Une pesée globale.

Le mouvement de création d’entreprises de tissage à façon ne se tarit pas avec le processus d’intégration engagé par les fabricants lyonnais. Au contraire, à partir des années 1890, de nouveaux venus tentent leur chance en se mettant à leur compte.

En Bas-Dauphiné, le renouvellement du tissu entrepreneurial n’entraîne pas de sclérose de l’industrie textile. En 1894, l’organisation déconcentrée de la Fabrique lyonnaise s’étale sur une dizaine de départements français 2931 . La ruralisation de la Fabrique lyonnaise de soieries se poursuit et s’accentue pendant la seconde moitié du XIXe siècle. En 1891, on ne dénombre plus que trente-six mille deux cent quarante-sept ouvriers dans l’industrie textile à Lyon , contre plus de quatre-vingt mille une trentaine d’années auparavant 2932 . Les fabricants de soieries ont besoin des façonniers pour gérer un mouvement d’une telle ampleur. En même temps, ils doivent financer la modernisation et la mécanisation de leur matériel de tissage. Les façonniers sauvent la mise des fabricants en contribuant financièrement à cet effort.

Tableau 53–Part des façonniers dans l’installation de métiers mécaniques En 1894.
Départements Nombre de métiers mécaniques Dont pourcentage appartenant à des façonniers.
Ain 655 13,9
Ardèche 1.459 66,7
Drôme 1.035 51
Isère 12.438 66,2
Loire 3.604 81,5
Puy-de-Dôme 50 100
Rhône 3.778 37,5
Saône-et-Loire 531 50,5
Savoie 798 65
Haute-Savoie 650 7,7
Total = 25.008 60,2

Source : CAYEZ (P.),1980, p. 64.

Le tissage à façon domine largement l’organisation de la Fabrique de soieries, puisqu’il assure 60,2% de l’activité à la fin du siècle, voire davantage dans la Loire, en Ardèche et en Bas-Dauphiné. Entre le milieu des années 1890 et le début des années 1900, la part du tissage à façon diminue régulièrement : les baisses les plus fortes se rencontrent dans les départements de l’Ain, de l’Ardèche, de la Loire, du Puy-de-Dôme, de Saône-et-Loire et de Haute-Savoie. En cinq ans, sa part moyenne passe de 60 à 53%. En Isère, le tissage à façon conserve ses positions malgré une légère diminution de cinq points, avec 61% du matériel mécanique en 1899. Pierre Cayez avait déjà signalé ce phénomène. Il le faisait remonter au début des années 1880 2933 . Il se poursuit nettement. Dans certains départements, le tissage à façon en est réduit à un rôle marginal. Son importance numérique en Isère empêche probablement sa disparition. On retrouve donc une organisation assez proche de celle de l’industrie lainière fourmisienne : le tissage à façon, au service des industriels roubaisiens, y représente 55% de l’activité en 1904 2934 .

Tableau 54-Part du tissage à façon dans l’outillage de la Fabrique lyonnaise en 1899.
Départements Tissages à façon Nombre total de tissages Métiers mécaniques
dans un tissage à façon
Nombre total de métiers à tisser
  (valeur absolue) (en % du total) (fabricants+façonniers) (valeur absolue) (en % du total) (fabricants+façonniers)
Ain 5 55 9 90 7 1.233
Ardèche 11 61 18 692 43 1.609
Drôme 7 58 12 635 50 1.265
Isère 64 66 96 8.826 61 14.424
Loire 33 67 49 2.873 65 4.410
Puy-de-Dôme 0 0 1 0 0 50
Rhône 37 57 64 1.912 41 4.558
Saône-et-Loire 2 40 5 178 33 531
Savoie 7 77 9 588 67 868
Haute-Savoie 1 50 2 50 76 650
Total = 167 63 265 15.839 53 29.628

Rapport de Marius Viallet à la Chambre de Commerce de Grenoble en mars 1903, paru dans L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, le 20 juillet 1903.

Les frères Algoud ou la maison Gindre & Cie fournissent régulièrement du travail au tissage Paillet de Nivolas . De même Cherblanc , propriétaire d’une usine à Nivolas, continue à user des services du tissage Mignot, de Saint-Bueil , au début du XXe siècle. Ou encore les frères Trapadoux , qui ne peuvent pas se passer des services des imprimeurs de la manufacture Brunet-Lecomte, alors qu’ils viennent d’acquérir l’ancienne manufacture d’impression voisine, celle de la famille Perrégaux 2935 .

Au total, en 1894, vingt-cinq mille quatre-vingt-quinze métiers mécaniques fonctionnent pour les fabricants lyonnais dans une dizaine de départements, dont seulement 40% appartiennent aux fabricants eux-mêmes, répartis dans deux cent neuf usines (un tiers seulement aux fabricants), soit une moyenne de cent vingt métiers mécaniques par établissement. Mais derrière ces données statistiques, se cachent de fortes disparités selon que l’usine appartient à un façonnier ou à un fabricant lyonnais. Généralement, ces derniers gèrent des tissages plus importants, avec une moyenne de cent quarante-sept métiers mécaniques par établissement contre cent sept pour les tissages appartenant à des façonniers. Toutes les grandes maisons lyonnaises ont recours à cette date à la fois aux canuts lyonnais et aux tisseurs du Bas-Dauphiné 2936 .

Carte 15–Le tissage de soieries en Bas-Dauphiné à la fin du XIX
Carte 15–Le tissage de soieries en Bas-Dauphiné à la fin du XIXe siècle.

Source : MUZY (J.), 1889.

Cinq ans plus tard, en 1899, les fabricants de soieries se sont partiellement substitués aux façonniers et ont financé la transformation de l’outillage. Les façonniers les plus fragiles ont disparu. Ceux qui n’avaient pas les capitaux nécessaires pour s’acheter des métiers mécaniques, disparaissent aussi. En général, les fabricants possèdent les établissements les plus importants, souvent des usines-pensionnats. Les façonniers servent d’armée de réserve que les fabricants sollicitent pour assurer les a-coups de la production. Ils offrent donc une grande élasticité de gestion de la fabrication. Les fabricants leur font supporter le poids financier de cette souplesse productive, puisque les façonniers doivent immobiliser des capitaux toujours plus importants pour satisfaire leurs donneurs d’ordres.

Notes
2931.

À savoir : l’Ain, l’Ardèche, la Drôme, le Rhône, l’Isère, la Loire, le Puy-de-Dôme, la Saône-et-Loire, la Savoie et la Haute-Savoie.

2932.

CAYEZ (P.), 1980, p. 344.

2933.

CAYEZ (P.), 1980, pp. 63-64.

2934.

DAUMAS (J.-C.), 2004, p. 168.

2935.

REGUDY (F.), 1996.

2936.

CHABRIERES (A.) et GUINET (J.), 1894, pp. 131 et sq. Les maisons qui ont recours au tissage à Lyon et à la campagne d’après ce catalogue sont : J. Bachelard & Cie, Bardon & Ritton , Poncet père & fils …