Les fabricants de soieries comprennent qu’ils ont intérêt à intégrer le tissage à leurs activités, lorsque les relations avec leurs façonniers sont difficiles, avec des négociations interminables sur les tarifs, le non-respect des délais et des critères de qualité, et la mauvaise humeur des parties. Concrètement, l’absence de confiance et la contestation de l’autorité naturelle des fabricants de soieries poussent les milieux d’affaires lyonnais à adopter une autre stratégie d’organisation de la production de soieries. Malgré l’immobilisation de lourds capitaux qu’elle exige, les fabricants de soieries choisissent l’intégration du tissage pour surmonter ces difficultés 2787 .
Les rapports entre les Paillet et la maison Grataloup & Vergoin sont souvent exécrables. Chaque mois, on retrouve les mêmes échanges épistolaires, vindicatifs et violents à l’égard des façonniers 2788 . Il n’y a pas de rapport équilibré entre eux ; ce n’est pas un patron qui écrit à un autre patron, ni même un client à un fournisseur. Ces échanges s’inscrivent nettement dans un rapport de dépendance et de sujétion, avec des menaces régulières, écrites et verbales. L’inquiétude est réelle à Lyon que les délais ne soient pas respectés ou les soieries défectueuses. Les différentes citations qui figurent ici montrent que le temps est l’élément central de l’argumentation et des menaces (retards, délais, régularité…). On retrouve la même invocation du temps dans la correspondance commerciale de la manufacture d’impression Brunet-Lecomte entre 1862 et 1880, tant à l’égard de ses fournisseurs que de ses clients 2789 . Mais ce n’est pas un cas isolé. Les Paillet ont une attitude toute aussi désinvolte à l’égard des autres maisons 2790 . L’entreprise Paillet n’a pas la taille de celle des Diederichs, des Michal-Ladichère ou des Couturier, elle n’a donc pas de réels moyens de pressions sur les fabricants. Les Paillet peuvent seulement manifester de cette façon leur mauvaise humeur. Quant au risque de perdre des clients, il semble minime si l’on regarde la longévité de l’entreprise (c’est l’une des rares à être encore en activité). En revanche, ils ne peuvent espérer se voir confier des commandes de grande valeur 2791 . Ils font essentiellement dans la « grande cavalerie », c’est-à-dire des étoffes communes (satin par exemple). Ces violences verbales continuelles (voire harcèlement) constituent un excellent moyen de pression pour le fabricant afin d’obtenir ce qu’il désire de son façonnier, soit un rabais, soit une meilleure qualité, soit de meilleurs rendements 2792 :
‘« Vous vous fichez de nous. Prenez note que tout ordre livré en retard sera porté d’office demi façon, et sans façon si n/ client n/ l’annule. Quant on ne peut pas placer les ordres, on ne les prend pas » 2793 .’Indéniablement, c’est un jeu où le premier qui cède, perd.
‘« Notre client sort d’ici à l’instant même. Il nous a menacés de 500f de dommages-intérêts si nous ne lui livrons pas dans le plus bref délai 3 coupes jumelles de 65 mètres. Arrangez-vous comme vous voudrez, mais il nous faut ces 3 coupes dans un délai très très court, et si vous n’arrivez pas à temps, nous aurons le regret de vous faire supporter les dommages intérêts que veut nous imposer notre client » 2794 .’En cas de malfaçons, le fabricant lyonnais déduit un rabais à son façonnier 2795 .
‘« Nous vous prévenons que nous acceptons sous toutes réserves les matières que vous nous envoyez en retour :’ ‘Ces matières nous arrivent dans un état dégouttant, toutes mélangées dans les caisses, rangées sans le moindre ordre, absolument comme on enverrait une botte de paille. Parmi ces matières, il y en a que nous vous avons réclamées depuis longtemps et au sujet desquelles vous nous avez répondu qu’il ne vous en restait pas. Nous sommes tout surpris de recevoir ces matières aujourd’hui.’ ‘Veuillez bien prendre note que lorsque vous nous envoyez des matières, vous devez nous les envoyer rangées proprement et avec ordre, autrement nous vous rendrons responsables de tout le déchet qui pourrait être occasionné » 2796 .’À partir de l’exemple de l’entreprise Paillet , il ressort des relations entre donneurs d’ordres et façonniers un manque de coordination, qui ne peut que pousser les premiers à intégrer l’activité industrielle, c’est-à-dire le tissage, à leur propre activité. Des façonniers tentent, opportunément, de contourner les pratiques et les règles commerciales lyonnaises à leur compte.
En revanche, le façonnier semble bien démuni face aux volontés hégémoniques des fabricants. Cette prose peu avenante envers le façonnier symbolise le pouvoir et l’autorité dont est investi le fabricant à son égard. Le traditionnel livre de magasin, usité à Lyon , reflète les mêmes rapports entre les fabricants et les canuts 2797 . Pour le fabricant, notes, livres de magasin et livre voyageur, sont des instruments de contrôle alors que pour le façonnier, ce sont des preuves écrites des tâches à exécuter en cas de litiges.
La maison Fournier & Moulin, installée à Longechenal , disparaît après seulement cinq années d’existence, au début du XXe siècle. Détentrice d’un brevet pour la fabrication du velours, elle s’est rapidement discréditée aux yeux des fabricants lyonnais à cause de la piètre qualité de ses étoffes et de malversations supposées de la part d’un des associés. La maison Roche & Cie, ne pouvant plus compter sur son façonnier, préfère se passer de ses services 2798 .
Pourtant, les relations entre les deux parties ne sont pas toujours aussi tendues. Ainsi, Cherblanc , le gendre et successeur de Chevillard , un riche fabricant de soieries, entretient une certaine complicité avec Joseph Mignot , son principal façonnier, car les deux hommes se tutoient. D’ailleurs, Cherblanc sert d’entremetteur à Mignot qui convoite la fille d’un riche brasseur lyonnais, Dupuis 2799 .
Le fabricant lyonnais tente par tous les moyens de limiter l’opportunisme de ses façonniers, alors que lui-même adopte une stratégie opportuniste à leur égard : la relation d’autorité qui se construit entre le fabricant et ses sous-traitants du Bas-Dauphiné, est à l’origine de l’opportunisme du fabricant à l’égard de ses façonniers. Sa maîtrise des marchés, tant pour l’achat de la matière première que pour la vente des soieries, renforcée par un étroit contrôle de l’information, assure au fabricant une position prééminente au sein de l’organisation de la Fabrique 2800 . L’intégration présente donc le mérite de régler les problèmes d’autorité, par une meilleure coordination des différentes phases productives, en particulier pour répondre à la demande, toujours plus rapidement et en plus grande quantité.
Voir les travaux d’Oliver Williamson évoqués par BAUDRY (B.), 1994.
APRP, Lettre ms de la Maison Grataloup & Vergoin adressée à Paillet & Cie, le 8 avril 1908.
Voir à ce sujet les remarques pertinentes de NEUVILLE (J.-P.), 1998.
APRP, Lettre ms de la maison Besson père & fils adressée à Paillet & Cie, le 9 octobre 1907 : « Aurons-nous cette année le poids ou le retour de ce que vous avez sans emploi ? Il y a un mois que n/ [nous] vous demandons ce renseignement, c’est bien le record de la négligence ! ». ou encore lettre ms de la maison Digonnet du 10 mars 1909 : « Nous n’avons toujours pas reçu vos relevés de matières des mois de janvier et février […] ».
APRP, Lettre ms de la Maison Digonnet adressée à Paillet & Cie, le 12 mars 1909 : « Nous ne pouvons plus accepter la mauvaise fabrication que nous recevons sur les articles forts que nous avons tentés de faire chez vous depuis dix mois, au début nous avons eu quantités de coupes mauvaises, nous avons pris un peu patience, vous avez amélioré au sujet de l’emploi des trames. Mais absolument rien fait jusqu’à ce jour pour éviter les piqûres […] ».
Ce comportement est déjà signalé à propos de la maison Veuve Guérin & Fils et de leurs fournisseurs par LABASSE (J.), 1957, pp. 27-29.
APRP, Lette ms de la maison Besson frères & Cie adressée à Paillet & Cie, le 21 février 1911.
APRP, Lettre ms de la Maison Grataloup & Vergoin adressée à Paillet & Cie, le 18 février 1908.
LAGRANGE (J.), 1888, p. 18.
APRP, Lettre ms de la maison Algoud & Cie à Paillet & Cie, le 21 septembre 1910.
CHARPIGNY (F.), 1982.
ADI, 9U366, Justice de Paix de Bourgoin , Extrait des minutes du greffe du Tribunal de Bourgoin, du 24 février 1904.
APM, Lettre ms de Cherblanc à Mignot, le 18 février 1899.
Voir DOW (G.), 1987, cité par BAUDRY (B.), 1999.