De prime abord, ce qui sépare le façonnier du directeur est, bien entendu, la possession d’une usine. Mais ce n’est pas tout. La relation qui s’établit avec le fabricant lyonnais est elle-même différente : la fidélité, la docilité et la confiance sont des qualités exigées pour un directeur salarié par le fabricant. Il est l’Homme du fabricant. À maints égards, on peut se demander si le fabricant lyonnais ne place pas sur un même plan un façonnier et un directeur d’usine, tant la frontière entre les deux semble réellement ténue.
Ainsi, Henri-Laurent Gillet, directeur de l’usine Bellon frères & Conty à Voiron , laisse à ses filles, à son décès en 1891, une coquette somme, environ 63.000 francs 2741 (pour mémoire, 40% des principaux façonniers laissent moins de 100.000 francs à leurs héritiers), signe à la fois d’une aisance matérielle certaine, mais aussi d’une position sociale équivalente à celle de nombreux façonniers. André Mermet, un autre directeur de la maison Bellon frères & Conty, à La Murette , laisse à ses deux filles une fortune sensiblement équivalente (environ 73.000 francs), dont 84% en valeurs boursières 2742 . Quant à François dit Claude Charlin , le directeur de l’usine Alexandre Giraud des Abrets , il place régulièrement les revenus que lui rapportent ses fonctions (appointements et probablement part sur les bénéfices) en obligations hypothécaires chez le notaire local, dispensant ainsi ses faveurs à l’économie locale. Chez les Charlin, on est tous dans la soie. Le père, Joseph, un « propriétaire » installé à Corbelin , a eu cinq fils et deux filles : seul son fils Jean-Louis est comme lui propriétaire dans une commune voisine, Granieu . Les autres membres de la fratrie occupent tous des places de choix au sein de la Fabrique lyonnaise : Jean-Baptiste est contremaître de fabrique à Bourg-Argental (Loire), Joseph fils est fabricant de soie à Aoste, François dit Claude, directeur de l’usine Alexandre Giraud & Cie aux Abrets, tandis que le cadet, Jules, est fabricant de soie ou directeur d’usine à Chauffailles. Leur sœur Jeanne-Marie s’est mariée à un fabricant de soie de Pont-de-Beauvoisin 2743 .
Les directeurs obtiennent des avantages financiers comme celui d’avoir un compte courant rémunéré par l’entreprise. Eugène Decomberousse, directeur du tissage Algoud frères, au Grand-Lemps , pendant les années 1860 et 1870, laisse à ses enfants un compte de 14.266 francs à son décès 2744 .
Jean Iltis 2745 , le beau-père de Théophile I Diederichs et directeur du tissage de coton Debar à La Grive , laisse à ses héritiers une fortune sensiblement équivalente (56.000 francs environ) à son décès en 1886. Ces quelques exemples montrent à quel point il existe une réelle proximité entre la fortune d’un directeur et celle d’un façonnier. De même, au sein de la société locale, tous occupent une position éminente, se faisant sans doute appelé « Monsieur ». En revanche, les directeurs répugnent à s’investir dans des fonctions politiques de premier plan (maires).
La différence entre un directeur et un façonnier se situe davantage dans les rapports avec le fabricant lyonnais : l’un est son salarié, l’autre un patron lui fournissant une prestation. Lorsque Alexandre Bickert prend possession d’une usine à Moirans , il s’empresse d’engager des compatriotes allemands pour la diriger, Jacob Eschen et Ernest Roettges, respectivement directeur et sous-directeur de l’établissement 2746 . Quand la firme zurichoise Rob. Schwarzenbach & Cie rachète l’usine de Boussieu pour s’implanter en France afin de contourner la nouvelle réglementation douanière franco-suisse, elle n’agit pas autrement, en nommant directeur le Suisse Alfred Mahler , dont le père, Jules, est le bras droit puis l’associé d’Auguste Schwarzenbach dans la direction de toutes les usines de la firme suisse à Thalwil. Celui-ci s’adjoint rapidement quelques compatriotes venant de Zurich pour le seconder aux postes clés dans la fabrique. Au début du XXe siècle, Mahler confie à l’un d’eux, Edwin Irminger, déjà bien établi à Boussieu, le soin de fonder une nouvelle usine à La Tour-du-Pin . La pratique n’est pas nouvelle chez Schwarzenbach, puisque les membres de la direction et les principaux commerciaux de leur filiale américaine, Schwarzenbach, Huber & Co., sont des Suisses et des Allemands 2747 . Dans quelques maisons lyonnaises, la direction de l’usine est attribuée à l’un des fils, à l’instar de Jean-Louis Chomer qui est envoyé par son père, Alexandre, à Renage pendant les années 1870 et 1880 pour y diriger la fabrique, et aussi y apprendre le métier. Joseph Girodon , jusqu’en 1891, ou son neveu André en 1909, sont chargés par leur famille de veiller au bon fonctionnement de l’usine de Saint-Siméon-de-Bressieux 2748 .
Leurs confrères lyonnais recrutent majoritairement des directeurs extérieurs au Bas-Dauphiné, et plutôt des Lyonnais. Etrangers à la commune, ils ne sont soumis à aucune influence locale, ils ne sont attachés à aucun réseau local ; ils doivent leur place uniquement à leur employeur, le fabricant lyonnais, qui a ainsi une plus grande emprise sur eux que sur le façonnier, celui-ci s’insérant dans un ensemble de relations sociales (clientélisme, contreparties…). Pour l’autochtone qui a un peu d’ambition, ce système ne favorise pas son ascension sociale dans l’usine : il peut au mieux devenir contremaître, le poste de direction étant réservé à un étranger, à moins de s’établir à son compte comme façonnier.
Pour occuper un poste de confiance – directeur, comptable, contremaître – il faut fournir également des gages de respectabilité et de moralité. Ainsi, lorsque Anselme Lebras, âgé de trente et un ans, et originaire de Saint-Romain-le-Désert, en Ardèche, se présente aux portes de la filature Cuchet , à Chatte , sans son livret, pour y occuper un poste de plieur de soie ou de contremaître, les dirigeants de l’établissement s’empressent de solliciter des renseignements sur lui auprès du maire de sa commune et de son ancien employeur à Condrieu : ils veulent connaître sa probité, sa conduite, ses capacités, ses motifs de départ 2749 .
Directeurs | Naissance | Employeurs | Usines de | |
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Lieu | Année | fabricants | |
Barnier César | Voreppe (38) | 1843 | Noyer, Durand & Collon à Saint-Nicolas-de-Macherin | X |
Berthelet Joseph | Vienne (38) | 1866 | Claude Ogier à Voiron | |
Boin Jean | Sainte-Foy (69) | 1870 | Algoud frères au Grand-Lemps | X |
Bonnet Jean | Albertville | 1883 | Louis Vibert à Voiron | |
Bourdis Jean | Grenoble (38) | 1870 | Casimir Martin à Moirans | |
Bourguignon Victor | Bellon frères & Conty à Pont-en-Royans | X | ||
Bouvier J.-François | Faverges (74) | 1828 | Ponson & Cie à Corbelin | X |
Camus Eugène | Lyon (69) | 1865 | Les Successeurs de Georges Montessuy à Renage | X |
CharlinFrançois | Corbelin (38) ? | Alexandre Giraud & Cie aux Abrets | X | |
Charvet Claudius | Lyon (69) | 1869 | Les Petits-fils de C.J. Bonnet à Voiron | X |
Chavassieux Honoré | Brignais (69) | 1847 | Noyer, Durand & Collon à Saint-Blaise-de-Buis | X |
Déaux Léon | Annonay (07) | 1877 | Dubois frères à La Frette | X |
Decomberousse Eugène | Cluny | 1822 | Algoud frères au Grand-Lemps | X |
Decomberousse Fr. | Lyon (69) | 1845 | Algoud frères au Grand-Lemps | X |
Dieterlen Norman | Saint-Dié | 1875 | Tissage Debar à La Grive | |
Dinat Jean Louis | Lyon (69) | 1855 | Cochaud & Cie à Montalieu-Vercieu | X |
DonatGeorges | Lyon (69) | 1853 | Ponson & Cie à Corbelin | X |
Durusse Charles | Granges (Suisse) | 1864 | Couturier, à Charavines | |
Eschen Jacob | Duclken (All.) | 1866 | Bickert & fils à Moirans | X |
Figuier François | Corbelin (38) | 1865 | Carrier à Saint-André-le-Gaz | |
FischerJules | Alexandre Giraud & Cie à Châteauvilain | X | ||
Fortoul Joseph | Lyon | 1857 | Algoud frères au Grand-Lemps | X |
Fournier Léopold | Rochechinard (26) | 1869 | Coffy à La Frette | |
Gélibert Camille | Jujurieux (01) | 1868 | J.B. Martin à Voiron | X |
Genin Louis Edouard | Moirans (38) | Bouvard à Moirans | ||
Germain Alfred | Lyon (69) | 1870 | Boucharlat frères & Pellet aux Abrets | X |
Gillet Henri Laurent | Bellon frères & Conty à Voiron | X | ||
Guillaud Dominique | Doissin (38) | 1867 | E. Favot à Virieu | |
Irminger Edwin | Zurich (Suisse) | 1868 | Rob. Schwarzenbach & Cie à La Tour du Pin | X |
Lapize Louis | Mende (48) | 1863 | Atuyer, Bianchini & Férier à La Tour du Pin | X |
Lutrin Joseph | Lyon (69) | 1873 | Léon Jourdan à Voiron | |
MahlerAlfred | (Suisse) | Rob. Schwarzenbach & Cie à Ruy | X | |
Mermet André | Lyon (69) | Bellon frère & Conty à La Murette | X | |
Michard Benoît | Emery à Châtonnay | X | ||
Pain Adrien | Moirans (38) | 1878 | S.a. des Tissages Mécaniques de Moirans (Giraud) | |
Perret Edmond | Macon (71) | 1877 | Léon Permezel & Cie à Voiron | X |
Perrin Auguste | Saint-Blaise (38) | 1858 | Anselme à Oyeu | |
Raynard Joseph | L’Arbresle (69) | 1862 | A Saint-André-le-Gaz. | |
Roudet Mathieu |
Lyon (69) | 1857 | Caillet & Cie | X |
Nombreux sont les directeurs de fabricants à être natifs de Lyon , tel Mathieu Roudet, né le 30 octobre 1857. Ses parents quittent rapidement la capitale de la soie pour s’installer à Voiron , où le père décède en 1873. Le jeune Roudet débute sa carrière comme gareur à Voiron ; il épouse alors une ouvrière en soie en 1880. Un quart de siècle plus tard, on le retrouve directeur de la fabrique de velours Caillet & Cie, à Longechenal , dans la plaine de la Bièvre. Malgré le déclin du tissage urbain, la ville de Lyon reste un foyer de recrutement indispensable en main d’œuvre qualifiée et en personnel d’encadrement. Les fabricants font confiance aux personnes qu’ils ont l’habitude de croiser.
ADI, 3Q43/267, Mutation par décès du 8 janvier 1892.
ADI, 3Q43/269, Mutation par décès du 10 mars 1893.
ADI, 3Q18/103, ACP du 10 juin 1876 (acte de notoriété devant Me Reynaud, à Corbelin , le 5 juin 1876).
ADI, 3Q10/250, Mutation et omission du 1er juillet 1892.
ADI, 3Q4/749, Mutation par décès du 10 novembre 1886.
ADI, 123M121, Liste nominative de recensement de population de Moirans , année 1906.
SCHWARZENBACH (R.), 1917, pp. 41-42, 49, 54-55, 57-58.
MOYROUD (R.), 1995-1996.
APAG, Registre de copies de lettres de la fabrique Cuchet & Crozel, Lettres au maire de Saint-Romain-le-Désert et à Bélonzon le 12 septembre 1871.
Source principale : listes nominatives de recensement de population, année 1911.
Sources secondaires : contrats de mariage, actes d’état civil (mariage, décès.