Les petits façonniers éprouvent les plus grandes difficultés pour transmettre leur affaire. Ayant peu de capitaux, leurs enfants ne peuvent pas moderniser l’entreprise paternelle.
Après avoir hérité de ses trois frères célibataires, Alphonse Couturier organise à son tour sa succession en scindant son affaire en deux sociétés distinctes, sans que l’on sache si cela tient à une mésentente entre ses quatre fils. Une première société est constituée à Bévenais , avec ses fils Louis et Emile, sous la raison sociale Couturier frères 2946 . En 1908, grâce à la commandite de leur mère et de leur sœur, Louis et Emile Couturier fondent une nouvelle société pour vingt ans, avec un capital social de 700.000 francs. Ils gèrent quatre usines à Bévenais (cent vingt métiers à tisser), La Frette (cent dix métiers), Colombe (cent vingt métiers) et Le Grand-Lemps (moulinage et dévidage). Auguste et Régis ont récupéré l’usine de Charavines , construite au début des années 1870, ainsi que la maison de soieries de Lyon , au numéro 9 de la rue Pizay, sous la raison sociale les Fils d’Alphonse Couturier. Le capital de la société de Régis et Auguste Couturier est plus modeste, 300.000 francs 2947 .
À Jallieu , chez les Brunet-Lecomte, le passage de témoin entre Henry Brunet-Lecomte et son fils Michel se fait pacifiquement en 1877. Depuis plusieurs années déjà, le fils assiste son père dans la gestion de la manufacture d’impression. Le fondateur consent cette année-là à louer à son héritier ses fabriques de Jallieu pour 8.500 francs par an 2948 . Après une vie passée au service de son entreprise, arpentant quotidiennement ses ateliers, à La Tivollière (Coublevie ), Jean-Marie Brun passe la main à ses fils en 1902, alors qu’il a soixante-treize ans 2949 .
La présence de plusieurs héritiers au sein d’une famille suscite souvent des rivalités pour le contrôle de l’entreprise paternelle. La désunion est à l’origine de plusieurs d’entreprises. C’est le cas de la famille Diederichs, pour les raisons que l’on sait 2950 , avec d’un côté Théophile II Diederichs et de l’autre son frère puîné Louis qui s’établit d’abord à Jallieu puis à Virieu-sur-Bourbre. On retrouve cette rivalité chez la famille Veyre, à Saint-Bueil , au tournant du siècle, avec la constitution du tissage Veyre & Thomas, séparé d’une seconde société Veyre, constituée par une autre branche de la famille, dans la même commune, ou encore dans la famille Jamet, établie aux Abrets . Maximilien Jamet , le fils cadet d’Alexis, fonde son propre tissage avec l’aide financière de son père, aux Avenières , tandis que l’aîné, Jean-Joseph, conserve l’entreprise paternelle. La nouvelle affaire se maintient une dizaine d’années avant de faire faillite lors de la grave crise économique des années 1880, emportant par la même occasion la fortune familiale. La mésentente familiale se retrouve aussi chez les Brunet-Lecomte, à Jallieu, à la troisième génération. À la mort de Michel Brunet-Lecomte , en 1904, ses trois fils, Henry II, René et Michel II reprennent le flambeau conjointement en constituant une société en commandite simple, gérée par l’aîné, Henry II. Profitant d’une clause contenue dans l’acte de société lui permettant de conserver le fonds de commerce à son expiration, Henry II en profite en 1910 pour exclure Michel II de l’affaire, en recourant à la justice. La contestation semble porter sur l’évaluation de l’actif de l’entreprise. René prend le parti de soutenir Henry II 2951 .
La situation de Joseph Bellemin illustre parfaitement la difficulté de la transmission d’une petite ou moyenne entreprise de sous-traitance. Originaire de Domessin, en Savoie, d’un père « maçon tailleur de pierres », Bellemin connaît précocement les chemins de l’Isère. En 1835, alors qu’il doit avoir seulement une vingtaine d’années, il est signalé comme « ouvrier en soie », à Vienne, lors de son mariage avec Jeanne Sève, elle aussi « ouvrière en soie » dans cette ville. De cette union, huit enfants (dont un est porté disparu depuis plus de vingt ans après être parti comme employé de commerce en Amérique) survivent à leur père, décédé le 11 mai 1886, en laissant une fabrique estimée à 12.000 francs environ. Les deux garçons, Vincent et Jean dit Jules, se déclarent tantôt mouliniers de profession, tantôt cultivateurs. Quant aux filles, elles ont épousé des artisans ou des petits commerçants. Joseph Bellemin leur laisse une succession de 18.121 francs, soit moins de 2.600 francs par héritiers (une des filles renonce à sa part). Les cinq filles Bellemin cèdent leurs biens à leurs deux frères qui restent en indivision. Au printemps 1887, Jean Bellemin vend à son tour sa part dans les biens immobiliers paternels à son frère, Vincent, et préfère quitter sa famille. Il se rend d’abord à Genève, puis dans la Drôme, à Tain et enfin à Tournon où il décède le 13 mai 1891 2952 .
Nom du façonnier (2e génération) |
Nom du père ou du beau-père | Adresse | Date de la transmission de la direction de l’entreprise | Age de prise de fonction de l’héritier | Héritier failli ou liquidé |
Victor-Alexis Anselme | Jacques Anselme | La Tour-du-Pin | 1875 | 18 | |
Aimé Baratin | Félix Baratin | Tullins | 1884 | 29 | |
Léon Béridot | Adrien Béridot | Voiron | 1894 | 36 | X |
André Brun | Jean-Marie Brun | Coublevie | 1902 | 35 | |
Michel Brunet-Lecomte | Henry Brunet-Lecomte | Jallieu | 1877 | 37 | |
Henry II Brunet-Lecomte | Michel Brunet-Lecomte | Jallieu | 1903 | 36 | |
Ernest Constantin de Chanay | Alfred Constantin de Chanay | St-Nicolas-de-Macherin | 1873 | (38 ?) | X |
Claude-Marie Chapuis | Claude-Antoine Chapuis | La Tour-du-Pin | 1883 | (23 ?) | X |
Benoît Clémençon | Toussaint Clémençon | Veyrins | 1875 | ? | X |
Louis Couturier | Alphonse Couturier | Bévenais | 1902 | 29 | |
Marc-Louis Crozel | François-Fleury Cuchet | Chatte | 1872 | 35 | |
Eugénie-Marie Cuaz (née Perriot) | Eugène Perriot | Voiron | 1904 | 45 | |
Antoine Dévigne | André Dévigne | La Tour-du-Pin | 1880 | 34 | X |
Théophile II Diederichs | Théophile I Diederichs | Jallieu | 1882 | 26 | |
Louis Diederichs | Théophile II Diederichs | Jallieu, Panissage | 1890 | 30 | |
Aimé-Joseph Douron | Joseph Douron | Voiron | 1879 | 31 | X |
Jean-Marie Faidides | François-Antoine Faidides | Nivolas | 1875 | 20 | |
Antoine Giraud | Maurice Bouvard | Moirans | 1877 | 28 | X |
Joseph II Guinet | Benoît-David Guinet | Apprieu | 1885 | 28 | X |
Jean-Joseph Jamet | Alexis Jamet | Les Abrets | 1874 | 32 | |
Maximilien Jamet | Alexis Jamet | Les Avenières | 1874 | 25 | X |
Francisque Jourdan | François Jourdan | Dolomieu | 1873 | 26 | |
Joanny Jourdan | François Jourdan | Dolomieu | 1873 | 27 | |
Séraphin Martin | Antoine Genin | Moirans | 1873 | 41 | |
Casimir Martin | Séraphin Martin | Moirans | 1893 | 28 | |
Joseph Mignot | Pierre Mignot | Saint-Bueil | 1894 | 22 | |
Michal-Ladichère | Saint-Geoire | ||||
Hyppolite Moyroud | Pierre-Joseph Moyroud | Vinay | 1890 | 18 | |
Pierre de Nolly | Hector Joly | Saint-Geoirs | 1865 | 39 | |
Marius Poncet | Florentin Poncet | Voiron | ? | ? | |
Gustave Veyre | Ambroise Veyre | Saint-Bueil | 1872 | 34 |
Sauf exception, les héritiers de tissages prennent la tête de l’entreprise paternelle autour de trente ans. Ceux qui dirigent une entreprise avant vingt-cinq ans, le doivent souvent au décès précoce de leur père, comme Hyppolite Moyroud, Joseph Mignot , Claude-Marie Chapuis et Victor-Alexis Anselme. Jean-Marie Faidides prend la tête de l’entreprise familiale à vingt ans, mais il est associé à son frère aîné, tandis que leur père les surveille étroitement. Le passage à témoin est généralement peu brutal, puisque les héritiers ont appris leur métier près de leur père, généralement pendant une dizaine d’années. Malgré cette expérience et les conseils paternels, cela ne suffit pas à sauver les héritiers d’une faillite ou d’une liquidation.
ADI, 9U799, Justice de Paix du Grand-Lemps , Extrait de partage devant Me Treppoz, à Voiron , les 10, 13 et 17 janvier 1903.
ADI, 9U3047, Justice de Paix de Virieu, Acte de société sous seing privé du 9 septembre 1903 et 9U799, Justice de Paix du Grand-Lemps , Acte de société devant Me Treppoz, à Voiron , le 30 décembre 1908. Il est probable que la scission a lieu dès 1903.
AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Bail devant Me Coste, à Lyon , le 14 décembre 1877. Les frères Brunet-Lecomte, Henry-Edouard et Victor-René, mènent une carrière assez proche : ils fondent, chacun de leur côté une entreprise en 1844, l’un avec les Perrégaux, à Jallieu , et l’autre avec Guichard à Lyon. Lorsque Henry-Edouard se retire en 1877, son frère décide la même année d’accepter l’entrée dans son affaire de Charles Devillaine, le fils de son associé, amorçant ainsi la transmission à la génération suivante.
Notice nécrologique dans La Dépêche dauphinoise le 27 mai 1904.
ROJON (J.), 1996a.
AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Procès-verbal dactylographié de l’audience du 29 juin 1910.
ADI, 3E19007, Contrat de mariage devant Me Teste du Bailler, à Vienne, le 5 octobre 1835, 3Q18/108, ACP du 1er octobre 1878 (acte de notoriété devant Me Marion du 26 septembre 1878, 3Q18/134, ACP du 5 août 1886 (Cession devant Me Rochas du 30 juillet et 3 août), 3Q18/137, ACP du 1er juin 1887 (Cession-licitation devant Me Rochas, le 24 mai), 3Q18/150, ACP du 1er juin 1891 (Acte de notoriété devant Me Rochas du même jour), 3Q18/359, Mutation par décès du 16 novembre 1886.