Des femmes aussi.

Comme l’ont déjà relevé plusieurs études, les milieux d’affaires sont avant tout un univers masculin 2953 . Chez les façonniers du textile, quelques femmes parviennent à s’imposer à la direction d’entreprises, mais le plus souvent, ce sont des veuves ou des filles d’entrepreneurs qui gèrent l’héritage familial dans l’attente que leur propre fils en prenne la tête.

Le phénomène n’est pas nouveau et n’a rien d’exceptionnel 2954 . Sous le Second Empire, dans l’industrie de la soie, la présence de patronnes se repère surtout dans le moulinage, peut-être parce que l’émancipation féminine y est plus avancée, mais aussi parce que l’intensité capitalistique y est moins poussée. La dernière explication possible repose sur la survivance de l’esprit corporatif au sein de la Fabrique lyonnaise : en effet, sous l’Ancien Régime, les veuves de maîtres-mouliniers sont autorisées à succéder à leur défunt époux, mais elles ne doivent pas se remarier. En 1869, à Lyon , il n’y a que quatre patronnes de moulinages, le plus souvent âgées 2955 .

En cas de décès prématuré d’un entrepreneur ne disposant que d’héritiers mineurs, sa veuve se révèle parfois une gestionnaire idéale pour assurer la transition. La veuve Jandard figure sans doute parmi les plus entreprenantes et les plus dynamiques. L’épouse, du vivant de son mari, intervient donc de façon active dans la gestion de l’affaire familiale. En 1849, son mari, Aimé Jandard 2956 , transforme un battoir à chanvre, à Nivolas , en bordure d’un canal dérivé de l’Agny, en tissage de soie. Le décès prématuré de Jandard en 1850 n’empêche nullement sa veuve de poursuivre le développement de la jeune entreprise. En février 1850, lorsque son mari meurt, Eulalie Brunet hérite avec ses deux enfants d’une fabrique en cours de construction. Deux ans plus tard, alors que le tissage n’occupe qu’une quinzaine d’ouvriers sur onze métiers à tisser, elle ambitionne de les porter respectivement à quatre-vingts et quarante-huit. Lorsque la Veuve Jandard décède à son tour, à l’automne 1861, elle possède vingt-quatre métiers à tisser dans sa fabrique. Son tissage est évalué à 42.230 francs lors de la vente aux enchères qui suit 2957 . Déjà, entre 1860 et le milieu des années 1870 en Bas-Dauphiné, Laurence Burdy, veuve d’Anselme Riboud , tente de gérer le moulinage familial, situé aux Eparres , non loin du tissage Alexandre Giraud , de Châteauvilain . Mais sans compétence précise, l’entreprise ne cesse de décliner sous le Second Empire, au point de ne compter plus que dix ouvrières, contre cinquante quelques années plus tôt 2958 . En août 1883, Philippe Maître, exploitant une fabrique d’effilochage de laine et un tissage de soieries à Tullins décède prématurément, en laissant deux enfants mineurs. Sa veuve prend la suite. Cependant, la crise industrielle fragilise sa position et l’oblige à louer son tissage à partir d’octobre 1887 pour 4.500 francs annuels. Elle conserve la fabrication des produits effilochés jusqu’à sa faillite à la fin de la décennie 2959 .

Pierre Mignot décide en 1882 de monter sa propre affaire grâce à l’aide de sa femme, Dominique Heppe 2960 . Tous deux travaillent côte à côte dans l’usine, lui probablement dans les ateliers, elle sans doute dans le bureau. Elle émarge d’ailleurs sur le registre de paye de l’entreprise. Lorsque Pierre Mignot décède en 1894, à l’âge de cinquante-quatre ans, sa veuve dirige quelques temps le tissage conjointement avec son fils Joseph 2961 . Une situation assez similaire se retrouve à Vinay , chez les Moyroud. Lorsque Pierre Moyroud disparaît en 1881, en pleine force de l’âge, à trente-neuf ans, son fils Hippolyte-Joseph n’a que neuf ans et sa sœur aînée un an de plus. Sa veuve, née Thouvard, préfère alors louer le tissage et vivre de ses loyers. Cependant, ses locataires, victimes de la crise industrielle, doivent liquider leur affaire. La jeune femme décide de reprendre alors à son compte le tissage de soieries avant d’y faire entrer assez rapidement son fils.

À l’extrême fin du siècle, la veuve Valette assure l’exploitation de l’importante usine-pensionnat du Rivier, à Apprieu , vendue par les héritiers de Benoît-David Guinet, après leur déconfiture, à Jean-Baptiste Bret et à Jay, qui s’empressent de la louer à cette patronne. Elle dirige d’une main ferme ce tissage de deux cent cinquante métiers mécaniques 2962 . Mme Cuaz, à Voiron , dirige à partir de 1904 le tissage comportant entre cinquante et soixante métiers, fondé quelques années auparavant par son père, Eugène Perriot , qui a pris sa retraite. Son entreprise, quoique de taille moyenne – entre cinquante et cent salariés – ne travaille plus à façon, mais « traite directement avec les acheteurs ». En l’absence d’intermédiaires prenant une commission, Mme Cuaz est en mesure d’offrir à ses clients des tarifs intéressants 2963 . Plus modestement, la veuve Thomas dirige un moulinage et un dévidage à Voiron depuis 1903, fondés une décennie plus tôt par son défunt mari 2964 . Dans la grande bourgeoisie, chez les Diederichs, les femmes restent à l’écart des affaires. À Saint-André-le-Gaz , la veuve de Gabriel Rostagnat décide d’exploiter le tissage mécanique appartenant au couple Villien : l’affaire ne comporte que onze métiers à tisser mécanique 2965 .

Les femmes sont donc peu nombreuses dans le monde industriel, directement aux commandes d’entreprises. Les sources privées manquent pour décrire leur implication aux côtés de leurs époux. Mais il est probable que chez les petits façonniers, l’épouse ait toute sa place dans les ateliers pour assister son mari.

Notes
2953.

Les études sur les femmes d’affaires (industrie ou commerce) sont finalement assez rares. BASKERVILLE (P.), 2006.

2954.

Voir par exemple CHASSAGNE (S.), 1981 ou le numéro spécial « Femmes d’affaires », Annales du Midi, 1, 2006.

2955.

AUZIAS (C.) et HOUEL (A.), 1982, p. 64.

2956.

D’après SHERIDAN (G. J.), 1991, il existe en 1848-1849, dans le faubourg de la Croix-Rousse, un café Jandard qui servait de quartier général aux Voraces. L’Echo de la Fabrique, n°44, du 3 novembre 1833, mentionne un Jandard, chef d’atelier à Lyon . Voir Echo-fabrique.ens-Ish.fr.

2957.

ADI, 3Q4/719, Mutation par décès d’Aimé Jandard du 16 août 1850, 7S2/156, Règlement d’eau et procès-verbal de visite des lieux de l’usine Jandard, par l’ingénieur le 13 août 1852, 3Q4/724, Mutation d’Eulalie Brunet du 15 mai 1862, 3Q4/92, ACP du 7 mars 1863 (liquidation devant Me Rolland, à Bourgoin , le 6 mars).

2958.

ADI, 162M3, Lettre ms du maire des Eparres adressée au préfet de l’Isère le 2 mars 1870.

2959.

ADI, 7U1020, Tribunal civil de Saint-Marcellin , Rapport ms de la faillite veuve Philippe Maître & Cie, sd [1889].

2960.

Au sein de la petite et moyenne bourgeoisie d’affaires, il convient peut-être de nuancer le schéma défini par SMITH (B.), 1989, à propos d’un retrait des femmes dans la sphère privée, à l’écart de la gestion quotidienne de l’entreprise dans la seconde moitié du XIXe siècle.

2961.

APM, Lettre ms (brouillon) de Joseph Mignot à Dubost, le 5 décembre 1912.

2962.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1905.

2963.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1907 et Dictionnaire biographique départemental de l’Isère, dictionnaire biographique et album, Paris , Librairie E. Flammarion, 1907, p. 313.

2964.

Dictionnaire biographique départemental de l’Isère, dictionnaire biographique et album, Paris , Librairie E. Flammarion, 1907, p. 970.

2965.

ADI, 9U367, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société devant Me Descotes, à Corbelin , le 31 janvier 1906.