Les négociants voironnais ont répugné à transformer radicalement leur industrie : même les plus audacieux, comme Castelbon ou Vial, n’ont pas transformé leurs entreprises en sociétés anonymes afin de collecter davantage de capitaux pour assurer leur modernisation.
En 1889, on dénombre cinq usines de tissage de toiles à Voiron , employant au total trois cent soixante-huit ouvriers, dont seulement quatre-vingt-douze femmes 2679 . Ces chiffres restent quasiment stables jusqu’au début du XXe siècle. C’est peu au regard de la population active française travaillant dans l’industrie du lin et chanvre en 1906, plus de cent dix mille personnes 2680 .
Depuis 1897, le capital de Villard , Castelbon & Vial est d’un million de francs, dont un quart en espèces et le solde en capital fixe, en constante diminution depuis les années 1880. Alors que les familles Villard et Vial résident le plus souvent à Armentières, seul Aristide Castelbon demeure à Voiron , dans son hôtel particulier du Cours Sénozan. À son décès, aucun des associés ne prend sa place dans la direction des affaires voironnaises 2681 . La firme consolide ses positions grâce à sa puissance financière et industrielle, mais aussi grâce à ses attaches aux puissants réseaux d’affaires nordistes : Achille Villard est ainsi adjoint aux commissaires-experts du gouvernement pour les toiles de lin et de chanvre, tandis que l’entreprise adhère au Syndicat des fabricants de Roubaix-Tourcoing, ainsi qu’au Syndicat des fabricants de toiles d’Armentières, Houplines et localités environnantes. Aucune autre maison de Voiron ne dispose d’un tel soutien, car aucune n’adhère à un syndicat patronal pour défendre les intérêts voironnais. Les décisions de la maison Villard, Castelbon & Vial se prennent désormais dans le Nord et dépendent de la situation politico-économique de cette région.
La maison Villard , Castelbon & A. Vial est imitée par les maisons Jayet & Cie, Géry, Bret & Cie, et Cholat & Cie qui mécanisent à leur tour leur production, alors que Ville & Ancelin conserve une organisation fondée sur une proto-fabrique. Le concurrent le plus sérieux à Voiron , pour Villard-Castelbon & Vial, est la Société de la Toile de Voiron, connue également sous la raison sociale Géry, Bret & Cie, grâce à la réunion d’un capital social de 600.000 francs 2682 . Le projet initial prévoyait un capital de 800.000 francs, voire 1.200.000 francs si cela s’avérait nécessaire. Cependant, l’acuité de la crise industrielle pousse les promoteurs de cette entreprise à réduire leurs ambitions. À l’origine de cette affaire, on retrouve une convergence d’intérêts aussi hétéroclites que la famille Géry, propriétaire d’une maison de négoce de toiles remontant à la Restauration, les Bret, des taillandiers 2683 , mais aussi le constructeur de métiers à tisser Diederichs ou le façonnier Michal-Ladichère, également membre du Conseil général. À la tête de l’ambitieuse maison, les actionnaires placent Pétrus Bret et son père, Jean-Baptiste, un façonnier en soieries, ainsi que Joseph Géry, promus gérants. En juin 1883, la nouvelle société en commandite par actions achète pour 76.726 francs la blanchisserie et le tissage du Colombier appartenant à une vieille famille de négociants en toiles, les Allegret, qui ont su réorienter leurs activités en direction de la fabrication du papier 2684 . Cependant, les moyens mis en œuvre ne sont pas à la hauteur des ambitieux des différents partenaires, d’autant que le marché des toiles de chanvre ne cesse de décliner. À la fin de l’année 1898, Pétrus Bret abandonne ses fonctions à la tête de l’entreprise, probablement malade, laissant le soin de régler ses propres affaires à son père. Au début de l’année 1903, l’entreprise en perte, est mise en liquidation. Pendant un temps, Alexis II Vial , leur principal concurrent, songe même à reprendre les bâtiments pour y installer des maisons ouvrières, avant de renoncer 2685 .
Depuis la Restauration, les débouchés des toiles voironnaises ne cessent pas de se restreindre. Après la perte des marchés ibériques au début du XIXe siècle, les négociants en toiles éprouvent le plus grand mal à placer leurs produits à l’exportation. Dans le dernier quart du siècle, leurs seuls acheteurs se trouvent dans les campagnes françaises du Midi ou des régions montagneuses. Cependant, les campagnes n’échappent pas à la crise économique qui frappe la France dans les années 1880 : la succession de mauvaises récoltes et la fermeture des marchés étrangers les frappent durement, provoquant la mévente des toiles de Voiron 2686 .
Le déclin du tissage de toiles de chanvre à Voiron est à peine freiné par les initiatives de Castelbon et de son tissage mécanique des Gorges. Même la politique tarifaire des compagnies de chemins de fer favorise les toiles en provenance du Nord puisque les tarifs en vigueur diminuent avec la distance. En effet, la Compagnie des Chemins du Nord et le PLM accordent des tarifs préférentiels aux toiles, entre Armentières et Voiron, plutôt qu’aux fils, c’est-à-dire la matière première. À partir du printemps 1899, transporter une tonne de toiles coûte aux négociants voironnais environ 65 francs, contre 88 francs pour la matière première, soit un tiers de plus. Par conséquent, pour réduire leurs frais, les négociants ont tout intérêt à faire tisser leurs toiles dans le Nord. En fin de compte, les chemins de fer portent le coup de grâce à la fabrication des toiles à Voiron, par la mise en concurrence nationale qu’ils provoquent 2687 . L’essor du protectionnisme à partir des années 1880 et 1890 porte un coup fatal aux exportations voironnaises qui s’effondrent. À la fin du siècle, les marchés des quatre tissages mécaniques se limitent aux régions montagneuses et au Midi du pays. Les campagnes environnantes ont définitivement délaissé le travail du chanvre, moins rémunérateur que la soie, tant et si bien qu’en 1894, il ne reste plus que trois cents tisseurs de toiles à Voiron 2688 . Près de la moitié d’entre eux (cent quarante) travaillent chez Villard, Castelbon & A. Vial, qui emploient également cinq blanchisseurs. Les autres maisons toilières ne peuvent pas rivaliser avec cette puissante maison : Jayet & Cheysson 2689 , avec cinquante et un ouvriers (dont quarante hommes) ou Géry, Bret & Cie avec trente-six tisseurs de toiles (dont trente hommes) ne font pas le poids 2690 .
Quelques maisons de négoce refusent toutefois de franchir le pas de l’intégration industrielle, comme la maison Jacques Denantes père & fils qui semble mettre en avant le maintien de la tradition. En décembre 1900, décède Antoine-Victor Denantes, le dernier représentant de la dynastie de négociants en toiles. Son gendre, Paul Pérouse de Montclos, un architecte appartenant à une vieille famille de la bourgeoisie catholique, lui succède à la direction générale de l’affaire, assisté de Jules Barthelon et de Louis Morard, deux employés de commerce de la maison, pour le guider et le conseiller. Le premier se charge de la vente des toiles et des voyages, tandis que le second s’occupe des achats de matières et de la gestion quotidienne. Adolphe Péronnet, le fidèle bras-droit d’Antoine-Victor Denantes est définitivement écarté en juin 1901. À cette date, une nouvelle société en nom collectif est fondée, avec un capital social de 120.000 francs. En 1907, Denantes réalise un chiffre d’affaires de deux millions de francs, sans posséder aucune usine, pour un résultat net de 5% 2691 .
En 1908, le dernier tissage de toiles de chanvre installé à Voiron ferme ses portes. Ses propriétaires, sans doute la maison Villard , Castelbon & Vial, transfèrent toute la production à Armentières, dans le Nord de la France 2692 . Il ne reste désormais que des maisons de négoce. En 1911, cinq maisons de négoce de toiles ont encore leur siège dans la cité employant une poignée d’employés et de voyageurs de commerce (dix-neuf), contre quinze tissages et un dévidage de soieries 2693 . Depuis plus d’une vingtaine d’années, les industriels lillois assistent impuissants au déclin des toiles de lin et de chanvre et se lamentent 2694 . Il n’y a pas de raison pour que leurs confrères voironnais affichent un visage différent !
ADI, 138M16, Statistiques de la situation industrielle en Isère en 1889.
DORMOIS (J.-P.), 1997, p. 341.
ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1902.
Parmi les actionnaires, on relève le mécanicien et tisseur Claude-Ferdinand Tournier , le tisseur Alphonse Couturier …
Jean-Baptiste Bret appartient à une vieille famille de taillandiers installés de longue date à Charavines . Son frère aîné, François, reprend la taillanderie familiale lors du retrait de son père, François-Alexis, en 1850. Jean-Baptiste, accompagné de sa mère et d’un père vieillissant, s’installe à cette date, à Voiron comme marchand de fer. Lors du partage des biens paternels, Jean-Baptiste reçoit de la part de son aîné une soulte de 3.509 francs. À noter que la sœur de Jean-Baptiste Bret, Marguerite, est mariée depuis 1845 à un blanchisseur de toiles, François Chaboud. En 1854, Jean-Baptiste Bret épouse à son tour Léonide-Marie Rabatel qui apporte en dot un trousseau estimé à 1.300 francs ainsi que 5.000 francs en espèces et une rente annuelle de 200 francs, donnée par son père. Mais rapidement, Bret assure sa position financière en plaçant ses fonds chez Me Bally, un des notaires de Voiron, qui se charge de les placer en obligations hypothécaires. En 1860, associé à Joseph Douron , Bret se lance dans le tissage de soieries.
ADI, 3Q43/75, ACP du 22 juin 1883 (vente devant Me Bally, à Voiron , le 19 juin). Les Allegret sont alors les principaux actionnaires et dirigeants des papeteries installées à Moirans .
ADI, 3Q43/73, ACP du 22 juin 1882 (Statuts devant Me Bally, à Voiron , le 18 juin), 3Q43/74, ACP du 26 février 1883 (Statuts de société devant le même notaire le 17 février), 3Q43/110, ACP du 5 décembre 1898 (procuration devant Me Bally, à Voiron, le 1er décembre) et ACV, Lettre dactylographiée d’Alexis Vial au maire de Voiron le 2 avril 1903.
ADI, 155M2, Rapport ms de la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron , le 18 avril 1887, destiné au Préfet de l’Isère.
Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu des travaux de la Chambre pendant l’année 1899, Grenoble, Imprimerie et lithographie Allier frères, 1900, pp. 50-52 : séance du 24 mars 1899 et CARON (F.), 1997a, pp. 556-557 et 573-576.
Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1894, Grenoble, Imprimerie Rajon & Cie, 1895, p. 105.
Cette maison de négoce de toiles prend cette raison sociale en 1873. Auparavant, entre 1864 et 1873, elle existait sous la raison sociale C. Perrier & Cie, avec les mêmes associés, Martial Cheysson et Jules Jayet, avec la commandite de la veuve de César Perrier . Jules Jayet est né à Voiron le 28 octobre 1824.
ADR, 10M446, Statistiques ms de l’inspection du travail dans l’industrie en Isère, en août 1894. Les cinq blanchisseurs de la maison VCV sont tous des hommes. En revanche, dans leur tissage, les hommes représentent environ les trois quarts de l’effectif total (cent trois hommes et trente-sept femmes). Cholat n’emploie que vingt et un tisseurs (dont quinze hommes) et Ville & Ancelin que six tisseurs.
ADI, 9U3156, Justice de paix de Voiron , Dissolution de société devant Me Treppoz, à Voiron, le 6 juin 1901 et acte de société le même jour et ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1908.
ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1908.
Annuaire de la ville de Voiron , 1911, pp. 59-60. Maisons de négoce de toiles : Ancelin, Bras & Claro, J. Denantes père & fils, J. Gauthier & Cie et Villard , Castelbon & Vial
TERRIER (D.), 2007.