Respecter les délais.

Indéniablement, les consommateurs exercent une influence sur la production, et plus particulièrement les consommatrices de la bourgeoisie, à la recherche de produits de qualité 2860 . Déjà au XVIIIe siècle, les maîtres tisserands lyonnais et leurs ouvrières en soie s’activent jour et nuit pour satisfaire la clientèle, lorsque les commandes affluent dans leurs ateliers 2861 .

Le rythme de travail des façonniers dépend étroitement des marchés parisiens, londoniens ou new-yorkais. Les événements mondains, comme les courses hippiques à Longchamp, au printemps, ou le Derby, outre-Manche, sont soigneusement scrutés par les fabricants et les façonniers pour savoir si les dames de la bonne société ont revêtu des toilettes de soie, donnant ainsi le ton pour la saison 2862 . De même, ils recherchent des informations sur le climat estival, un soleil éclatant favorisant la consommation des tissus légers et les ventes des grands magasins. Au contraire, une chaleur excessive pousse la clientèle huppée en villégiature au bord de la mer, loin des temples de la consommation, retardant ainsi les livraisons demandées par les chefs de rayons : ce sont donc des commandes en moins pour les fabricants et les façonniers 2863 .

Pour les façonniers, la saison de printemps se prépare pendant l’automne et l’hiver qui précèdent. Les périodes creuses pour les commandes se situent généralement à la fin du tissage de chaque saison, à partir d’avril lorsque s’achève la préparation des étoffes pour la saison d’automne par exemple. Des réassortiments peuvent alors assurer du travail.

La rengaine est toujours la même, quel que soit le donneur d’ordres. Le temps dicte en partie les relations entre façonniers et fabricants lyonnais :

‘« Veuillez nous fixer sur le placement de ce métier qui est tout à fait trop en retard. Vous allez nous faire manquer nos affaires. Quand nous vous avons passé l’ordre de ces coupes types, vous nous aviez promis de le mettre de suite au métier et voilà un mois et demi que vous l’avez et nous n’avons toujours rien. Ce n’est pas ainsi qu’il faut entendre les affaires, maintenant c’est à celui qui va le plus vite, et ce n’est qu’à cette condition que l’on obtient quelques chose » 2864 .’

Pour lutter contre la concurrence suisse, allemande ou américaine, à partir des années 1870, les fabricants parient sur la rapidité de leur organisation industrielle, grâce à la mécanisation du tissage, à l’essor des voies ferrées, et sur la baisse des prix. En effet, les acheteurs étrangers (commissionnaires en soieries, directeurs des achats des grands magasins, négociants…) qui passent de place en place pour effectuer leurs commandes de soieries pour la saison suivante, ne visitent Lyon qu’après avoir séjourné à Créfeld , Zurich ou Milan où ils ont puisé de nombreuses informations sur la mode, les prix, les fils employés 2865 . Lyon prend donc ses ordres en dernier pour une date de livraison identique à ses rivales, ce qui entraîne des délais moindres pour préparer et produire les étoffes 2866 . Les acheteurs du Midi de la France ou de l’Espagne délaissent progressivement la place lyonnaise au profit de Paris , pour effectuer leurs achats. Les acheteurs des autres pays font de même et délaissent Lyon au profit de Paris, confortant la capitale française dans sa position de grand centre d’achat de soieries. Le phénomène n’est pas nouveau.

Grâce à l’installation du télégraphe dans le quartier de la Bourse, en 1879, les fabricants de soieries sont en mesure de connaître l’état des marchés étrangers et de recevoir des modifications de commandes en quelques instants. À la fin du siècle, les fabricants lyonnais, jalousés et imités par leurs rivaux étrangers, tant pour leurs dessins que leurs tissus, conservent néanmoins quelques semaines, voire une saison, d’avance sur eux 2867 . Jusqu’à l’arrivée du chemin de fer, les soieries, marchandises précieuses par excellence, voyagent à bord des lourdes diligences des Messageries royales plutôt que par roulage, en direction de Paris , avec le risque au passage de voir une partie de la cargaison endommagée tant le trajet est périlleux à leur bord. L’expédition par diligence, quoique plus onéreuse, permet un gain d’au moins une semaine par rapport au roulage dans la livraison des marchandises dans la capitale. À l’heure où la concurrence s’exacerbe entre places industrielles, un tel gain de temps est appréciable. Cependant, à partir de 1856, avec la jonction du chemin de fer entre Paris et Marseille, le trajet entre ces deux villes n’excède pas une journée 2868 .

La vente à la commission attirait jadis les acheteurs à Lyon , venant passer commande, ce qui fournissait aux fabricants des informations sur la demande, les quantités exactes à tisser. Avec la consignation, les étoffes sont laissées en dépôt par le fabricant, à ses « risques et périls ». Avec l’essor de la concurrence étrangère, les fabricants ne doivent plus attendre les acheteurs, mais aller à leur devant : par conséquent, ils pratiquent la consignation, en confiant leurs produits à des négociants en gros, à Paris , Londres et bien sûr New York . Cela a des conséquences fâcheuses pour le fabricant : il est désormais dans l’obligation d’avancer les capitaux et de les immobiliser sous la forme de stocks et perd aussi le contact direct avec les acheteurs des grands magasins… donc avec la demande pour connaître les quantités exactes à produire 2869 . Seules quelques grandes maisons lyonnaises ont les moyens d’entretenir des succursales commerciales sur les grandes places internationales, comme Bianchini-Férier 2870 . Les maisons de second ordre préfèrent s’engager avec un agent de représentation, comme E. Landru & Cie qui partage avec Joseph Guinet & Fils le même agent à Londres, Marcel Piaud, à partir de 1880 2871 . Cet agent est chargé par ses clients lyonnais de démarcher les magasins de détail, au détriment des commissionnaires. La place lyonnaise perd donc de son animation. En perdant le contrôle sur la demande, les fabricants modifient aussi leurs rapports avec les façonniers. Le travail à long terme, sur plusieurs mois, prévisible à partir du moment où les commandes principales sont reçues, disparaît au profit d’un travail plus saccadé et plus irrégulier.

La rapidité a un coût, assuré soit par la collectivité (comme la construction des voies ferrées) ou par les usiniers à façon : en effet, le transport des matières entre Lyon et leurs fabriques s’effectue à leurs frais, de même que le retour des étoffes jusqu’à Lyon. Certains fabricants en profitent d’ailleurs pour expédier à leurs sous-traitants des produits ou du matériel (dessins par exemple) en tarif grande vitesse sur le réseau PLM, plus rapide mais aussi plus onéreux 2872 .

Pour les façonniers, le respect des délais passe par la régularité de la production, par des cadences plus importances, pour livrer toujours plus rapidement les fabricants lyonnais. Seule une mécanisation poussée leur permet d’accroître la productivité de leurs établissements pour relever ces défis. Une fois l’adoption du métier mécanique acquise, les ouvriers doivent adopter les rythmes et les exigences industriels. Pour augmenter les rendements de leur personnel, les façonniers instaurent plus ou moins volontiers des primes à la production. C’est le cas de Léonce Gillet, établi à Apprieu , qui, à la fin de l’été 1897, tente d’imposer une prime de deux centimes par mètre pour les ouvriers qui parviennent à atteindre les objectifs de production fixés. Devant l’hostilité d’une majorité de son personnel, il préfère reculer après six jours de grève : Gillet cède à tous une augmentation d’un centime par mètre. Pressé par cent cinquante grévistes et par ses clients lyonnais qui attendent fébrilement leurs commandes, Gillet ne peut pas se permettre d’avoir une usine fermée trop longtemps, au risque de faire le jeu de ses confrères et concurrents, à la recherche de commissions 2873 .

Des façonniers peu scrupuleux n’hésitent pas à « empiler des ordres de tous côtés, promettant deux ou trois fois le même métier à autant de maisons et s’arrangeant ensuite pour livrer au petit bonheur » 2874 , suscitant colère et méfiance de la part des donneurs d’ordres lyonnais. De tels agissements opportunistes poussent les fabricants dans leurs retranchements et leur suggèrent l’intégration du tissage plutôt que le recours au tissage à façon. Avec les grèves de mars 1906 à Voiron , les fabricants de soieries perdent des commandes ou doivent solliciter l’indulgence de leurs clients. La maison Chanay & Pupat, désorganisée par ce mouvement revendicatif, doit décaler ses dates de livraison pour l’Amérique du Sud et l’Extrême-Orient de plus d’un mois. Pour se couvrir auprès de ses clients, la direction de cette maison s’adresse au maire de Voiron pour qu’il lui délivre un certificat attestant de la situation conflictuelle 2875 .

Cependant, l’amélioration de la productivité n’est pas poussée, en Bas-Dauphiné, à son extrême, car le métier automatique Northrop, mis au point à la fin du XIXe siècle, n’y est pas adopté avant les années 1920 2876 . Les industriels préfèrent augmenter la vitesse des battants ou, à partir du début du XXe siècle, confier deux métiers à tisser à une ouvrière au lieu d’un seul. Cette dernière solution présente l’avantage de réduire les frais salariaux et de trouver une issue à l’épineux problème du manque de bras. Chez Veyre, à Saint-Bueil , le vaste plan de modernisation des ateliers de tissage mis en œuvre en 1903, après des années de sous-investissement, suscite la méfiance, voire la défiance du personnel. En effet, les frères Veyre se proposent de remplacer leurs vieux métiers par un matériel plus performant, tandis qu’ils en profitent pour mettre en place un second métier pour chaque ouvrier, avec une réduction du tarif de base. Cette diminution se trouve compensée pour les ouvriers, par le métrage tissé par le second métier mécanique. Après un mois de grève, les dirigeants acceptent « de donner aux ouvriers un salaire au moins équivalent aux salaires obtenus par les anciens tarifs », mais sur le fond, ils poursuivent leur plan d’amélioration de la productivité 2877 . L’adoption de la conduite du double métier chez Girodon ou J.B. Martin à Voiron au printemps 1904, entraîne la même réaction, car, comme chez Veyre, elle s’accompagne d’une diminution du tarif 2878 .

La contrepartie en est une dégradation des conditions de travail et une perte d’autonomie. Pour respecter les délais et doubler les concurrents étrangers, les façonniers exigent des métiers à tisser toujours plus rapides. L’association de la mécanisation avec une meilleure organisation donne aux ateliers de tissage un débit plus élevé et plus régulier, par substitution du capital au travail 2879 . Les progrès réalisés sur les métiers mécaniques entre les années 1890 et 1910 permettent d’accroître le nombre de coups par minute de cent cinquante à plus de deux cent vingt pour le tissage de la mousseline 2880 . Le métier automatique, mis au point en 1895 par l’Américain Northrop, et introduit en France par la SACM trois ans plus tard, est largement ignoré par les exploitants de tissages de soieries, qui lui préfèrent le métier mécanique Diederichs, plus rapide et plus robuste 2881 . Un constructeur mécanicien comme Diederichs, à Jallieu , préfère améliorer les performances du métier mécanique plutôt que d’adopter le métier automatique. Dans le velours, notamment à Voiron , l’adoption du métier mécanique à deux navettes (au lieu d’une seule) autorise une augmentation de 60% de la production par métier. L’industrie veloutière, plus concentrée et plus concurrentielle, adopte rapidement les solutions novatrices lui permettant d’accroître ses rendements. Ainsi, pour le tissage en double pièce, les veloutiers font preuve d’imagination : ils tissent sur le même métier de deux à quatre doubles pièces côte à côte grâce à un métier élargi, muni éventuellement de deux navettes. Chaque pièce est séparée par une lisière, coupée après le tissage. Par ce moyen, les veloutiers obtiennent entre quatre et huit pièces de velours par métier. Selon les données rassemblées par Beauquis, un inspecteur du travail, un de ses métiers à une navette tissant six pièces simultanées donne quarante-deux mètres de tissus par jour au lieu de sept, tandis qu’un métier à deux navettes avec le même dispositif, produit soixante mètres de velours quotidiennement 2882 . À la fin du siècle, le métier à deux navettes est encore peu répandu.

Grâce à la mise au point du casse-trame, du bloque-navette et de quelques autres éléments, la vitesse des métiers s’accroît fortement entre la fin du XIXe siècle et la Grande Guerre. Beauquis estime que la vitesse des métiers à tisser, notamment pour ceux qu’il a vu fonctionner dans les usines du Bas-Dauphiné, a augmenté de 30 à 40% en l’espace d’une dizaine ou d’une quinzaine d’années. Les métiers à tisser pour façonnés frappent désormais cent trente à cent quarante coups par minute, contre moins de cent avant 1900. Pour les satins, le nombre de coups de battant est porté jusqu’à cent soixante-dix coups au lieu de cent vingt ou cent trente. Quant à la mousseline, très en vogue au début du siècle, les métiers Diederichs sont capables de battre jusqu’à deux cent quarante coups par minutes, voire deux cent cinquante-quatre lors des essais dans les ateliers de l’entreprise, contre seulement cent quarante à cent cinquante coups vers 1895-1900. L’augmentation des cadences se traduit immédiatement par celle de la production : en 1908, les métiers Diederichs tissent trente-huit à quarante mètres de mousseline par jour, contre vingt-cinq à vingt-huit mètres en 1905, soit une hausse de 42 à 52% du rendement 2883 . En 1900, les métiers suisses Rüti frappent seulement cent soixante-dix coups par minute, et cent soixante pour les métiers automatiques Northrop 2884 . Les Diederichs ont parfaitement compris les attentes des marchés lyonnais en misant sur la rapidité et la robustesse de leur matériel. À l’Exposition Universelle de Paris , en 1900, ils présentent un métier à tisser les cotonnades dont le rendement est de 25% supérieur à ses concurrents 2885 .

Notes
2860.

WALTON (W.), 1986.

2861.

MILLER (L. E.), 1998, citée par HAFTER (D. M.), 2007.

2862.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 427, PERROT (P.), 1981, pp. 305-311, MARTIN-FUGIER (A.), 2003, pp. 96-107.

2863.

Le Moniteur du Tissage mécanique des Soieries, n°24 du 15 juin 1887 et n°28 du 15 août 1887.

2864.

APRP, Lettre ms de la maison N. Balley & Cie à Paillet & Cie, le 18 mai 1910.

2865.

Dans la première moitié du XIXe siècle, les clients visitaient d’abord la Fabrique lyonnaise avant de se rendre sur les autres places européennes. Les fabricants lyonnais de soieries disposaient alors d’une avance d’au moins un mois sur leurs rivaux anglais, et davantage sur ceux de Bâle . Voir LEVY-LEBOYER (M.), 1964, pp. 137-138.

2866.

Le Moniteur du Tissage mécanique des Soieries, n°36, du 15 juin 1888.

2867.

CHABRIERES (A.) et GUINET (J.), 1894, p. 130.

2868.

RIVET (F.), 1956.

2869.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°29, du 20 octobre 1877.

2870.

VERNUS (P.), 2006a.

2871.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°179, du 4 septembre 1880.

2872.

Le Moniteur du Tissage mécanique des Soieries, n°39, du 15 septembre 1888.

2873.

ADI, 166M4, Brouillon ms d’une lettre adressée au Ministre du Commerce et de l’Intérieur le 10 septembre 1897.

2874.

LAGRANGE (J.), 1888, p. 18.

2875.

ACV, 7F2, Lettre ms de la maison Chanay & Pupat au maire de Voiron le 16 mars 1906.

2876.

Dans l’industrie lainière, l’adoption du métier automatique est plus précoce, puisque dès les années 1900, la firme Blin & Blin, à Elbeuf, installe une douzaine de métiers automatiques SACM dans ses ateliers. Voir DAUMAS (J.-C.), 1998, pp. 213, 216.

2877.

ADI, 166M7, Lettre ms du Juge de Paix de Saint-Geoire adressée au Sous-préfet le 27 novembre 1903 et rapport ms de grève du 16 janvier 1904.

2878.

ADI, 166M8, La Dépêche dauphinoise du 6 avril 1904 et rapport ms de grève de mai 1904.

2879.

CHANDLER (A.), 1988, p. 271.

2880.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 223.

2881.

BERNARD (F.), 2000, p. 150.

2882.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 164.

2883.

BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 223 et 234.

2884.

La SACM présente, elle, un métier automatique moins rapide mais une ouvrière peut conduire entre douze et seize métiers automatiques, contre deux, voire quatre parfois, métiers mécaniques.

2885.

Rapport du jury international, Exposition Universelle et Internationale de 1900 à Paris , pp. 86-90.