Industrie saisonnière et cyclique, le tissage de soieries alterne des phases de chômage prolongé et des périodes d’intense activité, avec un afflux d’ordres à exécuter rapidement. La donne change à partir des années 1870 et 1880, avec la forte concurrence des fabriques allemandes et suisses. L’avantage créatif des fabricants lyonnais ne suffit plus : ils doivent abaisser leurs prix et répondre plus rapidement à la demande, dans la mesure où les acheteurs parisiens, anglais ou américains ne visitent désormais la place lyonnaise qu’après les places étrangères, comme Créfeld ou Zurich , raccourcissant d’autant les délais de livraison laissés aux fabricants.
Pour éviter d’abandonner d’importantes commissions en raison d’un outil de production insuffisant, les façonniers choisissent d’accroître les capacités de production, favorisant ainsi la surproduction, mais aussi la compétition avec les autres façonniers, car ils doivent désormais amortir leurs investissements et faire tourner leurs métiers 2937 . Cette attitude est largement inspirée par les fabricants eux-mêmes qui y trouvent leur compte par la concurrence – ou l’émulation – qu’elle suscite entre les façonniers pour réduire leurs prix, améliorer la qualité de leurs fabrications et tenir les délais, notamment pour les commandes importantes et pressées. Les plus audacieux, certains diront les plus téméraires, n’hésitent pas à investir lourdement pour doubler leur équipement 2938 .
Ces dernières exigences génèrent un état de tension permanent avec les façonniers. Pour conserver des ordres abondants au début de chaque saison, les façonniers n’ont d’autre choix que de développer leurs capacités de production. Indéniablement, cette surcapacité déclenche un processus défavorable aux façonniers, celui de la baisse du prix des façons, car les fabricants sont désormais en position de force pour placer leurs ordres. De leur côté, les fabricants, tout au moins les plus importants d’entre eux, développent leur propre outil de production, en achetant ou en construisant des tissages mécaniques.
Façonniers | Usines mères Localisation |
Usines filles Localisation |
||
Anselme | La Tour-du-Pin | Oyeu | ||
Bargillat | La Tour-du-Pin | Dolomieu | ||
Blachot | Voiron | Saint Joseph de Rivière | ||
Bonvallet | Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs | Brezins | ||
Bruny | Saint-Blaise-du-Buis | Voiron | ||
Couturier | Bévenais | Charavines, Grand-Lemps, Colombe | ||
Faidides (Jocteur-Montrozier) | Nivolas- Vermelle | Châtonnay | ||
Favier | Voiron | Voiron | ||
Louis Diederichs | Jallieu | Virieu | ||
Mézin | Le Grand-Lemps | Colombe | ||
Michal-Ladichère | Saint-Geoire (Champet) | Saint-Geoire (Martinette), Massieu | ||
Mignot | Saint-Bueil | La Bridoire (Savoie) | ||
Monnet & Gouttebaron | La Bâtie-Montgascon | Grésins (Savoie) | ||
Paillet | Nivolas- Vermelle | Sérézin- de-la-Tour | ||
Pochoy | Voiron | Saint-Jean de Moirans | ||
Poncet | Voiron | Voiron | ||
Rabatel | Corbelin | Faverges | ||
TACD | Bourgoin et Jallieu | Nivolas, Saint-Genis-l’Argentière (Rhône) | ||
Tournier | Voiron | Les Echelles (Savoie) |
Cependant, la création d’usines filles est réservée aux façonniers les plus importants, car cela nécessite des capitaux supplémentaires. Pour alimenter leurs usines, certains choisissent de devenir eux-mêmes fabricants comme Diederichs et Michal-Ladichère.
Comme dans le patronat du Nord de la France 2939 , certaines familles se divisent en plusieurs branches pour donner naissance à plusieurs entreprises dans le même secteur d’activité, contribuant ainsi à accroître l’outil de production. Mais les motivations en sont différentes. Chez les Couturier, c’est l’aîné, François-Régis, qui fait sécession et s’installe à Saint-Hilaire-de-la-Côte comme moulinier en soie, après plusieurs déconvenues, notamment à Saint-Geoire où il est l’un des fondateurs de la future usine Michal-Ladichère. On relève encore l’exemple d’Honoré Bruny . Proche parent des Pochoy, de Voiron , il est rapidement associé à leur entreprise. Cependant, il ne parvient pas, semble-t-il, à s’entendre avec la veuve de Joseph-Victor Pochoy , et décide alors de s’établir à son compte à Saint-Blaise-de-Buis. Selon les quelques éléments en notre possession, toutes ces créations sont dues à la mésentente existant entre les différents membres d’une famille industrielle, aussi bien chez les Diederichs que chez les Veyre ou chez les Pochoy-Bruny. Ces dissensions se traduisent donc par la constitution de nouveaux tissages mécaniques par les membres dissidents. On retrouve même cette pratique chez des façonniers plus modestes, comme la famille Mézin du Grand-Lemps : à l’origine, le père, Alexandre, s’est établi au Grand-Lemps en 1891, puis rapidement, dans la décennie qui suit, ses deux fils, Alexandre-Romain et Auguste-Jules, étendent l’affaire familiale avec une seconde usine dans une commune voisine, Colombe. En 1898, leur tissage de Colombe compte cinquante-quatre ouvriers. Cependant, il semble que les deux frères se séparent, le premier prenant l’usine du Grand-Lemps et le second celle de Colombe. En 1908, Auguste-Jules Mézin prend en main un autre tissage, à Rives , composé d’une quarantaine de métiers à tisser. Pour compléter son apport en nature, évalué à 20.000 francs, Mézin prend un associé, Alphonse Sévoz, qui fournit une somme équivalente en espèces. Ce dernier s’occupe de la gestion quotidienne de l’établissement rivois, tandis que Mézin s’occupe de la direction générale des deux tissages. Malgré la séparation juridique des deux tissages, Mézin prévoit « de faire exécuter dans son usine sise à Colombe tous travaux préparatoires tels que l’ourdissage, le dévidage, le bobinage ». Puis dans les années 1920, Alexandre-Romain Mézin fonde avec quelques associés la SIEGL, une entreprise d’impression sur étoffes au Grand-Lemps 2940 .
Déjà, l’adoption du métier à tisser mécanique favorise la surproduction. En outre, le capital immobilisé étant plus élevé que pour des métiers à bras, le façonnier doit impérativement faire tourner ses métiers mécaniques pour rentrer dans ses fonds, ce qui le pousse une nouvelle fois à accepter les conditions des fabricants.
La plaine de la Bièvre fait figure de « nouvelle frontière », avec seulement quatre usines importantes : Couturier à Bévenais , au Grand-Lemps et à La Frette , et l’usine Girodon à Saint-Siméon-de-Bressieux . Quelques petites fabriques sans ambition vivotent, comme celle de Pierre de Nolly à Saint-Geoirs . Mais la contrée est encore largement sous-exploitée par la Fabrique lyonnaise, car elle constitue la limite occidentale de l’aire d’extension du tissage en Bas-Dauphiné. Si des clauses protègent les Dubois dans la commune de La Frette, elle n’est pas réellement efficace au-delà, puisque dans les années suivantes, toute cette contrée se couvre d’usines : Bonvallet à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs en 1897-1898, Girodon à Viriville , Drevon à Longechenal en 1899… Cette course au suréquipement industriel trouve aussi son explication dans la concurrence que se livrent entre eux fabricants-usiniers et façonniers pour recruter des ouvriers. Mauvais salaires et exode rural ont fini par assécher leurs bassins traditionnels de recrutement, les obligeant à aller toujours plus loin pour chercher de la main d’œuvre. Pour diminuer leurs frais de transport et favoriser la stabilité du personnel, les uns et les autres construisent des tissages de taille modeste au départ, dans de petites communes rurales jusqu’alors ignorées par le tissage. Grâce à cette solution, les ouvriers n’ont plus besoin d’effectuer de longs trajets quotidiens ou hebdomadaires 2941 . Ainsi, la maison lyonnaise Girodon installe des petits tissages mécaniques à Roybon en 1913, puis à Viriville en 1915, près de leur principale usine, localisée à Saint-Siméon-de-Bressieux 2942 .
La famille Monrozier, déjà propriétaire d’un petit tissage à Châtonnay , recupère, par mariage, le tissage Faidides, installé à Nivolas . Ce dernier emploie quatre-vingt-quatorze personnes en 1912, contre seulement vingt et un à Châtonnay 2943 .
Un dernier exemple, celui de la firme A. Dubois & Cie, illustre les transformations de la Fabrique lyonnaise dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’entreprise est formée, selon la légende, en 1848, par Denis Gouillon dit Dubois (1823-1884) 2944 . Les débuts sont modestes, puisque son épouse travaille elle aussi dans les magasins de la rue des Capucins. La maison Dubois se spécialise alors dans le tissage des foulards façonnés, pendant près d’une quarantaine d’années, puis lorsque Denis Dubois transmet son entreprise à ses fils, Alphonse (1855-1936) et Fleury (1863-1940), à partir du premier janvier 1883, ceux-ci se tournent résolument vers la fabrication de mousselines, de marcelines, c’est-à-dire des tissus légers destinés à la mode féminine et à l’exportation. Se lançant enfin dans la « grande cavalerie », ils entreprennent en 1897 la construction d’une vaste usine à La Frette , équipée de deux cents métiers à tisser Diederichs, une contrée où l’on rencontre encore peu de tissages mécaniques, hormis l’usine Couturier, permettant ainsi un recrutement aisé d’une main d’œuvre féminine locale. L’usine possède également un dortoir. La maison Dubois fait alors le choix, à la fin du siècle, de la haute nouveauté avec la fabrication de robes, de lingerie puis d’étoffes imprimées. Au lendemain de la Grande Guerre, trois nouvelles usines sont construites dans des communes limitrophes : à La Côte-Saint-André en 1918, à Saint-Hilaire-de-la-Côte en 1920 et à Saint-Georges-d’Espéranche, plus au Nord, vers Vienne, en 1937. Toujours pour être au plus près de la mode, les Dubois s’inspirent largement des méthodes en vigueur chez Atuyer, Bianchini & Férier , avec par exemple la création d’une succursale à Paris , rue d’Uzès, en 1912 2945 .
AMIOT (M.), 1991, p. 66.
LAGRANGE (J.), 1888, p. 16.
BERGERON (L.), 1983.
ADI, 3E24837, Inventaire après décès d’Alexandre Mézin , fait par Me Métral (Le Grand-Lemps ) le 12 septembre 1900, 9U1802, Justice de Paix de Rives , Acte de société du 8 octobre 1908 et MAURINES (B.), 1996, pp. 76-81.
CHENAVAZ (O.), 1893, p. 2.
MOYROUD (R.), 1995/1996.
APJM, Copie de lettre ms de Lucien Monrozier du 29 janvier 1912.
Fabricant de soieries, Denis Gouillon dit Dubois débute sa carrière comme simple ouvrier en soie, lorsqu’il épouse en 1847, Jeanne-Louise Mottaz, elle aussi ouvrière en soie. À cette époque, leur fortune ne dépasse pas les cinq cents francs chacun. Il devient fabricant de soieries en 1848. Une trentaine d’années plus tard, en 1876, solidement établie, son affaire est évaluée à 106.000 francs environ lors du décès de son épouse et de son fils aîné, militaire dans le régiment des chasseurs d’Afrique à Oran. À son décès, le 27 janvier 1884, il laisse une fortune de 54.980 francs à ses deux fils.
ADI, 9U3361, Justice de Paix de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs , Acte de société devant Me Letord (Lyon ) le 23 juillet 1897, acte de vente, devant Me Letord le 30 juin 1913, et Centenaire de la société A. Dubois & fils, 1848-1948, Lyon, album du centenaire, s.l., s.d. [1948], pp. 9-22.