Les mutations de la demande.

Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle de la demande dans les choix technologiques des fabricants : une clientèle restreinte, de type aristocratique par ses goûts et ses moyens financiers, favorise le maintien et la pérennisation du travail à domicile traditionnel, sur des métiers à bras, seuls à même de donner aux étoffes la perfection et la qualité exigées, en faibles quantités. En effet, ces consommateurs recherchent en priorité des produits uniques et rares. L’élargissement de la demande, mais aussi les progrès techniques, poussent finalement les fabricants à sauter le pas et à mécaniser la production 2816 . Le développement du marché nord-américain et l’arrivée à maturité du marché anglais de la consommation de masse, dès le XVIIIe siècle, contribuent à l’apparition d’une clientèle plus nombreuse, avide de Nouveautés et de qualité. Certes, étant destinées à une clientèle moins aristocratique, les soieries anglaises se prêtent plus facilement à la mécanisation, mais en contrepartie, leur piètre qualité ne leur permet pas de rivaliser avec leurs homologues lyonnaises. Monopolisant la fabrication des étoffes de luxe, les fabricants lyonnais ne veulent pas perdre la rente dont ils bénéficient sur ce marché.

En son temps, Werner Sombart avait déjà souligné le rôle des femmes dans l’essor du capitalisme, en tant que consommatrices 2817 . C’est d’ailleurs pendant le XIXe siècle que la classe moyenne naissante en France, mais aussi dans les pays anglo-saxons, cherche à se différencier des classes modestes en imitant aristocrates et grands bourgeois : ces nouveaux consommateurs, en privilégiant des styles traditionnels dans leurs goûts, ont perpétué la production de qualité et introduit le demi-luxe et l’imitation. Cependant, dans leur quête d’articles haut de gamme, ils refusent les procédés de fabrication de masse 2818 .

L’essor de la mode fragilise l’organisation industrielle de la Fabrique lyonnaise. Désormais, pour séduire leurs clientèles, les fabricants doivent présenter des étoffes pour les saisons d’été et d’hiver, soit deux collections par an, alors qu’au début du XIXe siècle, encore, les belles soieries pouvaient se porter pendant plusieurs années. Désormais, pour suivre la mode, la clientèle doit renouveler régulièrement ses achats. Les classes moyennes naissantes recherchent alors des étoffes de belle apparence et bon marché, qu’elles peuvent changer aussi souvent que la mode l’exige 2819 . La demande en soieries est toujours aussi forte, surtout pour des soieries mélangées. Entre 1874 et 1913, la consommation de soie par habitant augmente de 63% dans les pays occidentaux. Entre 1876 et 1912, la consommation de soie s’accroît en moyenne de 3% par an, soit à peine moins que celle de coton, alors que celle de la laine diminue d’un quart entre 1891 et 1910 2820 .

Les façonnés qui ont fait la renommée et la fortune de Lyon au début du XIXe siècle, ne sont plus appréciés après 1850. Entre 1858 et le début des années 1880, les exportations de façonnés passent de cent à moins de quatre millions de francs. En 1873, les soieries pures représentent encore 90,5% en valeur de la production lyonnaise, contre à peine 53,6% en 1881. Ce déclin profite donc aux soieries mélangées, dont la production passe de quarante et un à cent cinquante-cinq millions de francs dans le même temps 2821 . À partir des années 1870, les succès de la Fabrique reposent toujours sur ses créations artistiques, son outil industriel et la présence d’une place négociante dominatrice dans le commerce des soies. En revanche, elle aborde avec retard la fabrication des étoffes mélangées, défendant les étoffes en soie pure, seule garante de qualité. Les Allemands de Créfeld ne pouvant rivaliser avec les soieries lyonnaises dans tous ces domaines, ont fait le pari d’adopter, avec succès, les étoffes mélangées, avec du coton puis de la schappe, pour produire notamment des velours à bas prix 2822 .

Dans ce domaine, Léon Permezel reprend les idées déjà largement appliquées outre-Rhin. À l’instar de leurs homologues allemands ou suisses qui font précocement le choix des soieries mélangées, pour réduire leurs coûts, les fabricants lyonnais se lancent en retard dans la mise au point d’étoffes de demi-luxe, destinées à conquérir les marchés de la consommation de masse 2823 . En 1873, trois ans après la création de la maison L. Permezel & Cie, la production française de soieries mélangées s’élève à quarante et un millions de francs et près de dix fois plus pour les étoffes de soieries pures. À cette date, les étoffes mélangées ne représentent que 9,5% du chiffre d’affaires de l’industrie des soieries. En 1881, cette part dépasse 39%, avec un chiffre d’affaires qui a cru de 278% en l’espace de huit années au profit surtout des satins, alors que celui des soieries pures a régulièrement décliné, pour passer de trois cent quatre-vingt-quatorze millions à deux cent douze millions de francs, avec une clientèle qui se détourne des failles et des taffetas, noirs ou de couleurs, qui forgeait la réussite de la Fabrique sous le Second Empire. D’ailleurs entre 1848 et 1885, le prix de vente de certains articles de soie est quasiment divisé par quatre 2824 . La nouvelle génération de fabricants de soieries qui prend le pouvoir dans les années 1870, conduite par l’entreprenant Léon Permezel, se tourne vers les produits de demi-luxe imitant les soieries les plus luxueuses, destinés à des classes moyennes à la recherche de signes extérieurs de richesse, à un moindre prix 2825 . En se lançant sur le créneau du demi-luxe, les fabricants de soieries délaissent les étoffes riches et lourdement décorées, au profit des unies. Ils en profitent aussi pour solliciter leurs vieux fonds de dessins, déjà amortis 2826 .

De même, au niveau des matières proprement dites, la Fabrique lyonnaise est l’actrice d’une révolution multiséculaire et silencieuse concernant les goûts 2827 . En effet, depuis le XVIIe siècle, une tendance lourde se profile dans les modes vestimentaires avec un allègement progressif des tenues dans la haute société. D’une part, le nombre de couches de vêtements diminue au XVIIIe siècle 2828 . Cette évolution se poursuit au siècle suivant, sous l’action conjuguée de l’émergence d’une société bourgeoise et de la disparition d’une Cour comparable à celle du Versailles d’Ancien Régime – hormis la parenthèse impériale. D’autre part, les étoffes les plus légères obtiennent de plus en plus de succès à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et surtout au XXe siècle, au détriment des laines 2829 . Il en est de même avec les vêtements, dans la mesure où les consommateurs privilégient désormais les soieries et dans une moindre mesure les étoffes de coton, au détriment des pièces plus frustes en lin ou en chanvre 2830 . Cela ne se dément pas de nos jours avec le succès des vêtements synthétiques légers et souple, au plus près du corps. Dans le même ordre d’idée, les sensibilités des consommateurs se transforment, notamment dans le rapport au corps et à l’hygiène. Plus que jamais, les consommateurs se laissent séduire par le discours des hygiénistes, opposés aux miasmes, aux germes morbides et autres souillures en tout genre. Pour éviter toute contagion, les plus audacieux rejettent le marché des vêtements d’occasion, pourtant si actif dans la première moitié du XIXe siècle, car propices à la contamination de corps sains par des vêtements récupérés sur des cadavres ou des individus infectés. Devant une telle propagande, le monde des fripiers déclinent à partir du milieu du XIXe siècle au profit de la confection et des grands magasins qui proposent des vêtements neufs, à la mode et à des prix abordables. La naissance de la mode porte également un mauvais coup au marché de l’occasion, car désormais les classes moyennes naissantes veulent s’affirmer en société 2831 .

Pour poursuivre le parallèle entre saccharose, associé au thé, et soierie (voir note 5 page précédente), il est étonnant de constater que ces produits se sont démocratisés d’abord dans les pays anglo-saxons, signes probablement que ces contrées découvrent une consommation de masse de façon précoce, quantitativement mais aussi qualitativement. De manière identique, sucre et soierie jouent un rôle dans la construction des hiérarchies et des représentations sociales comme des éléments discriminants en faveur des classes aisées, avec comme éléments moteurs les consommatrices 2832 .

Les soieries, comme produits de luxe, participent pleinement à l’essor de la culture de la considération, car, en tant que telles, elles permettent d’établir et de marquer les différences sociales, d’affirmer la distinction sociale. Le port d’un accessoire de soie (mouchoir, foulard, parapluie) suffit pour marquer sa différence 2833 . D’ailleurs, dès le milieu du XIXe siècle, Paris devient la capitale du luxe 2834 . La haute couture parisienne, à l’instigation de Worth, prétend imposer la mode aux élites féminines 2835 . Toutefois, l’essor des maisons de couture à Paris contribue à déposséder les fabricants lyonnais d’une partie de leurs prérogatives, en s’attribuant la création. Des cabinets de dessin, de modélistes et de tendances font leur apparition au milieu des années 1870, le premier étant celui fondé par Léon Sault, sous la raison d’Agence générale de la mode : il fournit à ses clients patrons, aquarelles de modèles et figurines. Puis, pendant la décennie suivante, les sœurs Vidal, sises rue Richelieu, sont les premières à intégrer chez elles un dessinateur de mode 2836 . Déjà, à la fin de l’Ancien Régime, la capitale française devient le principal centre d’impulsion de la mode, au cœur du processus de curialisation des élites, les principaux clients des produits de luxe. Indéniablement, il existe un « effet capitale », mis en relief par Daniel Roche, et qui ne cesse de s’accentuer au cours du XIXe siècle avec l’émergence de la haute couture qui « dicte ses lois au sommet », renforcé par la place unique dont bénéficient les grands magasins, grands pourvoyeurs de soieries 2837 . Avec Charles-Frédérick Worth puis Paul Poiret, la haute couture parisienne prend les commandes de la mode, renouvelant sans cesse les motifs, les genres, les matières, en association parfois avec les milieux artistiques 2838 .

Avides de soieries, les maisons de coutures deviennent rapidement des clientes indispensables au rayonnement et au prestige de la Fabrique lyonnaise. À la fin du siècle, elles réalisent un chiffre d’affaires de cent quatre-vingts millions de francs environ. Or, probablement la moitié des marchandises employées par les maisons parisiennes, sont des soieries 2839 . La haute couture représente donc un débouché non négligeable et sert surtout de vitrine aux soieries lyonnaises, largement exhibées par les dames de la haute société lors des festivités qui animent la saison mondaine parisienne (courses, bals, mariages…).

Depuis le XVIIIe siècle, l’essor de la consommation en Europe repose sur le développement des produits de demi-luxe, à savoir des produits imitant à moindre coût des objets de luxe inaccessibles au plus grand nombre 2840 . La croissance de Birmingham, surnommée « the toy-shop of Europe », repose ainsi au siècle des Lumières sur « l’orfèvrerie de masse » et la « bimbeloterie du quotidien », séduisant les nouvelles classes moyennes 2841 . Cette transformation des modes de consommation est à mettre en relation avec l’essor de l’urbanisation au XIXe siècle : les villes favorisent et stimulent, en partie, la diffusion des produits nouveaux, associés à de solides réseaux commerciaux 2842 .

En investissant massivement dans les métiers mécaniques, les façonniers doivent rentabiliser leur nouvelle organisation. Le métier mécanique autorise une production de masse. Dans le cas contraire, les frais de montage et de démontage des métiers, à leur charge, risquent d’anéantir leurs marges bénéficiaires. Les exploitants de tissages mécaniques se lancent donc dans la « grosse cavalerie » au détriment des petites séries, réservées aux petits façonniers, aux tissages à bras et aux tissages appartenant à des fabricants de soieries 2843 . L’alternative est de réserver un, deux ou trois métiers à tisser pour une maison, mais dans ce cas, le façonnier doit multiplier les clients pour faire tourner ses autres métiers.

Notes
2816.

BERGERON (L.), 1998, p. 42.

2817.

SOMBART (W.), 1967, p. 99.

2818.

BERGERON (L.), 1998, p. 21.

2819.

PERMEZEL (L.), 1883, p. 43, LIPOVETSKY (G.), 1987, DAUMAS (J.-C.), 1998, p. 39.

2820.

FEDERICO (G.), 1994, p. 71, DAUMAS (J.-C.), 2004, p. 42.

2821.

PERMEZEL (L.), 1883, pp. 11 et 57.

2822.

Bulletin des Soies et des Soieries, n° 22, du 1er septembre 1877, CAYEZ (P.), 1978, pp. 192-196, MELINAND (P.), 1998 et CHASSAGNE (S.), 2000.

2823.

VERLEY (P.), 1997, pp. 155-160. P. Verley montre, d’après P. Mathias, la stratégie des brasseurs qui, dès le XVIIIe siècle, se lancèrent sur le marché de la consommation de masse grâce à un nouveau produit, le porter, moins cher, correspondant mieux aux goûts de la clientèle, afin de contrer l’essor du thé et du gin.

2824.

PERMEZEL (L.), 1883, p. 57, JOUANNY (J.), 1931, p. 59.

2825.

VERLEY (P.), 1999 et 2001.

2826.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 257. Ainsi, le nombre de dessins déposés au Conseil des Prud’hommes passe de quatre mille par an en 1863, au temps des riches étoffes façonnées, à mille environ à partir des années 1870.

2827.

Cela est à rattacher à un mouvement multiséculaire affectant les sociétés occidentales en faveur des sensations de douceur, notamment d’un point de vue gustatif avec l’usage répandu des produits à base de saccharose à partir du milieu du XVIIe siècle et des saveurs douces. Voir MINTZ (S.), 1991, pp. 36-38, 136-144.

2828.

ROCHE (D.), 1991.

2829.

DAUMAS (J.-C.), 1998, p. 42.

2830.

VERLEY (P.), « Dynamique des marchés et croissance industrielle », in LEVY-LEBOYER (M.), 1996, p. 106 : la croissance entre 1825 et 1874, de la production d’étoffes de lin et de chanvre s’élève à 53%, contre 79% pour les lainages, 88% pour les étoffes de coton et un triplement pour les soieries.

2831.

CHARPY (M.), 2002.

2832.

MINTZ (S.), 1991, p. 159-160.

2833.

MEDICK (H.), 1995.

2834.

PLESSIS (A.), 1999.

2835.

PERROT (P.), 1981, p. 145 souligne le développement aussi de la confection parisienne dont le chiffre d’affaires triple entre 1846 et 1866.

2836.

TETART-VITTU (F.), 1995.

2837.

ROCHE (D.), 2004.

2838.

TROY (N. J.), 2003.

2839.

VERNUS (P.), 2006a.

2840.

Voir par exemple DEMIER (F.), 1999.

2841.

MINARD (P.), 2004a, pp. 52-54.

2842.

VERLEY (P.), 1997, pp. 139-143 : P. Verley nuance fortement la place de l’urbanisation dans le développement de la campagne. En fait, il ressort que les villes jouent un rôle important surtout en Angleterre dans la diffusion des nouveautés.

2843.

Voir les analyses de HOUSSIAUX (J.), 1957a.