Une nouvelle génération de façonniers.

Le déclin du tissage à bras entraîne l’apparition d’une nouvelle génération de petits façonniers. La première génération de façonniers, qui a débuté sa carrière sous le Second Empire, ne parvient pas à donner naissance à un capitalisme familial. La dureté de la tâche et la faiblesse des bénéfices n’encouragent pas leurs enfants à poursuivre l’entreprise paternelle.

Sur les quatorze patrons ne laissant à leurs héritiers que des dettes ou un certificat d’indigence, huit ont fondé leur tissage sans l’assistance familiale. On peut ajouter à cet ensemble Honoré Bruny et Maximilien Jamet qui, bien qu’ayant créé leur propre entreprise, ont bénéficié dans leur jeunesse de l’aide financière respectivement de leur oncle et de leur père, avant de s’établir à leur compte. Si l’on examine, les sept entrepreneurs ayant une succession inférieure à 10.000 francs, six ont fondé leur entreprise, contre un seul héritier. Au total sur vingt et une successions médiocres, seize appartiennent à des fondateurs d’entreprise. Il y a donc un cap difficile à franchir, celui de la pérennisation de l’entreprise et de la fortune.

À Corbelin , Justin Goux , né à Lyon en 1858 d’un père tisseur de soieries (décédé en 1865) décide lui aussi de tenter sa chance comme façonnier au début des années 1880 grâce à ses économies et à sa maigre part (environ 1.700 francs) dans la succession de son père, en association avec Emile Savey 2966 . Mais en ces temps de crise industrielle, l’homme se couvre de dettes pour maintenir à flot son entreprise : ainsi en 1886, il obtient au printemps 1886, une ouverture de crédit de 3.000 francs de la part d’un négociant des Avenières , mais en l’absence de travail, il ne parvient à rembourser ses premiers emprunts qu’en s’endettant de nouveau. Finalement les deux associés se séparent à l’occasion de la mise en liquidation forcée de l’entreprise en décembre 1888. Goux ne tarde pas à se refaire une situation, dès 1889 ou 1890 en devenant directeur du tissage Rabatel à Corbelin, propriété d’une maison lyonnaise et d’un façonnier aisé. Cependant, dès le second semestre 1892, Goux quitte son nouveau patron pour récupérer son indépendance perdue. Pour restaurer son entreprise, il multiplie les obligations hypothécaires chez le notaire de Corbelin (plus de 31.000 francs) jusqu’à son décès pendant l’été 1897, dont il ne parvient pas à se libérer. La valeur de son tissage ne dépasse pas alors les 6.000 francs. Sa veuve, Césarine Morin, s’empresse de louer les locaux industriels à deux contremaîtres en soieries de Corbelin, Frédéric-Antoine Rivier, un ancien commis en soieries de la maison Ponson & Cie, et Antoine-Louis Pinjon qui souhaitent eux aussi tenter l’expérience de l’indépendance 2967 .

Louis Charlin , héritier d’une petite lignée de façonniers en soieries, crée à Aoste en 1893 son entreprise de dévidage dans les anciens locaux de la fabrique familiale, dont l’activité avait cessé quelques années plus tôt. Grâce à un capital de 15.000 francs et à l’arrivée d’un associé, Léon-Louis Viallet, un employé de commerce, il relance l’entreprise familiale. Viallet est chargé de la comptabilité. Avec vingt-deux lits en fer, ils prévoient de loger tout ou une partie de leur personnel. Trois ans plus tard, lors de la dissolution anticipée de la société, l’actif est évalué à 10.000 francs, en matériel, dont 3.000 francs pour les neuf mécaniques à dévider et 2.500 francs pour les sept détrancanoirs. En revanche, la quarantaine de mécaniques rondes à dévider, probablement anciennes et d’occasion, est évaluée à seulement 800 francs. Les deux associés, avant de se séparer ont entrepris la construction d’une fabrique dans la Loire 2968 .

À Chimilin , François Bellen (décédé le 21 octobre 1913), un garçon du pays né le 23 juin 1849, fils de propriétaires cultivateurs, fonde son tissage à la fin du XIXe siècle, après avoir débuté sa carrière professionnelle à Lyon comme tisseur et chef d’atelier. Lors de son mariage en 1874, il possède deux métiers à tisser dans l’appartement qu’il occupe rue Cuvier, à Lyon, tandis que son épouse, Marie-Euphrosine Guinet, âgée de vingt et un ans, elle aussi originaire de Chimilin s’occupe de dévider la soie dans son village natal. Son frère aîné, Jean Bellen, est alors employé de fabrique à Chimilin. On retrouve ici le schéma démographique et migratoire repéré un demi-siècle plus tôt avec la migration temporaire et le retour au pays. Disposant ainsi d’un certain capital social à Chimilin, François Bellen se fait élire maire. À son décès, Jean Bellen, son fils né à Lyon, déjà employé depuis quelques années dans l’entreprise familiale, reprend le flambeau avec un associé, Louis-Antonin Boccon. Le capital social de la société Bellen & Boccon n’est que de 20.000 francs 2969 . Probablement au début des années 1890, Henri-Joseph Perrod et Georges-Claude Col (originaire de Dolomieu ) fondent à leur tour une affaire de tissage à façon de soieries dans la commune. Leur capital fixe, soit une fabrique et le matériel, est évalué à 20.000 francs en 1896. Perrod possède également 15.000 francs en espèces, hors de l’entreprise, soit une fortune estimée à 25.100 francs. Bien que la fortune de son associé soit grevée d’un lourd passif, il possède un mobilier évalué dans son contrat de mariage à mille francs, ainsi que pour 14.879 francs en espèces ou en valeurs, en 1901. Jusqu’à l’automne 1906, il semble que les deux partenaires ne soient que locataires de leur fabrique. À cette date, ils font l’acquisition d’une fabrique pour 20.000 francs. Cinq ans plus tard, Col emprunte 30.000 francs chez un notaire, sans que l’on en connaisse l’usage 2970 .

Figure 39–Le tissage Fragnon à Chimilin , vers 1900.
Figure 39–Le tissage Fragnon à Chimilin , vers 1900.

Source : coll. privée.

Toujours à Chimilin , Auguste-Gaspard Fragnon (décédé le 31 janvier 1951), un ancien contremaître en soieries originaire de Faverges, décide à l’automne 1899 de s’associer avec un ancien militaire devenu gareur, Joseph-Louis Quinquet, pour créer son propre tissage. Deux ans plus tôt, en avril 1897, il a fait l’acquisition pour 12.000 francs d’une maison et d’un petit lopin de terre dans cette commune. Puis, quelques mois plus tard, Fragnon a épousé Adèle-Joséphine-Marie-Aimée Bellin , dont le père, Pierre, vient de se mettre à son compte à Corbelin . Bellin fait donation à sa fille de 9.000 francs. Quinquet possède dans le village de Chimilin une petite fabrique mécanique et à bras qu’il consent à louer à la nouvelle société. L’affaire est modeste avec un capital social réduit à 4.000 francs seulement. Cependant, afin de se constituer un fonds de roulement et d’améliorer leur outil industriel, l’un des associés, Quinquet, emprunte 10.000 francs dans les jours qui suivent auprès du notaire local, tandis que Fragnon n’emprunte que 2.000 francs. Leur affaire connaît un réel succès comme l’atteste ses débours d’argent fait en 1913 : il fait donation à sa fille, à l’occasion de son mariage, d’une somme de 15.000 francs 2971 .

Non loin de là, à Corbelin , la carrière de Pierre-Louis Bellin offre un exemple édifiant d’ascension sociale. Probablement originaire de Chimilin où ses parents apparaissent comme « propriétaires » dans les actes notariés, il débute sa carrière comme employé de soieries à Corbelin, lorsqu’il épouse au printemps 1870 une ouvrière dévideuse de soie d’Aoste. Il ne possède alors en tout et pour tout que quelques fripes et meubles, soit 400 francs 2972 .

À Burcin, un village près du Grand-Lemps , Joseph Fortoul 2973 , un ancien directeur de tissage au service d’un fabricant lyonnais, et son associé, Joseph Vittoz 2974 , séduits par la croissance de l’industrie soyeuse, décident en 1910 de tenter également leur chance. Ils font donc édifier en commun une usine sur une parcelle appartenant à l’origine à la famille Vittoz, mais acquise par Fortoul pour 1.100 francs. Le capital social de l’affaire est de 40.000 francs, dont les trois quarts fournis par Fortoul, sans compter l’usine. Afin d’assurer les bases financières de la société, il est prévu que les bénéfices des trois premiers exercices soient affectés à un fonds de réserve. Comme de nombreux confrères associés, ils se partagent les tâches au sein de l’usine, Fortoul prend la direction de l’affaire et s’occupe des relations avec les clients, tandis que Vittoz, probablement gareur de son état, se charge du matériel et de la production. À l’automne 1922, la société est renouvelée, Fortoul ayant alors un apport évalué à 35.000 francs 2975 .

Romain Bonvallet , jeune homme né à Châbons en 1863, suit lui aussi la voie professionnelle lyonnaise avant de s’installer à son compte. Fils d’un employé de chemin de fer, il quitte son pays natal pour devenir employé dans une maison de fabrique, à Lyon , jusqu’en 1897. Il s’établit alors à Succieu comme façonnier, peut-être avec son père, à quelques kilomètres de l’usine Alexandre Giraud & Cie, de Châteauvilain . L’année suivante, profitant du soutien du conseiller général de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs , il construit une nouvelle usine au cœur de la plaine de la Bièvre.

À Voiron , Léon Jourdan, fils d’un riche négociant de la cité ayant 700.000 francs de fortune, se lance à son tour dans le tissage des soieries. Il loue un tissage de cent cinquante métiers, douze mille francs par an (probablement celui acheté par son père en 1890), ce qui représente environ 5% de son chiffre d’affaires, évalué à 250.000 francs. Pourtant, sa situation financière personnelle est loin d’être difficile, puisque son épouse lui a apporté dans sa corbeille une dot de 65.000 francs 2976 . Ce n’est pas le cas de Moullot, un façonnier sans fortune installé au tournant du siècle à Saint-Jean-de-Bournay . Il loue un tissage mécanique d’une cinquantaine de métiers 2977 . Il bénéficie de la dot de sa femme (60.000 francs), et surtout d’un découvert permanent que lui accorde la banque grenobloise Charpenay & Rey 2978 . Meytral, un de ses confrères récemment installé à Voiron, loue également un tissage de cent quatre-vingts métiers, tandis que Couturier, lui aussi à Voiron, loue deux tissages, dont celui du banquier Carlin , pour 31.000 francs par an 2979 .

Germain Drevon reproduit le schéma rencontré dans la première moitié du siècle. Il quitte le village de Longechenal où demeure son père, veuf, avant la fin des années 1870, pour devenir « employé de commerce » à Lyon , probablement au service d’un fabricant de soieries. À l’automne 1878, il épouse Eugénie Thomas-Billot, une jeune fille originaire de Longechenal. Une vingtaine d’années plus tard, toujours employé de soieries à Lyon, il s’associe avec Clément-Célestin Fournier, un mécanicien-gareur lyonnais, pour créer leur propre tissage à Longechenal. Leurs économies ne suffisent pas et ils doivent emprunter 20.000 francs à un rentier lyonnais, remboursables en deux ans et demi 2980 . Ces quelques exemples illustrent la persistance de l’esprit d’entreprise au début du XXe siècle.

L’idée largement répandue d’un capitalisme familial sclérosé, tourné vers le passé, avec des pratiques routinières, est loin d’être complètement erronée, à la lecture des trajectoires individuelles des façonniers en soieries. La pérennisation des entreprises familiales repose sur l’innovation technique et commerciale 2981 . Or, la faiblesse des fortunes de certains façonniers laisse songeur quant à leurs capacités d’investissement : l’achat d’un métier à tisser mécanique coûte probablement dix fois plus cher qu’un métier à bras. Ils ont toujours la possibilité d’acquérir du matériel d’occasion, mais cet investissement représente toujours quelques centaines ou milliers de francs, soit un montant conséquent pour de petites entreprises et une réelle prise de risque pour eux. Tant et si bien que sans investissement majeur, ils lèguent à leurs héritiers des entreprises vétustes, avec un matériel désuet. Devant ce lourd handicap, ceux-ci préfèrent renoncer. Quant à l’absence d’initiatives, elle tire sa source dans la soumission des façonniers à leurs donneurs d’ordres et leur déconnexion complète avec les marchés.

Notes
2966.

Façonnier en soieries, Etienne-Emile Savey, alors simple « ouvrier tisseur d’étoffes de soie », installé à Corbelin , épouse au printemps 1874 une jeune dévideuse en soie, Marie-Amélie Marion-Léonard. Savey ne possède alors que ses fripes, estimées à cent francs.

2967.

ADI, 3Q18/121, ACP du 17 juillet 1882 (obligation devant Me Reynaud, à Aoste, le 4 juillet), 3Q18/128, ACP du 6 octobre 1884 (cession devant Me Reynaud, à Corbelin , le 30 septembre), 3Q18/129, ACP du 2 février 1885 (transport et obligation devant le même notaire le 30 janvier), 3E28057, Ouverture de compte de tutelle devant Me Descotes, à Corbelin, le 11 janvier 1887, 3Q18/136, ACP du 19 avril 1887 (obligation devant Me Descotes, à Corbelin, le 4 avril), 3Q18/138, ACP du 4 août 1887 (obligation et quittance subrogative devant le même notaire le 29 juillet), 3Q18/143, ACP du 7 janvier 1889 (procès-verbal de comparution devant le même notaire le 4 janvier), 3Q18/150, ACP du 28 juillet 1891 (procuration du 27 juillet), 3Q18/373, Mutation par décès de Justin Goux le 20 décembre 1897 et 3Q18/169, ACP du même jour (cloture d’inventaire le 15 décembre) et du 4 janvier 1898 (bail du 24 décembre 1897).

2968.

ADI, 9U361, Justice de paix de Bourgoin , Acte de société du 6 septembre 1893 et 9U362, Acte de dissolution du 15 juin 1896. Le capital fixe est ainsi évalué à 28.000 francs (outre les montants évoqués plus haut, il y a aussi un moteur à pétrole et la nouvelle fabrique située dans la Loire), contre deux mille francs pour le capital circulant. En revanche, les bâtiments ne sont pas comptabilisés dans l’actif, car la société n’est que locataire à Aoste.

2969.

ADI, 3E28146, Contrat de mariage devant Me Reynaud, à Corbelin , le 11 décembre 1874, 9U372, Justice de paix de Bourgoin , Acte de société sous seing privé du 27 juillet 1913 et 3Q18/406, Mutation par décès du 20 avril 1914.

2970.

ADI, 3Q18/164, ACP du 26 mai 1896 (contrat de mariage de Perrod, devant Me Rochas, le 21 mai), 3Q18/179, ACP du 10 septembre 1901 (contrat de mariage devant Me Darragon, à Aoste, le 4 septembre) et 3Q18/558, Répertoire général, vol. 45 c. 1063, Fiche de Georges Col. Col, veuf de Marie-Louise Bellin , épouse en 1901 Julie-Joséphine Guillermier. Sa fortune brute est de 25.879 francs, mais elle est grevée d’un passif de 9.000 francs. Il décède le 7 mars 1929.

2971.

ADI, 3E28078, Contrat de mariage devant Me Descotes, à Corbelin , le 24 novembre 1897, 3Q18/174, ACP du 2 octobre 1899 (bail et acte de société devant Me Darragon, aux Aoste, le 23 septembre) et du 10 octobre suivant (obligations devant le même notaire le 8 octobre).

2972.

ADI, 3E18955, Contrat de mariage devant Me Proby, à Aoste, le 29 avril 1870.

2973.

Façonnier, Joseph Fortoul naît à Lyon en 1854. En 1882, alors simple employé chez Algoud frères, au Grand-Lemps , il épouse Alexandrine Jacolin ( 2 septembre 1899), une ouvrière en soie d’Apprieu . Son père, Jean-Baptiste Fortoul, est alors chef d’atelier à La Tour-du-Pin . Puis, en secondes noces, Joseph Fortoul se marie avec Marie-Joséphine Vittoz . À partir de 1885, il prend la direction du tissage Algoud frères. Fortoul décède à Burcin le 22 juin 1924.

2974.

Façonnier, Joseph-Séraphin Vittoz est né dans le village du Pin en 1882. Il épouse au début du XXe siècle Louise-Joséphine Vittoz.

2975.

ADI, 9U799, Justice de paix du Grand-Lemps , Acte de société devant Me Pinel, au Grand-Lemps, le 18 août 1910, 3Q10/371, Bureau du Grand-Lemps, Répertoire général, v. 29, c. 352, Fiche de Joseph Fortoul .

2976.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1902.

2977.

Probablement l’ancien moulinage Belin .

2978.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1902.

2979.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, années 1905 et 1907.

2980.

ADI, 3E17277, Contrat de mariage devant Me Genevey, à La Frette , le 21 septembre 1878, 3Q18/174, ACP du 10 octobre 1899 (obligation devant Me Genin, à Pont-de-Beauvoisin , le 1er octobre).

2981.

DAUMAS (J.-C.), 2003a, pp. 25 et sq.