1-La concentration des maisons lyonnaises.

À partir des années 1870, un processus de concentration est à peine perceptible au sein de la Fabrique, avec par exemple, la fusion absorption de Michel frères par la maison Ponson & Cie. Précédemment, Léon Emery , qui a fondé sa maison en 1859, s’est porté acquéreur de la maison Lançon en 1862 puis de la maison Balmont, trois ans plus tard, mettant ainsi la main sur de prestigieux cabinets de dessins, dont certains remontent au XVIIIe siècle 2697 . C’est pour lui le meilleur moyen de se constituer un riche fonds documentaire en esquisses, empreintes et échantillons, susceptibles d’être réemployés pour de nouvelles créations artistiques. Entre 1878 et 1892, le nombre de maisons de fabricants passe de quatre cents à deux cent soixante-huit, sans doute sous l’effet conjugué d’une conjoncture économique dépressive qui est défavorable à la démographie des entreprises, d’une part, et d’une augmentation des besoins en capitaux, qui suscite un mouvement de concentration, d’autre part 2698 . Quelques autres maisons trouvent une issue dans l’augmentation massive de leur capital social, avec la transformation des statuts de l’entreprise en commandite, comme pour les frères Trapadoux et pour les Girodon .

Dès 1878, soit quelques années avant le krach de l’Union Générale et la sévère crise des années 1880, le rythme des créations de maisons de soieries décélère fortement déjà : alors qu’il se fonde cent soixante-dix nouvelles maisons entre 1874 et 1878, ce chiffre tombe successivement à moins d’une centaine entre 1878 et 1882, puis cinquante-six entre 1887 et 1892, et autant entre 1892 et 1895. La conséquence en est un vieillissement dans la démographie des entreprises de la place. En 1882, les nouvelles maisons de soieries constituent environ 27% de l’effectif total, contre 20% en 1895. En l’absence de renouvellement, le nombre de maisons de soieries diminue fortement. De même, on assiste à l’allongement de la durée d’existence des entreprises et à l’augmentation du chiffre d’affaires moyen par maison : il passe de 900.000 francs en 1867 à 1.265.900 francs en 1890 2699 .

La constitution de cartels ou de monopoles est, en revanche, plus exceptionnelle, quoique réelle en ce qui concerne le velours avec J.-B. Martin , et les déchets de soie avec la S.A. de la Filature de la Schappe 2700 . L’extrême concentration capitalistique de l’industrie des velours pousse les industriels du secteur à mécaniser leur outil de production et à prendre le contrôle de leur fournisseur, afin de s’assurer avec certitude de la qualité de leurs approvisionnements. D’un point de vue stratégique, ils doivent contrer les tentatives monopolistiques de la firme J.-B. Martin : au début du XXe siècle, celle-ci, par sa puissance financière et industrielle, est en mesure d’imposer ses décisions aux façonniers et aux marchés. En effet, pendant l’été 1898, la Fabrique lyonnaise a assisté à la naissance d’une grande entreprise dans le secteur des peluches et des velours par la fusion de quatre maisons. Alors que la firme J.-B. Martin 2701 de Tarare occupe déjà une position stratégique sur ce marché, ses dirigeants, dont André Martin, parviennent à convaincre leurs principaux concurrents de s’associer pour former une société anonyme au capital de 5.200.000 francs. Les maisons E. Charbin & Cie, C. Chavant et Crozier frères se laissent séduire par la proposition d’André Martin : désormais le nouveau géant du secteur occupe une position dominante sur le marché des velours français 2702 , avec des tissages mécaniques à Tarare, Lyon , Voiron , Tignieux 2703 . En 1901, le géant du velours signe un accord de coopération avec la maison Bickert , bientôt rejoint par une maison stéphanoise, Giron Frères 2704 , pour se partager le marché du velours. En 1906, les principales sociétés veloutières fondent un comptoir général des fabricants de velours et peluches mécaniques de la région lyonnaise et stéphanoise. L’année suivante, les principales maisons fondent un Syndicat des fabricants de velours de soie 2705 (un cartel en fait) qui, grâce à « une entente de tous les adhérents et surtout par une régularisation méthodique de la production », doit stopper la baisse des prix de vente et tenir tête aux acheteurs en gros. En 1908, le principal fabricant allemand de velours se joint au cartel français 2706 . Devant la montée en puissance de J.-B. Martin au sein du cartel du velours, les Bickert, le père et ses fils, transforment en 1909 leur société en nom collectif en société anonyme au capital de 2.400.000 de francs (dont deux millions fournis par la famille, en nature), mais ils doivent accepter dans leur tour de table l’incontournable maison J.-B. Martin qui s’assure la possession de près de 20% des actions. À cette époque, cent soixante et onze métiers à tisser battent dans leur usine de Moirans 2707 .

Notes
2697.

ADR, 1M250, Dossier de Légion d’Honneur de Léon Emery , dossier de la Chambre de Commerce de Lyon pour l’Exposition Universelle de 1889.

2698.

CHAUVEAU (S.), 1994. CAYEZ (P.), 1980, p. 70 arrive à des chiffres assez proches, avec deux cent quatre-vingt-deux maisons de soieries en 1890, contre quatre cent quarante-quatre en 1853.

2699.

CAYEZ (P.), 1980, p. 71.

2700.

CAYEZ (P.), 1994.

2701.

GAILLARD (L.), 1995.

2702.

Cette concentration exceptionnelle de l’industrie veloutière est à mettre en relation avec la constitution à l’époque des premiers cartels dans d’autres secteurs industriels. Voir BARJOT (D.), 1994. Cependant, cette étude ne comporte aucun élément sur l’industrie textile.

2703.

ADI, 9U363, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société du 25 juillet 1898 et CAYEZ (P.), 1994.

2704.

CARRIER-REYNAUD (B.), 2005.

2705.

Il existe aussi un Syndicat des fabricants de velours en Allemagne qui rassemble 36 maisons, ainsi que quelques Français.

2706.

BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 356-357.

2707.

ADI, 9U1803, Justice de Paix de Rives , Acte de société du 22 octobre 1909. GAUTIER (A.), 2006, pp. 24-25. À son décès le 25 mars 1913, Alexandre Bickert , veuf de Pauline Ullmo, laisse à ses cinq enfants une succession évaluée à 1.210.000 francs environ, dont les trois quarts sont investis dans l’entreprise familiale. S’il réside une partie de l’année dans un appartement loué, place des Jacobins, il possède comme tout membre de la bonne société lyonnaise une maison à Ecully (voir ADR, 53Q227, Mutation par décès du 1er septembre 1913).