Un changement de générations.

À partir des années 1870, des velléités dynastiques font leur apparition 2725 . Les dynasties de fabricants sont rares jusque-là. Ainsi, en 1889, sur trois cents maisons de fabricants, seulement soixante-quatorze ont au moins deux générations d’existence dans la même famille, soit en ligne directe, soit en ligne collatérale. En d’autres termes, les trois quarts des maisons ne dépassent pas alors une génération d’ancienneté au sein de la même famille. Seules cinq maisons remontent par filiation à la Révolution et au total dix-huit sur trois cents ont au moins trois générations derrière elles 2726 . D’ailleurs pour s’en convaincre davantage, il suffit de consulter la liste des principaux notables du Premier Empire à Lyon et de la comparer avec celle du Second Empire, un demi-siècle plus tard. Aucune famille ne parvient à se maintenir au sommet de la société lyonnaise 2727 .

La tentation dynastique ne se développe qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’accroissement des fortunes et la possession d’usines. Rares sont les familles à rester plus de deux générations à la tête d’une affaire. La rupture se fait avec l’apparition d’une nouvelle génération de fabricants à partir des années 1830 et surtout des années 1870, avec la volonté de pérenniser un nom et une marque. La seconde caractéristique de ces nouvelles dynasties est l’exploitation d’une ou de plusieurs usines : c’est le cas de Léon Permezel , Alexandre Giraud 2728 , Alfred Girodon 2729 , Louis-Marc Heckel 2730 , de Brosset 2731 , des Gindre, des Guinet, des Bickert , des Baboin, de Claude-Joseph Bonnet 2732 ou de Ponson, parmi d’autres. Des crises cinquantenaires, entrecoupées de crises moins profondes, mettent fin à toute velléité de léguer une entreprise à leurs descendants (dans les années 1880, puis dans les années 1930, puis dans les années 1970-1980). Comme nous l’avons vu, avant 1850, les fabricants-usiniers se recrutent surtout parmi des individus nés hors de Lyon . Dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’apparition de dynasties soyeuses, l’intégration d’une usine se fait surtout grâce au changement de génération au sein de l’entreprise : le fils modernise et agrandit l’affaire paternelle en construisant, en achetant ou en louant une usine.

En 1880, Alexandre Bickert , un négociant de Neuchâtel , rejoint la société fondée vers 1877 par Benjamin Braunschvig pour fabriquer et vendre des soieries, grâce à la commandite d’un riche manufacturier lyonnais, Simon Ullmo 2733 , son beau-père, à hauteur de 100.000 francs. Au total, les trois associés fournissent un modeste capital de 180.000 francs. Quatre ans plus tard, Braunschvig se retire et est remplacé par Charles Besson, tandis que Bickert, devenu entre-temps le gendre de Simon Ullmo, est promu au rang d’associé principal. Les associés quittent leurs bureaux du numéro trois de la rue du Garet, où ils occupent trois appartements répartis sur trois étages, au profit de la rue Désirée. Alors que la Fabrique lyonnaise traverse l’une de ses crises les plus terribles, l’entreprenant Bickert développe rapidement l’affaire de son beau-père. En 1886, le capital est porté à 280.000 francs pour renforcer les fonds propres de l’entreprise. Le décès de son beau-père au milieu des années 1880 ne fragilise nullement son ascension. Bien au contraire, celui-ci, millionnaire, lègue à ses héritiers une somme conséquente. La maison Bickert assure son succès grâce à la fabrication de velours pour les marchés d’outremer, comme le Maroc, l’Algérie et les Indes. Bickert organise dans sa maison également un rayon de soieries destinées à la clientèle religieuse, notamment israélite. Ce choix ne relève probablement pas d’un simple hasard ; Bickert, probablement de confession juive, avant de s’installer à Lyon , a débuté sa carrière professionnelle dans les pays germaniques spécialisés dans ce type de fabrication. De nouveau, dans les années 1890, la maison Bickert déménage ses locaux au profit de la prestigieuse place de la Comédie, aux côtés des plus grandes maisons de la Fabrique. À la fin du siècle, l’entreprise ne possède aucune usine, comme la plupart de ses confrères 2734 .

Lucien et Armand Bickert , les fils d’Alexandre, franchissent le pas et deviennent alors fabricants-usiniers avec l’accord et le soutien de leur père. Leur entrée dans l’entreprise familiale marque un tournant. Ils lancent la construction d’une première usine à Vizille puis d’une seconde à Moirans. La mise en place de l’intégration industrielle leur coûte horriblement cher. D’ailleurs, l’Union des Marchands de Soie considère que « les fils sont intelligents et actifs, mais dépensent beaucoup ». Pour soutenir leur frénésie d’investissements, ils font entrer leur beau-frère, Piccard, dans le capital de leur société, à hauteur de 100.000 francs. En même temps que les immobilisations augmentent, les bénéfices progressent. Entre 1898 et 1902, époque de la réorganisation de la maison Bickert, les bénéfices annuels évoluent, bon an, mal an, entre 250 et 300.000 francs, pour un chiffre d’affaires de 4.100.000 francs en 1902. Cette forte croissance des résultats entraîne aussitôt une nette amélioration de leur notation financière auprès des banques et des marchands de soie. En 1898, alors que leur nouvelle organisation commence seulement à produire ses premiers résultats, les marchands de soie de la place lyonnaise déclarent ne pas pouvoir leur accorder un crédit supérieur à 20.000 francs. Deux ans plus tard, ce dernier se trouve décuplé grâce aux plantureux bénéfices dégagés par les usines. Connaissant cette situation, le Crédit Lyonnais leur accorde un prêt de 200.000 francs à la fin de l’année 1903 pour couvrir leurs investissements 2735 . Une occasion se présente en 1906 avec la liquidation de la S.A. des Tissages mécaniques de Moirans , fondée par Giraud, d’augmenter encore leur outil de production. Pour financer l’opération et leur expansion, le Crédit Lyonnais leur accorde une avance de 400.000 francs garantie par un nantissement 2736 . Il a fallu une génération à cette société de fabricants pour intégrer l’usine.

L’exemple des familles Girodon ou Dubois semble confirmer la logique générationnelle rencontrée chez Bickert  : à la première génération, selon les moyens financiers disponibles et les ambitions du fondateur, l’entreprise ne possède pas d’usine en propre. Alfred Girodon se contente de louer le château de Renage qu’il a aménagé en atelier de tissage, tandis que le père Dubois distribue du travail à façon. Puis, leurs héritiers respectifs, soit la seconde génération, se lancent dans l’immobilisation de capitaux avec la construction ou l’achat d’usines, visiblement séduits par le mouvement industrialiste de l’époque. La construction de l’usine-pensionnat Girodon à Saint-Siméon-de-Bressieux intervient après 1870, alors qu’Alfred Girodon a fait entrer ses fils dans son affaire. Henry et Alphonse Girodon font l’acquisition du terrain en 1870. Alphonse et les enfants d’Henry, décédé, contrôlent la majorité du capital de la nouvelle société fondée en 1873 2737 . De même, Alphonse Dubois et son frère développent leur outil industriel longtemps après la mort de leur père, à la fin du XIXe siècle. Les fondateurs de maisons de soieries qui décident d’adopter le modèle usinier sont généralement de jeunes entrepreneurs, tels que les fondateurs de la maison Atuyer, Bianchini & Férier ou Léon Permezel . Edmond Chevillard , décédé en 1889, n’a jamais, de son vivant, investi dans l’achat ou la construction d’une usine, préférant recourir aux services de façonniers comme Mignot. Son successeur et ancien associé, Cherblanc , plus jeune, opte pour une stratégie différente, imitant les confrères de sa génération : il achète au début du XXe siècle, le tissage Bourgeat (anciennement Brochay ), à Nivolas , près de Bourgoin . Chez Bardon & Ritton , on retrouve encore le même processus : les deux fondateurs font fortune grâce à l’essaimage de métiers à bras. Lorsque leurs fils reprennent l’affaire au tournant du siècle, ils s’empressent de louer une usine à Voiron .

Cependant, la gestion des maisons de soieries ne s’affranchit pas totalement du poids du passé. La présence de plusieurs associés (doux ou trois le plus souvent) dans le cadre de sociétés en noms collectifs favorise un partage des tâches au sommet de l’entreprise, plutôt que le recours à des chefs de service. Chez Noyer, Durand & Collon , une maison fondée dans le dernier quart du XIXe siècle, chaque associé a un rôle clairement défini : Noyer, l’associé principal chargé de la clientèle anglaise et américaine, effectue les voyages à l’étranger, Durand rencontre les clients venus à Lyon , tandis que Collon administre les affaires à Lyon, en particulier la production 2738 .

Malgré l’apparition de dynasties soyeuses, le monde de la Fabrique lyonnaise reste encore largement ouvert aux nouveaux venus. Noyer et Durand ont fait leurs premiers pas dans la Fabrique de soieries au sein de la maison Victor Ogier , avant d’en prendre la tête grâce à un joli capital, soigneusement accumulé, 400.000 francs pour le premier et 26.000 francs pour le second. Vers 1897-1898, Jean Brochier, ancien employé intéressé chez Ruby & Cie, se met à son compte grâce à sa part de bénéfices (105.000 francs), alors que Joseph Brunet-Lecomte lui proposait une place de choix dans son organisation 2739 . Henri Bertrand présente le même profil. Premier vendeur chez le fabricant de soieries Péalat, Bertrand se lance dans les années 1880 grâce à l’aide financière de son ancien patron. Il s’adjoint les services d’un associé, Volatier, lui-même ancien chef du cabinet de dessin de la maison Gourd , Croizat & Cie 2740 .

Notes
2725.

CHAUVEAU (S.), 1994.

2726.

« L’hérédité commerciale dans la fabrique de soieries », Bulletin des Soies et des Soieries, n° 651, le 28 septembre 1889.

2727.

VIDAL (S.), 1995 : dans cette étude, il n’y a que sept négociants et un agent de change, sur les cinquante-quatre notables étudiés, alors que l’étude sur le Second Empire ne concerne que les patrons. Mais, rares sont les familles qui, sous le Second Empire, occupaient une position économique de premier plan au début du XIXe siècle.

De même, sous la monarchie censitaire, seuls Arlès-Dufour, Brosset et Brölemann apparaissent déjà parmi les notables lyonnais. Voir VIDAL (S.), 2000.

2728.

Fabricant de soieries, fils de « rentier », Alexandre Giraud est né à Saint-Etienne le 16 juillet 1792. Voir sa notice biographique dans CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 174-176.

2729.

Voir sa notice biographique dans CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 176-179. Fabricant de soieries, associé à son frère Adolphe, il est né à Satilieu, en Ardèche, le 24 août 1810. À sa mort, il laisse une succession estimée à 792.747 francs.

2730.

Fabricant de soieries, de confession protestante, Louis-Marc Heckel est né à Orbe, en Suisse, le 26 janvier 1801. Il quitte son pays natal pour rejoindre son oncle à Lyon , Luquiens, fondateur d’une maison de soieries à la fin du siècle précédent. D’ailleurs, Heckel prend la suite de ses affaires. Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1855. À son décès le 23 octobre 1868, il laisse une succession de 2.015.950 francs. Il transmet son affaire à son gendre, Emmanuel Brosset.

2731.

Fabricant de soieries, déiste, né à Valence, fils d’avocat, gendre de Mottet de Gerando, Brosset occupe une place centrale dans la vie économique lyonnaise au milieu du XIXe siècle. Commandeur de la Légion d’honneur, il préside la Chambre de Commerce de Lyon entre 1838 et 1844 puis de 1845 à 1869. Il est également député en 1827, conseil général du Rhône entre 1843 et 1847, maire de Rillieux et administrateur des Hospices Civils de Lyon.

2732.

Voir sa notice biographique dans CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 63-69 et PANSU (H.), 2003.

2733.

Tanneur installé à Lyon , Simon Ullmo transforme son entreprise en Société anonyme des Tanneries Simon Ullmo au début des années 1880, avec un capital de six millions de francs, dont un tiers attribué au fondateur de l’affaire. Lorsqu’il décède en 1886, son frère, David, prend la direction de son affaire. En difficulté depuis plusieurs années déjà, les nouveaux dirigeants, David Ullmo, mais aussi Ulysse Pila et les gérants de la banque Robin, Rondel & Cie, réduisent le capital de la société à quatre millions de francs un an après le décès de son fondateur.

2734.

ADR, 3E26764, Acte de société devant Me Renoux, à Lyon , le 23 novembre 1880, 6Up, Actes de société devant le même notaire les 26 et 28 mars 1884, Acte de société sous seing privé du 28 septembre 1886, Bulletin des Soies et des Soieries, n°1177 du 25 novembre 1899 et STORCK (A.) et MARTIN (H.), tome 1, 1889, p. 98.

2735.

ACL, 62AH, Relevés ms de la maison Bickert & fils.

2736.

GAUTIER (A.), 2006 et ACL, Relevé ms de la position de la maison Bickert & fils.

2737.

MOYROUD (R.), 1995-1996.

2738.

ACL, 62AH, Fiches de comptes clients.

2739.

ACL, 62AH, Relevé de la maison J. Brochier.

2740.

ACL, 62AH, Relevé de la maison H. Bertrand.