À Lyon , au XIXe siècle, on dénombre au moins une vingtaine d’ateliers de gravure indépendants. À Jallieu , jusqu’au début du XXe siècle, ils sont au contraire intégrés aux manufactures d’impression Perrégaux puis Trapadoux et Brunet-Lecomte. Sans doute que l’activité de ces deux seuls établissements ne permet pas la survie d’ateliers indépendants, d’autant que les Brunet-Lecomte, et probablement les Trapadoux, préfèrent le cas échéant solliciter des graveurs lyonnais pour réaliser des commandes compliquées ou pressées, car ils sont sûrs de trouver dans la capitale des soieries, les compétences nécessaires pour la bonne exécution de ces travaux d’art.
Deux graveurs, Auguste Hammer, issu d’une famille de graveurs attachés à la manufacture de Vizille , et Charles Lafute, appartenant à une famille d’imprimeurs officiant pour les Perrégaux, tentent timidement l’expérience de la gravure à façon à Jallieu , à partir de novembre 1868. Les deux associés sont capables de réaliser aussi bien des gravures en cuivre, que sur bois ou plombine. Cependant, moins de trois ans plus tard, ils préfèrent se séparer, sans que l’on connaisse les raisons de la rupture. Auguste Hammer quitte Jallieu pour s’établir à son compte à Lyon . Il conserve quelque temps la clientèle de la manufacture Brunet-Lecomte 2670 . Ce premier atelier indépendant n’a pas fait d’émules à Jallieu. Certes, on peut légitimement supposer que quelques graveurs rapportent chez eux un peu de travail, mais cela demeure encore marginal.
Les Brunet-Lecomte, qui intègrent dans leur manufacture d’impression un atelier de gravure, se montrent réticents face à ce mouvement d’éclosion d’ateliers indépendants. Dans la course à la rapidité que se livrent désormais tous les industriels au service de la Fabrique lyonnaise pour servir leurs clients, la présence à proximité de leur manufacture de ces ateliers, réduit certes les délais, puisqu’ils n’ont plus à renvoyer des esquisses à Lyon chez d’autres graveurs. La direction de la manufacture Brunet-Lecomte choisit la stratégie de l’intégration à celle de la sous-traitance. Jusqu’en 1905-1906, entre 16,4% et 36,8% des façons en gravure de l’entreprise sont réalisées à l’extérieur de ses ateliers de gravure, par des graveurs indépendants.
À partir de l’exercice 1906-1907, la sous-traitance reçoit moins d’ordres et la baisse s’accentue à partir de 1908. Depuis 1900, les coûts de gravure d’un dessin ont fortement augmenté, passant de 167 francs par dessin à un maximum de 244 francs en 1908. Pour réduire les coût de gravure, la direction de la manufacture décide désormais de la réaliser quasiment intégralement en interne. En effet, le prix moyen d’une planche coûte de 10 à 60% de plus lorsqu’elle est gravée par un sous-traitant. L’objectif affiché est de réduire la facture moyenne adressée aux clients de la manufacture afin de demeurer compétitif. Il s’agit de diminuer les coûts moyens de gravure d’un dessin. En d’autres termes, cette reprise en main de la gravure vise à mieux maîtriser les coûts et les délais de fabrication. Le directeur a ainsi la faculté de contrôler et de surveiller directement le graveur pour connaître la cause d’un retard dans le travail. Auparavant, un graveur indépendant indélicat pouvait parfaitement se défiler devant les accords convenus avec les Brunet-Lecomte en ne répondant pas aux menaces épistolaires ou en invoquant des raisons imaginaires. Désormais, cela n’est plus possible. Pour comprimer au mieux les coûts, la direction pousse à la diminution du nombre de planches à graver par dessin pour ses propres graveurs, probablement en refusant les dessins trop compliqués ou en négociant âprement avec les fabricants lyonnais pour les simplifier 2671 . À partir de 1908, l’intégration quasi-complète de la gravure permet de réduire fortement les coûts unitaires : dès l’exercice 1908-1909, la gravure d’un dessin ne revient plus qu’à cent cinquante francs. Hormis l’exercice 1910-1911, la tendance à la diminution s’affirme nettement, puisqu’à partir de 1912, on s’approche des 140 francs par dessin. En une quinzaine d’années, grâce à des efforts constants, le nombre de planches nécessaires par dessin diminue également fortement dans l’atelier de la manufacture : entre 1899 et 1908, les graveurs maison réalisaient entre douze et dix-huit planches par dessin, tandis qu’entre 1908 et 1914, ils parviennent à produire entre neuf et douze planches par dessin. Toutefois, la direction ne parvient pas à réduire le coût moyen d’une planche : en quinze ans, entre 1899 et 1914, le prix moyen d’une planche gravée par les ateliers Brunet-Lecomte augmente, surtout à partir de 1909, mais cela s’avère toujours moins onéreux que de recourir à la sous-traitance. En réduisant le nombre de planches, les graveurs mettent davantage de motifs sur chaque planche ce qui en accroît leur prix unitaire 2672 . Grâce à une meilleure intégration et à une réduction des coûts, les Brunet-Lecomte espèrent conserver les faveurs de leurs clients lyonnais ou stéphanois.
La reprise de la fabrique d’impression Trapadoux par Beaurepaire & Zuber en 1896, ne donne pas les résultats escomptés. Huit ans plus tard, les deux repreneurs ferment l’établissement : l’activité d’impression et de gravure cesse alors sur le site de l’ancienne manufacture Perrégaux puis Trapadoux, pendant une quinzaine d’années 2673 . La fermeture de ce concurrent local, loin d’avantager les Brunet-Lecomte, risque au contraire de déstabiliser durablement leur établissement. En effet, le voisinage entre les deux fabriques rivales avait créé une certaine émulation entre elles et leurs personnels. Imprimeurs et graveurs consentaient à migrer vers Jallieu à la recherche d’une place, car les offres de postes étaient plus nombreuses. En cas de difficultés dans une des deux fabriques, ils avaient la possibilité de se présenter aux portes de la seconde. La disparition de l’une des deux fabriques diminue donc l’attrait que peut exercer un centre secondaire d’impression comme Jallieu. Le risque est grand alors d’assister à une fuite des talents vers Lyon , à la recherche d’un nouveau travail.
Alors que la société Beaurepaire & Zuber a cessé d’exister depuis février 1904, trois graveurs montent leur propre affaire deux mois plus tard. Joseph Girard, Joseph dit Louis Clavel et Joseph Ginet ont créé un modeste atelier de gravure sur bois dans la grande rue de Jallieu , non loin de leur ancienne usine, avec un capital de seulement 6.000 francs. Un an plus tard, Girard se sépare de ses deux associés qui poursuivent sans lui leur entreprise. La clause de non concurrence sur un rayon de cent kilomètres, prévue à l’origine en cas de rupture entre eux, n’est pas appliquée 2674 .
Un mois après Girard, en mai 1904, c’est au tour d’un autre graveur de Jallieu , Louis Maron fils, de constituer sa propre affaire de gravure à Jallieu. Lui-même fils de graveur et petit-fils d’imprimeur sur étoffes, Louis Maron 2675 naît en 1876 à Lyon où son père, Louis, travaille alors après avoir momentanément quitté Jallieu. Après cet intermède lyonnais, les Maron reviennent s’installer à Jallieu dans les années 1880. Le père comme le fils sont embauchés comme graveurs dans une des deux manufactures d’impression de la ville. Louis Maron fils, pour monter son affaire au printemps 1904, s’associe avec un dessinateur lyonnais, Paul Ligonnet, spécialement chargé de rechercher des clients, grâce à ses relations et ses connaissances sur la place, et d’arranger les dessins. Pour cela, il reçoit une carte d’abonnement de train entre Lyon et Bourgoin pour pouvoir effectuer régulièrement des voyages auprès des donneurs d’ordres. Maron s’occupe de la partie gravure proprement dite et de la direction de l’atelier. Pour réduire les frais, les deux hommes s’installent dans un bâtiment appartenant au père Maron, contre un loyer annuel de 200 francs. Là encore, le capital de la société est modeste : il s’élève à 3.102 francs, dont 700 francs pour leurs outils personnels et 402 francs pour le matériel de l’atelier. Cependant, en 1911, Maron change de partenaire, et s’associe cette fois avec deux graveurs de Jallieu, Henri Pilois et Joseph Vigneux 2676 .
Puis, ce sont les frères Montgourdin , eux aussi graveurs à Jallieu , de tenter l’expérience. Fils d’un metteur sur bois décédé ayant officié pendant une trentaine d’année chez Brunet-Lecomte, ils créent à la fois un atelier de gravure mais aussi un atelier d’impression sur étoffes. Mais la faiblesse de leurs moyens financiers ne leur permet pas de tenir longtemps. Dès le mois d’octobre 1908, ils doivent emprunter 3.900 francs pour payer leur personnel, en proposant un nantissement sur leur fonds de commerce 2677 . Enfin, en 1911, Théodore-Louis Garin et Antoine-Victor Génuer fondent aussi un atelier de gravure avec un capital de 3.500 francs 2678 .
La gravure à façon, encore balbutiante à Jallieu au début du XXe siècle, se développe fortement après la Grande Guerre. Les sources manquent, cependant, pour montrer le dégré d’implication des imprimeurs dans ces créations d’entreprises façonnières.
ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Dissolution de la société Hammer & Lafute le 19 mai 1871 et AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettre ms la maison Brunet-Lecomte adressée à Auguste Hammer le 5 juin 1874.
Chez Brunet-Lecomte, on confie les dessins les plus simples aux graveurs indépendants, puisqu’il ressort que le nombre moyen de planches gravées par dessin par des indépendants est nettement inférieur (parfois de quatre planches) à celui des graveurs de la manufacture. En revanche, les coûts pour graver une planche sont nettement plus élevés chez les premiers.
AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Statistiques ms des ateliers de gravure, 1899-1914. Dans ce document rédigé par la direction de l’entreprise au début de la Grande Guerre, on voit apparaître les informations annuelles suivantes : nombre de dessins, nombre de planches, montant des façons en francs et prix moyen de la planche, pour les ordres effectués chez Brunet-Lecomte, par la sous-traitance et le total.
ADI, 9U362, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société du 31 juillet 1896 et REGUDY (F.), 1996, pp. 88-89.
ADI, 9U365, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société du 18 avril 1904, 9U366, Modification du 24 juillet 1905.
Il décède à cinquante ans en 1926. Il a pour gendre Raymond Lembourg, lui-même fondateur d’une entreprise de gravure puis de photogravure en activité jusqu’au début du XXIe siècle.
ADI, 9U366, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société sous seing privé du 14 mai 1904, 9U370, Acte de société du 20 février 1911 et registre d’état civil de Jallieu .
ADI, 9U368, Justice de Paix de Bourgoin , Obligation devant Me Loire (Bourgoin) le 11 novembre 1908.
ADI, 9U370, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société devant Me Ranchin (Bourgoin) le 1er février 1911.