La révolution commerciale.

À partir des années 1840, les magasins et marchandises de nouveautés se distinguent des merciers et de la mercerie, notamment à Paris 2844 , offrant à une clientèle plus vaste des soieries lyonnaises, dans des magasins spécialisés dans l’habillement, contrairement aux anciennes boutiques où l’on trouvait pêle-mêle aussi bien de l’alimentation que de la vaisselle ou des toiles. Ces nouveaux magasins arborent des devantures différentes, avec des enseignes visibles, et utilisent de nouvelles pratiques commerciales, largement développées dans les nouveaux temples de la consommation que sont les grands magasins : prix fixes, entrée libre, prix bas, exposition des produits, soldes, publicité, échange des produits, vitrines larges, catalogues…

Les techniques de vente sont bouleversées à partir du milieu du XIXe siècle avec l’apparition des grands magasins. Les magasins de nouveautés, c’est-à-dire des articles lancés récemment, connaissent leur âge d’or sous le Second Empire, avant d’être supplantés par le Bon Marché (1852) ou le Printemps (1865). Ces nouveaux temples de la consommation qui se développent en même temps que l’urbanisme parisien se transforme, doivent attirer une clientèle nombreuse, grâce à des produits abondants et moins chers que dans les petits magasins de quartiers et grâce à des marges bénéficiaires réduites 2845 . Déjà sous l’Ancien Régime, les étoffes contribuent à la hiérarchisation de la société. Dès son inauguration en 1855, les Grands Magasins du Louvre sont en mesure d’annoncer l’ouverture prochaine de prestigieuses « galeries d’étoffes de soie ». Au sein du magasin, les soieries sont exposées à la vente au rez-de-chaussée, à côté des indiennes, des mousselines imprimées ou des dentelles. En 1888, fort du succès obtenu par le rayon des soieries, les dirigeants du Louvre s’étendent au détriment de l’hôtel du même nom : l’ancienne cour d’honneur de l’hôtel est désormais entièrement dédiée aux seules soieries. Quant au Printemps, il commercialise en exclusivité dans ses grands magasins parisiens, la soierie « Marie-Blanche », de couleur noire à partir de 1865, à l’initiative de Jaluzot, le fondateur de l’établissement et ancien chef du rayon des soieries au Bon Marché. Jaluzot a conclu un accord de production avec un fabricant lyonnais pour tisser cette étoffe portant le prénom des filles de ce dernier. La « Marie-Blanche » est jusqu’à la fin du siècle l’un des produits les plus vendus par le grand magasin. Le Louvre s’approvisionne auprès de maisons telles que Schwarzenbach , Bickert , Les Petits-fils de C.-J. Bonnet ou Atuyer, Bianchini & Férier 2846 . Quant au Bon Marché, ses acheteurs s’adressent quasiment aux mêmes maisons, comme Schwarzenbach ou Atuyer, Bianchini & Férier, mais aussi L. Audibert & Cie, la maison Guéneau 2847 . Aux Etats-Unis, l’un des plus importants marchés de vente de soieries lyonnaises, les grands magasins font aussi leur apparition, surtout après la Guerre de Sécession 2848 .

Désormais, les fabricants ont en face d’eux un partenaire de poids dans la négociation sur les prix, les quantités et les motifs des étoffes. Les directeurs des achats de ces temples de la consommation se trouvent rapidement en position de force pour imposer leurs choix dans la mesure où ils se proposent d’écouler des quantités considérables de tissus, à des consommateurs toujours plus nombreux. En 1844, un magasin de nouveautés comme La Ville de Paris dépasse déjà les dix millions de francs de chiffres d’affaires. Au Petit Saint-Thomas, les soieries occupent une place de choix sur les étals avec un comptoir pour les soieries unies, un autre pour les façonnées, un pour les soieries de deuil, sans compter celui des fichus ou des cravates. En 1869, Le Bon Marché réalise un chiffre d’affaires de vingt et un millions de francs et soixante-douze millions de francs huit ans plus tard. Les ventes des grands magasins du Louvre dépassent les treize millions en 1865 et triplent encore dans la décennie suivante. À eux seuls, les cinq grands magasins parisiens représentent un chiffre d’affaires supérieur à sept cents millions de francs par an vers 1910, dont une forte part pour le rayon des étoffes. Signe de l’importance de la Fabrique lyonnaise pour les grands magasins parisiens, le nouveau cogérant du Printemps, en 1907, Pierre Laguionie a préalablement été placé par son père, Gustave, lui-même gérant principal, à l’Ecole de Commerce de Lyon pour y découvrir la fabrication des soieries à sa sortie du lycée Condorcet 2849 .

Quelques grandes maisons de commission parisiennes parviennent à immobiliser d’importants capitaux pour se constituer des stocks non moins importants et ainsi offrir un choix aussi vaste que possible aux acheteurs étrangers 2850 . Jusqu’aux années 1870, les fabricants pratiquaient la vente à la commission, sauf sur le marché américain où ils pratiquaient la consignation de leurs étoffes et la vente à l’encan des pièces de soieries par des importateurs, en particulier à New York 2851 . En France, tout au long du siècle, on assiste au déclin de la consignation et des dépôts de vente au profit des voyageurs de commerce. En revanche, pour les marchés étrangers, ses pratiques commerciales demeurent toujours indispensables, notamment outre-Atlantique où les fabricants de soieries utilisent les services des maisons allemandes 2852 . Dans les années 1870, les acheteurs des trois grandes places, Londres , Paris et New York, continuent de parcourir les rues du quartier des affaires de la Fabrique pour donner leurs ordres aux fabricants 2853 .

Toutes les maisons lyonnaises ont recours à des commissionnaires 2854 . Bachelard , pour écouler ses soieries, confie cette tâche à la maison Spielmann & Cie, à Paris , alors que Atuyer, Bianchini & Férier charge la maison Cambefort & Cie de placer une partie de sa production. Bickert , comme d’ailleurs son confrère Henry Bertrand, confie l’essentiel de sa production à la maison Raimon, de Paris 2855 . Les plus importantes installent même des agents sur les principales places commerciales, comme Paris ou Londres 2856  : c’est le cas de Lafute & Diederichs 2857 , d’Atuyer, Bianchini & Férier 2858 ou d’A. Giraud & Cie . Plus rarement, comme Permezel , elles investissent dans l’élaboration d’un vaste réseau de dépôts de vente à l’échelle mondiale.

Hormis quelques grandes maisons de fabricants de soieries qui peuvent s’intéresser à plusieurs marchés étrangers, comme L. Permezel & Cie, la majorité se spécialise sur un espace géographique. Bickert vend ses velours aussi bien dans les colonies françaises (Maroc, Algérie), qu’outre-Atlantique et en Inde, au détriment des marchés européens, largement contrôlés par les velours allemands et suisses. La maison Chavanis & Mercier, au contraire, a pour débouché les pays germaniques 2859 .

Notes
2844.

JULLIARD (B.), 1997, pp. 42-53, SILVEIRA (P. da), 1992, TETART-VITTU (F.), 1992, et COQUERY (N.), 2000.

2845.

FOHLEN (C.), 1956, pp. 151-152, MILLER (M. B.), 1987, FIERRO (A.), « Grands magasins », in TULARD (J.), 1995, pp. 587-589, JULLIARD (B.), 1997, pp. 217 et 271-312, MARSEILLE (J.), 1997, VERHEYDE (P.), 1993 et CROSSICK (G.) et JAUMAIN (S.), 1999. En 1820, Béatrice Julliard dénombre cent soixante-cinq magasins de nouveautés à Paris , contre quatre cent trente-huit en 1863 et cent quatre-vingt-treize à la fin du siècle, en 1891.

2846.

Le Bon Marché et Le Louvre sont aussi d’importants clients des drapiers Blin & Blin. Voir DAUMAS (J.-C.), 1998, pp. 232-233.

2847.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , année 1899, SILVEIRA (P. da), 1995, pp. 10 et 21, CARACALLA (J.-P.), 1989, pp. 29-32. En 1869, au terme de plusieurs procès, Jaluzot obtient les droits d’exclusivité pour la marque « Marie-Blanche ».

2848.

CHANDLER (A. D.), 1988, pp. 253-258.

2849.

Dont deux cent dix-sept millions de francs de chiffres d’affaires pour Le Bon Marché, cent soixante pour la Samaritaine, cent quarante-cinq pour les grands magasins du Louvre, une centaine de millions pour les Galeries Lafayette et autant pour le Printemps, selon Les Echos de l’exportation, cités par le Bulletin des Soies et des Soieries, n°1790 du 26 août 1911, CARACALLA (J.-P.), 1989, p. 82.

2850.

Le Moniteur du tissage mécanique des Soieries, n°39, du 15 septembre 1888.

2851.

CHANDLER (A. D.), 1988, pp. 29 et 242-251.

2852.

FOHLEN (C.), 1956, pp. 149-151, VERNUS (P.), 2006, p. 39.

2853.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , année 1874.

2854.

VERNUS (P.), 2006a, pp. 38-39.

2855.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , années 1899, 1905, 1907.

2856.

CAYEZ (P.), 1980, p. 47.

2857.

ROJON (J.), 1996a.

2858.

VERNUS (P.), 2006a.

2859.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , année 1907.