Selon Houssiaux 2801 , la quasi-intégration constitue un frein aux progrès techniques et aux changements, car le donneur d’ordres n’a pas d’emprise sur l’organisation de la production, tandis que le façonnier cherche à amortir au maximum son matériel et à limiter ses investissements. Indéniablement, les façonniers manquent de capitaux pour acheter des métiers mécaniques pour remplacer leurs vieux métiers à bras, mais cela concerne surtout les petits façonniers. Or la mécanisation des gros façonniers débute précocement dans le Voironnais, bien avant la seconde phase d’intégration du tissage qui s’amorce dans les années 1880.
De l’avis de certains experts contemporains, proches de la Chambre de Commerce de Lyon 2802 , l’écart de coûts entre l’intégration et la quasi-intégration est minime, puisqu’en contrepartie, le fabricant doit rémunérer un directeur (appointements et primes) et davantage de contremaîtres ou d’employés, infirmant partiellement ainsi les assertions de Williamson 2803 . Pourtant, à partir d’un certain seuil, que l’on peut empiriquement évaluer à une centaine de métiers à tisser, un tissage mécanique dégage de substantiels bénéfices de plusieurs milliers de francs. À ce stade, il est intéressant alors de mettre fin au hold-up 2804 des façonniers et de récupérer leurs bénéfices par leur disparition et leur remplacement par un directeur appointé 2805 .
Au tournant du siècle, les fabricants-usiniers et les façonniers généralisent la conduite de deux métiers mécaniques par ouvrière, en retard de plus d’une décennie par rapport aux industriels roubaisiens 2806 . Les uns et les autres espèrent ainsi réaliser des économies sur la masse salariale et abaisser davantage les façons. Comme l’expose Beauquis, cette méthode d’organisation a ses limites. Une ouvrière ne peut pas exercer la surveillance de deux métiers avec la même acuité, ni avec la même motivation, que pour un seul métier. Dans ce cas, l’ouvrière réalise une production de vingt-deux à vingt-quatre mètres par jour avec deux métiers, alors que deux ouvrières sur ces deux métiers auraient obtenu trente mètres. Concrètement, les économies réalisées sur les salaires entraînent une baisse de la production, sauf si la vitesse des métiers à tisser s’accroît fortement pour augmenter la production 2807 .
L’achat d’un métier mécanique neuf représente un investissement dix fois supérieur à celui de son ancêtre en bois et à bras. Selon Beauquis, l’installation de métiers mécaniques revient à 1.200 francs l’unité (achat, installation, usine), dont 500 francs environ pour l’achat lui-même. C’est peu si on admet qu’un métier mécanique réalise parfois plus de 2.200 francs de chiffre d’affaires par an. Les fabricants de soieries et les façonniers ont donc investi entre 5.800.000 et 13.900.000 francs 2808 dans la mécanisation du tissage en Bas-Dauphiné, entre 1888 et 1914, soit de 223 à 530.000 francs par an environ 2809 . En recourant à la quasi-intégration industrielle, les fabricants de soieries se déchargent en partie du financement de la mécanisation du tissage : ils concentrent leurs efforts financiers sur d’autres éléments, comme la gestion des stocks, l’achat de la matière première, la mise en place d’une structure commerciale… On constate encore une fois que l’investissement est limité. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler qu’une firme comme Blin & Blin, à Elbeuf, spécialisée dans les draps de laine, investit autour de 180.000 francs par an entre 1882 et 1900. Entre 1872 et 1914, elle achète pour 2.316.245 francs de matériel, soit en moyenne 55.000 francs par an 2810 . Cela est confirmé par la politique d’investissement du tissage Jocteur-Monrozier (anciennement Faidides). Lucien Jocteur-Monrozier ne dépense que 6.823 francs en matériel pendant l’exercice 1907-1908, dont 6.418 francs pour acheter douze métiers à tisser Diederichs, sachant que les métiers les plus anciens remontent à 1880. Grâce à ses investissements, ce patron accroît de 8,5% la valeur de son matériel, dans son bilan annuel (total matériel = 86.823 francs). Puis, il achète pour seulement 2.072 francs de nouveau matériel du 1er juillet 1908 au 31 décembre 1909, 4.866 francs en 1910, 210 francs l’année suivante, 1.491 francs en 1912 et enfin 5.176 francs en 1913, soit au total 20.638 francs entre 1907 et 1913 (à peine 3.000 francs par an en moyenne), alors que l’entreprise compte une centaine de métiers à tisser dans ses ateliers 2811 .
Au début du XXe siècle, après avoir remboursé 200.000 francs de créances accumulées par son père pour fonder l’entreprise familiale, Joseph Mignot décide d’investir tous ses bénéfices dans l’organisation d’une seconde usine à La Bridoire (Savoie) et dans l’agrandissement de son tissage de Saint-Bueil (en fait, il double les capacités de production de son tissage). Vers 1910, son tissage de Saint-Bueil est toujours équipé en métiers à tisser construits en 1879 et 1880 et achetés d’occasion par son père en 1882. Entre 1910 et 1912, pour affronter la concurrence et se lancer dans les articles Nouveautés, il investit coup sur coup 80.000 francs dans un matériel neuf (dont 60.000 déjà payés en 1912). Malheureusement pour lui, il peine à amortir ses nouveaux investissements, car l’industrie des soieries traverse une « terrible crise » en 1911-1912, qui anéantit ses marges. Pendant dix-huit mois, Joseph Mignot doit alors débourser 6.000 francs mensuels pour préserver son usine et conserver son personnel. Pour tenir pendant ces années difficiles, il emprunte 130.000 francs (90.000 à son banquier et le solde à un ami). Il sollicite le Crédit Foncier de France pour un montant identique, remboursable en cinquante ans, probablement pour décharger ses deux créanciers. Comme garantie, il avance ses usines (340.000 francs) et deux assurances-vie (110.000 francs en cas de décès) ; son matériel (350.000 francs) n’entre pas dans cette garantie 2812 . À une vingtaine de kilomètres de là, au Vernay (Nivolas ), chez Jocteur-Monrozier, la situation du matériel est du même ordre. En 1902, ses métiers à tisser ont une vingtaine d’années environ. Les métiers Honegger ont été achetés en 1880 pour 450, 575 et 600 francs pièce. Les gareurs de l’usine les ont régulièrement réparés et perfectionnés pour leur permettre de battre cent quatre-vingts coups par minute 2813 .
Le développement de l’intégration verticale a pour corollaire, semble-t-il, une réduction des tarifs pratiqués par les donneurs d’ordres envers leurs sous-traitants. Au moins jusqu’au début du XXe siècle, les principales maisons de soieries de la place dégagent, bon an, mal an, plusieurs centaines de milliers de francs de bénéfices par an. En 1897, la maison Duplan & Cie affiche près de 500.000 francs de résultats nets, alors que le capital social s’élève à 800.000 francs (les comptes courants sont exclus) 2814 . Il est vrai que les usines et le matériel sont amortis depuis longtemps.
Les façonniers investissent irrégulièrement dans leur matériel et de façon assez aléatoire. Pour stimuler la modernisation du tissage, les fabricants de soieries doivent donc financer eux-mêmes une partie.
HOUSSIAUX (J.), 1957b.
Bulletin des Soies et des Soieries, n°738, le 6 juin 1891.
WILLIAMSON (O. E.), 1994, pp. 118-123.
Voir KLEIN (B.), CRAWFORD (R.) et ALCHIAN (A.), 1978, cité par GABRIE (H.), 2001.
C’est notamment l’avis défendu par JONAS (R. A.), 1994, p. 67.
PETILLON (C.), 2006, p. 52.
BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 349-350.
La première estimation est calculée à partir du coût d’acquisition uniquement tandis que la seconde comprend également les frais d’installation et d’aménagement.
BEAUQUIS (A.), 1910, p. 246. Entre 1888 et 1914, le nombre de métiers mécaniques en Bas-Dauphiné passe de 6.400 à 18.000 environ.
DAUMAS (J.-C.), 1998, pp. 212 et 247.
APJM, Bilan du tissage Jocteur-Monrozier du Vernay (Nivolas ) de 1907 à 1913.
APM, Lettre ms (brouillon) de Joseph Mignot à Dubost le 5 décembre 1912.
APJM, Lettre ms du représentant de la maison Honegger du 18 mai 1880, Brouillon ms de Lucien Jocteur-Monrozier le 30 septembre 1902.
ACL,62AH, Relevé ms de Duplan & Cie.