Pour résister à une concurrence toujours plus rude et agressive, la Fabrique lyonnaise doit se transformer et accepter de ne plus vivre sur son glorieux passé : seuls des horsains sont en mesure de s’affranchir des normes imposées par les traditionalistes et de rompre partiellement la « dépendance de sentier ». Aux étoffes de soie pure succèdent des soieries composées de fibres diverses, tels que le coton ou la schappe. Le vieux métier à bras, en bois, fierté des canuts et symbole de la qualité de la fabrication lyonnaise, ainsi que la mécanique Jacquard, pièce maîtresse du renouveau de la Fabrique dans la première moitié du XIXe siècle, doivent céder le pas devant le métier mécanique en métal. Devant les caprices de la mode, il faut également abandonner la teinture en fil au profit de la teinture en pièces 2886 .
Entre 1858 et 1912, les exportations françaises de soieries diminuent de 20%, passant de quatre cent trente-huit à trois cent quarante-sept millions de francs, après avoir connu une baisse dramatique pendant les années 1880 2887 . Or pendant le même laps de temps, les exportations de lainage passent de cent soixante-dix-neuf à deux cent quatre-vingt-neuf millions de francs, avec un maximum vers 1886 à trois cent quatre-vingt-douze millions, tandis que celles d’étoffes et de filés de coton connaissent une croissance irrésistible, puisqu’elles quintuplent et finissent par dépasser au début du XXe siècle celles de soieries 2888 . Au début des années 1880, la Fabrique lyonnaise assure 35% de la production européenne et américaine de soieries 2889 . En 1870, le montant de exportations françaises de soieries est estimé au chiffre record de quatre cent quatre-vingt-cinq millions de francs, en augmentation régulière depuis près d’un demi-siècle. Cependant, après une période d’incertitude jusqu’en 1873, la valeur des exportations de soieries chute régulièrement pour se stabiliser, bon an, mal an, au début des années 1880, entre deux cent vingt et deux cent cinquante millions de francs. Cette diminution en valeur ne provient pas d’une baisse considérable de production, mais bien d’une baisse du prix des soieries, parallèle à la chute de la valeur de la matière première 2890 . Or, l’exportation constitue pour les fabricants le principal débouché pour écouler leur production. En 1913, les exportations représentent 58% de la production des fabricants de soieries français, contre 37% pour les Allemands, 40% pour les Anglais et à peine 0,01% pour les Américains. Seuls les Suisses sont plus dépendants des marchés étrangers (93%). La fermeture partielle des marchés étrangers à partir des années 1870, sous l’action conjuguée de mesures protectionnistes et de la concurrence, accroît mécaniquement l’importance du marché intérieur et par conséquent, les chefs de rayon des grands magasins parisiens se trouvent en position de force pour négocier leurs commissions annuelles devant des fabricants de soieries qui rencontrent des difficultés pour écouler leurs tissus 2891 .
Le tissage de la soie en Bas-Dauphiné est largement dépendant de la situation économique de la Fabrique. Ainsi, entre 1861 et 1865, les fabricants lyonnais rencontrent une sévère crise de débouchés avec la guerre de Sécession aux Etats-Unis. En effet, l’Amérique du Nord constitue le premier marché des soieries lyonnaises à l’exportation (un tiers des exportations de soieries françaises). Les Etats confédérés du Sud, soumis au blocus du Nord, ne peuvent plus s’approvisionner en produits étrangers, d’autant que les capitaux américains sont désormais aspirés par l’effort de guerre : par patriotisme, les Américains souscrivent aux emprunts de guerre. La guerre ne fait qu’amplifier une menace qui planait déjà sur la Fabrique depuis quelques mois, à savoir un nouveau tarif douanier américain moins favorable aux importations, à partir du 1er avril 1861. Ainsi, entre 1859 et 1861, les exportations françaises de soieries vers les Etats-Unis baissent de 80%, entraînant le chômage du tiers des métiers à tisser. Le marché européen connaît, lui aussi, une crise, mais de moindre ampleur avec une baisse de 20% des exportations entre 1859 et 1864. Cette crise des débouchés n’est pas simplement due à un contexte politique défavorable. Elle révèle une tendance de fond dans les transformations des goûts des consommateurs, qui, désormais, délaissent progressivement les riches et coûteuse étoffes façonnées au profit de soieries moins onéreuses, comme les unies : entre 1859 et 1864, les exportations d’unis augmentent d’un tiers alors que celles des façonnés diminuent des deux tiers, voire de 90% vers les Etats-Unis. Dans le domaine des soieries bon marché, les Suisses peuvent aisément rivaliser avec les Lyonnais 2892 . Comment alors réduire les coûts de revient, dont les deux tiers dépendent de la matière première ? Le problème est d’autant plus insurmontable a priori, que les cours de la soie sont orientés à la hausse depuis plusieurs années avec les maladies des vers à soie qui anéantissent de façon durable les réseaux européens d’approvisionnement en cocons. L’importation massive de cocons et de soie asiatiques permet de résoudre en partie ce point délicat. Pour comprimer les coûts, la ruralisation et la mécanisation sont les pistes explorées par les fabricants avec la baisse des salaires.
Cette crise des débouchés déstabilise l’outil de production urbain : les métiers à tisser, à Lyon , sont les premiers et les plus touchés dans la mesure où ils tissent surtout des façonnés. Au contraire, le Bas-Dauphiné sort renforcé de la crise avec le développement des unis, plus simples à tisser et donc confiés aux métiers ruraux, qu’ils soient à bras ou mécaniques.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une rivalité permanente s’installe, de plus en plus forte. Le marché américain, jadis si profitable, se réduit lentement sous l’action de la concurrence et d’un régime douanier plus protecteur. Destabilisé par la Guerre de Sécession, le marché américain assure encore en 1871 pour cent quarante-six millions de francs de chiffre d’affaires aux fabricants lyonnais, soit un tiers de la production. Dix ans plus tard, le montant des exportations françaises de soieries vers les Etats-Unis a été divisé par deux 2893 . Les Etats-Unis, principal débouché des soieries lyonnaises au début du XXe siècle avec la Grande-Bretagne, attirent les hommes d’affaires lyonnais, curieux de mieux connaître les goûts de leur clientèle, mais aussi intéressés par l’organisation de leurs concurrents d’outre-Atlantique, en pleine croissance. Entre 1869 et 1889, la production américaine de soieries est multipliée par plus de seize, grâce à l’instauration de nouvelles mesures protectionnistes 2894 .
L’essor exceptionnel de l’industrie américaine des soieries repose sur la généralisation précoce et rapide du métier à tisser mécanique. Entre 1880 et 1890, les Américains montent quinze mille métiers mécaniques. Dans la décennie suivante, à l’abri de la concurrence grâce au tarif douanier Mc Kinley de 1890 2895 , leur équipement en métiers mécaniques passe de vingt mille à quarante-quatre mille machines, placés dans quatre cent soixante-douze usines. En 1894, les Etats-Unis n’importent plus que 40% des soieries qu’ils consomment, grâce à l’essor de leur industrie nationale. Entre 1900 et 1909, il se crée quatre cent trente-quatre tissages mécaniques de soieries aux Etats-Unis ! La plupart sont situés sur la côte est, surtout en Pennsylvanie 2896 et dans le New Jersey, non loin des principaux centres de consommation que sont les villes de New York , Boston, Philadelphie. Entre 1900 et 1914, le nombre de métiers mécaniques augmente encore de 93% 2897 … Les industriels américains alignent en 1914, quatre-vingt-cinq mille métiers mécaniques, contre deux fois moins pour la Fabrique lyonnaise (quarante mille). Ils ne parviennent pas à rivaliser encore avec les soieries lyonnaises sur les marchés internationaux. Pourtant, d’autres indicateurs montrent que la concurrence américaine menace réellement les positions lyonnaises : en 1874, la France consommait 58% de la soie grège mondiale, contre à peine 4% pour les Américains. Vers 1910, leurs parts respectives sont de 19 et 36% 2898 . Joseph Guinet s’établit à New York, comme conseiller du commerce extérieur, tandis que Léopold Duplan 2899 , fabricant de soieries audacieux, effectue régulièrement la traversée océanique. Auguste Isaac , le tout puissant président de la Chambre de Commerce de Lyon et fabricant de tulles, se rend à son tour en Amérique du Nord afin d’y découvrir « un monde plus indépendant de certains de nos préjugés européens, et où le christianisme, même le catholicisme, ont trouvé le moyen de coexister avec les progrès les plus hardis, dans l’ordre matériel ». Le 9 août 1909, il s’embarque avec son épouse et entame son périple de trois mois par un séjour au Canada, avant de se rendre à Chicago, Cleveland, New York, Boston, Harvard, Philadelphie où il visite l’école textile, ainsi qu’un tissage de soieries, puis prolonge son voyage jusqu’à Baltimore et Washington, pour revenir à New York auprès de son ami Joseph Gillet. Il achève sa tournée américaine par un arrêt à Patterson, la capitale de la soie 2900 .
Déjà en 1853, la concurrence allemande et suisse se fait sentir à Lyon pour les étoffes unies. D’après les inspecteurs de la Banque de France, la réponse apportée fut l’essor du travail rural 2901 . Entre 1875 et 1879, les fabricants allemands (à Créfeld et Barmen) et suisses (à Zurich et Bâle ) gagnent rapidement des parts sur le premier marché mondial de consommation des soieries, les Etats-Unis et l’Angleterre : en 1875, les soieries lyonnaises 2902 représentaient 64% des expéditions directes de soieries à New York 2903 (sans tenir compte des achats que les maisons américaines font à Paris et à New York) contre à peine 46% quatre ans plus tard, avec une baisse régulière et constante. Au début de la décennie, cette part était de 80% 2904 . Au niveau mondial, il est patent dès les années 1880, que les soieries lyonnaises ne dominent plus le marché mondial, autrement que par leur réputation. À ce moment-là, la Fabrique lyonnaise ne représente plus qu’un tiers des ventes mondiales de soieries, contre 14% pour les Allemands, 7% pour les Anglais et autant pour les Américains. Les ventes de soieries aux Etats-Unis en provenance de Barmen, Elberfeld et Créfed étaient deux fois plus faibles que celles de Lyon en 1883. Quatre ans plus tard, le cumul des ventes des trois centres allemands est assez proche du niveau lyonnais 2905 . Alors que la production lyonnaise de soieries s’établit à trois cent quatre-vingt-quinze millions de francs, celle des Allemands franchit le seuil des deux cent millions, dont quatre-vingt-treize millions de francs pour la seule Fabrique de Créfeld. Avec quatre-vingt-sept mille métiers à tisser, les Allemands rattrapent dangereusement les Lyonnais et leurs cent quarante mille métiers. Selon Permezel , l’essor de la concurrence allemande s’explique en partie par les conditions de crédit accordées pour l’achat de la soie, entre quatre et neuf mois 2906 . Quant à la réussite de Créfeld, la principale rivale allemande de la Fabrique lyonnaise, elle remonte au XVIIIe siècle lorsque la famille von der Leyen intégra à ses activités de tissage, le moulinage et la teinturerie 2907 . En 1850, dans l’ensemble de la Prusse, on dénombre trente-quatre mille métiers à tisser environ, contre le double (soixante-douze mille) en 1881, dont quarante-huit mille installés à Créfeld (Prusse rhénane), centre industriel qui s’est spécialisé dans le tissage du velours et d’étoffes mélangées. Les autres centres allemands comme Elberfeld ou Barmen produisent surtout des tissus teints en pièces, bon marché. Les fabricants de Créfeld ont su précocement s’affranchir du style lyonnais dans leur création de dessins, passant du statut de simples imitateurs ou contrefacteurs dans la première moitié du XIXe siècle, à celui de créateurs ou de dessinateurs à part entière dans la seconde moitié du siècle. De l’avis même de Permezel, les étoffes de Créfeld jouissent d’une plus grande qualité que les soieries lyonnaises, tout au moins les velours, car fabricants et ouvriers allemands attachent un soin particulier à la visite des étoffes et à la finition 2908 .
Les soieries suisses font une percée sur les marchés internationaux dans la seconde moitié du XIXe siècle. Si elles ne brillent pas par leur qualité et leur originalité, elles ont su séduire une clientèle à la recherche de produits de demi-luxe. En 1864, les exportations suisses de soieries s’élevaient à un million de francs environ, contre vingt-trois millions en 1871, et vingt-six millions à la fin du siècle, les principaux débouchés des produits suisses étant la France, les Etats germaniques et l’Italie, ses voisins. En 1868, les ventes des Lyonnais aux Etats-Unis sont deux fois supérieures à celles des fabricants zurichois. Douze ans plus tard, l’écart s’est fortement réduit. Les mesures protectionnistes adoptées à la fin du siècle par la France ne freinent que partiellement le succès des étoffes helvétiques 2909 . Dans les années 1880, le libre-échange est progressivement remis en cause, tant en France que dans la plupart des Etats européens. La France attire encore au début du XXe siècle les capitaux étrangers cherchant à investir dans le textile, alors que dans le même temps les fabricants lyonnais se lancent dans l’industrialisation du monde en construisant des usines en Italie, en Amérique, au Bengale, en Chine… à la recherche d’une main d’œuvre moins coûteuse. À cela, il faut y voir une tentative pour les fabricants étrangers, notamment suisses, de contourner le protectionnisme français avec les « tarifs Méline » de 1892 2910 .
Pour contrer les barrières douanières, les industriels helvètes prennent l’initiative de s’installer directement dans ces pays « fermés », en y construisant ou en y rachetant des fabriques tissant des étoffes pour le marché local. À partir des années 1895 et 1900, les fabricants zurichois ont massivement délocalisé leur production en direction surtout de l’Allemagne (six mille huit cents métiers à tisser), des Etats-Unis (quatre mille cinq cents métiers), de la France (deux mille quatre cents métiers) et de l’Italie (mille quatre cents métiers) en 1912, au détriment des ouvriers suisses. Selon le Bulletin des Soies et des Soieries, l’outillage de la fabrique zurichoise se répartit pour moitié en Suisse, pour moitié à l’étranger. Cet exode entraîne, en trente ans, la réduction de moitié du nombre d’ouvriers zurichois en soie 2911 . Au cœur de ce processus, on retrouve la principale firme suisse, Robert Schwarzenbach & Cie, dont le siège se trouve à Thalwill. Elle s’implante solidement en Bas-Dauphiné avec deux acquisitions, à Boussieu (Ruy) de l’usine-pensionnat édifiée par Auger, et à La Tour-du-Pin . En effet, dès juillet 1891, anticipant la mise en place des barrières douanières, la maison suisse acquiert l’usine-pensionnat de Boussieu de Michel Grataloup, son propriétaire depuis une dizaine d’année, pour 169.000 francs. Grâce à cette implantation française, elle poursuit sa fourniture de soieries aux Grands Magasins du Louvre, en contournant les nouvelles barrières douanières. La maison Naeff frères, originaire elle aussi de Zurich , choisit d’installer un tissage mécanique dans la Drôme, à Saillans 2912 .
En revanche, l’industrie anglaise de soieries ne fait quasiment plus peur. En 1907, elle n’emploie plus que trente-deux mille personnes contre plus de cent vingt-trois mille pour sa rivale française 2913 . Dans la seconde moitié du siècle, on assiste au développement de l’industrie de la soie dans la plupart des pays européens, notamment en Russie et en Autriche, tandis que celle des Américains, grandissant derrière des barrières douanières protectionnistes, grignote des parts de marché aux Etats-Unis. L’application d’un nouveau tarif douanier américain en 1891 sur les velours met un frein à l’irrésistible croissance de l’industrie veloutière allemande. Entre 1890 et 1892, huit mille deux cents métiers à bras sont démontés, soit le tiers de l’outillage manuel, tandis que seulement huit cents métiers mécaniques nouveaux sont installés : la valeur de la production de soieries de Créfeld diminue d’un quart en l’espace de deux ans. La mécanisation forcée, engagée depuis une décennie, ne permet pas aux industriels allemands de surmonter la concurrence américaine 2914 .
Les soieries lyonnaises se trouvent concurrencées jusque sur le marché national. En 1865, les Français importaient pour environ onze millions de francs de soieries étrangères. Une quarantaine d’années plus tard, en 1906, les importations de soieries étrangères en France, en provenance du Japon, de la Chine et surtout de la Suisse, atteignent soixante-quatre millions de francs. Les industriels de ces pays ont investi le créneau du demi-luxe et des étoffes bon marché qui séduisent les consommateurs français, avides désormais de produits peu coûteux qu’ils peuvent renouveler plus souvent. Dans le même temps, les exportations de soieries qui avaient jadis permis à la Fabrique lyonnaise de connaître une prospérité exceptionnelle, chutent fortement à partir de 1877 avant de stagner autour de deux cent cinquante millions de francs jusqu’au début du XXe siècle où la croissance des exportations de soieries repart 2915 . Cependant, les fabricants lyonnais parviennent à relever le défi du coût. Ainsi, la maison Barral, Chanay & Cie (anciennement Sévène , Barral & Cie) se lance dans la fabrication de soieries unies et nouveautés imitant les étoffes suisses par leurs motifs, mais aussi par leurs coûts. La maison Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie, devenue Brunet-Lecomte & Moïse par le retrait d’un des associés, opère un changement de stratégie dans les années 1880, peut-être à la faveur de la transmission de l’entreprise à une nouvelle génération de dirigeants. Jusque là spécialisée dans les soieries et les foulards imprimés à partir de dessins soignés et sophistiqués qui ont fait sa réputation, la maison décide d’élargir sa gamme de produits et de se lancer dans la haute nouveauté, dans les gazes, les grenadines, les crêpes de Chine, les peluches 2916 .
Pierre Vernus avance une ultime explication pour justifier la stratégie d’intégration d’une firme comme Atuyer, Bianchini & Férier au début du XXe siècle, qui est « le souci de sauvegarder les secrets de réalisation des essais demandés par le service de recherche, ou des articles destinés à la collection », stigmatisant « la hantise des indiscrétions » de la part des façonniers. D’ailleurs, cette firme est celle qui va le plus loin dans le processus d’intégration, avec le moulinage, le tissage, la teinture, l’impression et la vente, à l’instar de la maison Durand frères un demi-siècle plus tôt 2917 . Avant de posséder sa propre manufacture d’impression, à Tournon, en Ardèche, Atuyer, Bianchini & Férier utilise les services de la manufacture d’impression Brunet-Lecomte, de Jallieu dont elle est le premier client au début du XXe siècle 2918 .
Le tissage de soieries entame son processus de concentration et de mécanisation avec retard par rapport aux industries cotonnière, linière et lainière. Celles-ci ont engagé leur processus de modernisation sous le Second Empire 2919 . Comme cela ne suffit pas, on relève également une spécialisation territoriale à différentes échelles : le tissage en Bas-Dauphiné, le moulinage en Ardèche et dans la Drôme, et la filature dans le Midi. Au début du XXe siècle, comme les centres lainiers du Nord et de l’Est de la France 2920 , la Fabrique lyonnaise de soieries a su organiser une division rationnelle du travail entre plusieurs pôles industriels spécialisés, tous intégrés et connectés au centre lyonnais. En fin de compte, l’essaimage de la production dans de petites structures productives n’est pas un frein au développement et à la croissance.
Mais cette politique agressive envers la concurrence repose sur la mécanisation du tissage et le recours à l’impression teint en pièces : inévitablement, cela se traduit par une intensité capitalistique plus forte, avec de lourds coûts fixes. La construction ou l’achat d’usines, l’achat d’un matériel mécanique mais aussi l’immobilisation de capitaux sous la forme de stocks de tissus en attente d’être imprimés au gré de la demande, exigent une nouvelle organisation industrielle.
En revanche, les concurrents européens de la Fabrique lyonnaise de soieries comme Créfeld ou Zurich , engagent avec retard leur mécanisation et leur concentration. D’un point de vue organisationnel, les Lyonnais conservent donc leur suprématie en Europe et démontrent qu’ils ont adopté la bonne stratégie. Le principal danger vient des Etats-Unis où les soyeux forment d’importantes entreprises mécanisées à l’abri d’un tarif douanier protecteur. La logique d’organisation lyonnaise trouve ici ses limites. Au début du XXe siècle, les fabricants et les façonniers accumulent d’ailleurs les mauvaises performances : les premiers commencent à recourir au nantissement pour obtenir des capitaux, tandis que les seconds enchaînent les exercices déficitaires. Au début du XXe siècle, le Bas-Dauphiné n’est plus un Eldorado pour l’industrie de la soie. La main d’œuvre y est devenue plus chère et les premières délocalisations en direction de départements plus éloignés commencent à s’opérer, notamment vers l’Ardèche, la Drôme et la Haute-Loire, faisant déjà partie du territoire manufacturier lyonnais et reliés par chemin de fer à la métropole lyonnaise 2921 . Les fabricants lyonnais installent des usines à l’étranger, aussi bien en Russie qu’aux Etats-Unis pour mieux pénétrer ces marchés.
En intégrant une partie du tissage à leurs fonctions, les maisons de soieries modifient les conditions de la quasi-intégration de leurs façonniers. Bien qu’exploitant directement des tissages, les fabricants de soieries comme A. Giraud & Cie , Algoud & Cie ou L. Permezel & Cie, continuent à utiliser les services de tissages à façon. La quasi-intégration complémentaire, fondée sur une spécialisation des fabricants (l’achat de la matière première et la vente de l’étoffe) et des façonniers (le tissage, le moulinage) laisse progressivement la place une quasi-intégration concurrente, où le façonnier sert d’amortisseur au fabricant-usinier, pendant les périodes d’afflux ou d’absence de commandes. Celui-ci lui confie alors le surplus de ses commissions ou ce qu’il ne peut pas fabriquer dans son propre tissage 2922 . L’autorité des fabricants en sort renforcer : ils éliminent certains façonniers, tandis que les survivants risquent de perdre des commissions au profit de l’usine intégrée. Les façonniers doivent donc devenir plus conciliants pour conserver les faveurs des fabricants. Dans de telles conditions, on comprend mieux la faiblesse des investissements qui caractérise le tissage de soieries : la baisse des tarifs, la réduction des bénéfices et l’incertitude accrue sur leurs futurs commissions n’encouragent pas les patrons façonniers à investir régulièrement dans un matériel plus performant. Les changements de la mode augmentent cette incertitude. Les façonniers sont donc engagés désormais dans une politique à court terme. Les efforts d’investissements semblent se faire en partie sous la contrainte.
Avec cette intégration, on assiste à la formation – partielle – de l’entreprise moderne, chère à Chandler, au sein de la Fabrique lyonnaise, car elle permet de réduire les coûts de transaction entre les différents stades de la production, par élimination de la négociation avec les sous-traitants 2923 . Pour répondre à la demande en produits de demi-luxe et fabriquer des séries plus importantes, dans des délais plus courts, l’intégration et la mécanisation sont les deux solutions envisagées par les fabricants et les façonniers. La mécanisation est massive, alors que l’intégration verticale n’est que partielle. Le schéma chandlérien de formation de la grande entreprise moderne n’est donc pas totalement vérifiable, puisque Chandler suggère que l’intégration est motivée par une meilleure coordination entre la production de masse et la distribution de masse 2924 . La Fabrique lyonnaise de soieries échappe à cette logique car elle appartient à l’industrie du luxe et du demi-luxe. Avec l’essor des étoffes mélangées et l’introduction de la teinture en pièces, le tissage mécanique de soieries rejoint, dans une certaine mesure, le groupe des industries adoptant la production de masse.
Avec l’intégration, il en résulte, théoriquement, une meilleure coordination des flux et des informations entre le fabricant de soieries et l’usine de tissage. La firme intégrée offre à ses dirigeants des économies d’échelles et apparemment une plus grande efficacité. Pourtant, elle n’élimine pas complètement la sous-traitance, loin de là. Grâce à l’intégration du tissage, les fabricants espèrent mieux contrôler les délais et la qualité de fabrication. Ils comprennent l’importance des transformations de la demande. Les fabricants acceptent de prendre en charge une partie du financement de la mécanisation.
Mais l’intégration du tissage ne concerne qu’une minorité de fabricants de soieries. D’ailleurs, les fabricants poussent rarement l’intégration verticale au-delà du tissage. Une poignée de maisons lyonnaises fait l’acquisition d’une usine d’impression sur étoffes (Trapadoux , Bianchini & Férier par exemple). En amont, vers la filature, les fabricants refusent de concurrencer les marchands de soie et l’intégration est également assez faible.
BAYARD (F.), DUBESSET (M.) et LEQUIN (Y.), « Un monde de la soie, les siècles d’or des Fabriques lyonnaise et stéphanoise (XVIIIe-XIXe siècles) », in LEQUIN (Y.), 1991, p. 111.
CAYEZ (P.), 1980, pp. 8-9 : la baisse en valeur des exportations de soieries est surtout liée à des changements dans le mode de calcul (à partir de 1875, le poids des emballages n’est plus pris en compte) des exportations et à la diminution des prix des étoffes. En volume, Cayez ne constate pas de baisse, mais une croissance annuelle moyenne de 3,3% des exportations de soieries entre 1850 et 1890. Il relève plutôt un ralentissement régulier du taux de croissance.
LEVY-LEBOYER (M.) et BOURGUIGNON (F.), 1985, p. 65.
PERMEZEL (L.), 1883, p. 39.
PERMEZEL (L.), 1883, p. 58.
FEDERICO (G.), 1994, p. 79, 83. En 1885, les exportations de soieries lyonnaises ne représentent plus que 54,3% de la production, contre 83% une cinquantaine d’années plus tôt. En 1900, seulement 49,1% des soieries trouvent preneurs sur les marchés internationaux. Jusqu’à la Grande Guerre, la part des exportations augmente de nouveau pour atteindre les deux tiers de la production en 1906. Selon CAYEZ (P.), 1980, pp. 8-9, la part des exportations dans la production totale de soieries varie entre 60 et 80% entre 1850 et 1890.
GOULESQUE (M.), 1953, pp. 14-17, 24-27 et 48-49.
PERMEZEL (L.), 1883, p. 62.
FEDERICO (G.), 1994, pp. 75, 79.
VUILLET (T.), 1997-1998.
STEPENOFF (B.), 1992. En 1914, l’industrie soyeuse de Pennsylvanie dépasse définitivement celle du New Jersey, grâce à sa forte mécanisation et à l’utilisation d’une main d’œuvre juvénile. Le centre industriel de Paterson conserve encore au début du XXe siècle emploie encore largement le tissage à bras.
CHABRIERES (A.) et GUINET (J.), 1894, P. 151, Bulletin des Soies et des Soieries, n°1709, du 5 février 1910 et FEDERICO (G.), 1994, pp. 471.
Voir l’essor de l’industrie américaine des soieries dans MA (D.), 1996. Ma avance des statistisques parfois différentes. En 1900, les Américains utilisent quarante-quatre mille métiers mécaniques et seulement cent soixante-treize à bras, alors que les Français emploient respectivement trente mille six cents et soixante mille métiers à tisser, les Suisses treize mille trois cents et dix-neuf mille cinq cents, les Allemands de Créfeld neuf mille cinq cents et six mille, et les Italiens huit mille cinq cents et onze mille.
Fabricant de soieries, Jean-Léopold Duplan est né à Paris en 1861. Promu associé par Victor Ogier , il ne tarde pas à rester seul à la tête de la maison de soieries à la fin du siècle. En 1906, il fusionne son affaire avec une autre maison lyonnaise, G. Varenne, J. Pointet & Cie, pour donner naissance à L’Alliance Textile. Ses réussites en affaires lui valent de recevoir la Légion d’Honneur.
ISAAC (A.), 2002, pp. 116-118.
ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , année 1853.
Hors tulles, crêpes, passementeries et ornements d’églises.
Voir HEFFER (J.), 1986.
Bulletin des Soies et des Soieries, n°181, du 18 septembre 1880. Voir aussi LEVY-LEBOYER (M.) et BOURGUIGNON (F.), 1985, pp. 44, 46, 49 et 51.
CAYEZ (P.), 1980, p. 21.
PERMEZEL (L.), 1883, pp. 11-14 et 39. Si l’on se limite aux pays européens et aux Etats-Unis (c’est-à-dire sans la Chine et le Japon), au début des années 1880, la Fabrique lyonnaise possède 30% du parc mondial de métiers à tisser.
MOTTU-WEBER (L.), 1993, KERMANN (J.), 1993, KISCH (H.), 1981 et KRIEDTE (P.), 1986. Pour la croissance de la ville et de l’industrie au XIXe siècle, voir KRIEDTE (P.), 1992.
PERMEZEL (L.), 1883, pp. 13-22. Au début des années 1880, l’industrie de la soie, à Créfeld , est dirigée par cent quarante fabricants environ, dont certains font travailler jusqu’à trois mille métiers à tisser et réalisent des chiffres d’affaires supérieurs à huit millions de francs.
CAYEZ (P.), 1980, p. 20, GERN (P.) et ARLETTAZ (S.), 1990 et VEYRASSAT (B.), 1990. D’après Béatrice Veyrassat, les exportations suisses en direction des pays voisins triplent en valeur entre 1844 et 1879.
GERN (P.) et ARLETTAZ (S.), 1990.
Bulletin des Soies et des Soieries, n°1888, du 12 juillet 1913.
ADI, 3Q4/175, ACP du 13 juillet 1891 (vente devant Me marthouret, à Bourgoin , le 7 juillet) et ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , année 1898.
DORMOIS (J.-P.), 1997, pp. 338-341.
CHABRIERES (A.) et GUINET (J.), 1894, p. 105.
PERMEZEL (L.), 1883, p. 58, BRODER (A.), 1997, pp. 167 et 175. Entre 1872-1876, les exportations de soieries sont évaluées à quatre cent un millions de francs par an avant de baisser à deux cent quarante-trois millions entre 1877 et 1881. Le niveau reste quasiment identique pendant une vingtaine d’années. Entre 1897 et 1901, les exportations se situent à deux cent soixante-cinq millions puis, entre 1902 et 1906, elles s’élèvent à deux cent quatre-vingt-quatorze millions de francs par an.
STORCK (A.) et MARTIN (H.), tome 1, 1889, p. 97, 100-101.
La maison Durand frères , fondée en 1767, spécialisée dans la fabrication de crêpes et de foulards, intègre un tissage dès 1839, complété par un moulinage, tous deux à Vizille . Treize ans plus tard, pour faire face à l’augmentation de la demande et la montée de la concurrence, notamment lyonnaise, les Durand décident de poursuivre l’intégration avec la création d’un peignage et d’une filature de schappe, puis en 1855 avec une manufacture d’impression au Cheylard, en Ardèche, et un second moulinage en 1864.
ADI, 3Q4/779, Mutation par décès de Michel Brunet-Lecomte , le 16 juin 1904 et VERNUS (P.), 2006a, pp. 65-73.
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