERLEY (P.), 1997, pp. 153-155.

2662.

CAUDY (N.), 1992.

2663.

VERNUS (P.), 2006a, p. 77.

2664.

Entre 1903 et 1910, la part des rabais dans le chiffre d’affaires diminue lentement pour ne s’élever qu’à 7% du montant des ventes.

2665.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Statistiques ms sur l’impression dans la manufacture Brunet-Lecomte entre 1899 et 1917, Statistiques ms sur l’impression entre 1903 et 1913 (chiffres d’affaires/rabais).

2666.

ADI, 9U366, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société devant Me Barginet, à Bourgoin, le 11 avril 1904 : le capital de la SCA H. Brunet-Lecomte & Cie s’élève alors à 400.000 francs, fournis par le gérant à hauteur de 150.000 francs, tandis que ses deux frères cadets apportent 125.000 francs chacun.

2667.

ADR, 10M448, Statistiques ms de l’inspection du travail dans l’industrie en Isère, en février 1895.

2668.

Vieille revendication déjà mentionnée dans d’autres circonstances par CHASSAGNE (S.), 1971.

2669.

ADI, 166M4, Rapport ms de grève des 16 janvier et 5 février 1896.