La dimension familiale de ces entreprises explique logiquement la quasi-absence des sociétés anonymes 2989 : la première est fondée par les Diederichs en mai 1882, avec un capital initial de 3.500.000 de francs (dont deux millions effectivement versés), divisé en sept mille actions 2990 .
Les Diederichs sont rapidement suivis par Séraphin Favier , alors maire de Voiron , qui, soumis aux effets calamiteux de la crise économique des années 1880, transforme l’entreprise fondée par son père en une société anonyme à l’automne 1884, au capital de 1.270.000 francs (deux mille cinq cent quarante actions de 500 francs chacune). Favier a déjà préconisé ce changement de statuts à son confrère voironnais Tournachon , en décembre 1876, pour résoudre ses difficultés financières 2991 . Comme chez les Diederichs, le contrôle de l’entreprise demeure entre ses mains, puisque ses apports en nature (deux usines, différents biens immobiliers) lui assurent la possession de deux mille quatre cents actions. Favier bat le rappel à l’occasion puisque les cent quarante actions restantes sont souscrites par des collègues façonniers ou industriels voironnais intéressés à sa survie (comme les fabricants de métiers à tisser Tournier ou Marquis, les façonniers Jules Tivollier , Florentin Poncet , Joseph Pochoy, Séraphin Martin , Antoine Dévigne de La Tour-du-Pin ou Alphonse Couturier de Bévenais , le notaire Victor Margot , le papetier Guérimand), mais aussi quelques membres de la Fabrique lyonnaise (Armandy & Cie, Louis Lupin qui est le plus gros souscripteur avec vingt et une actions) ; la plupart ne s’engagent que pour une ou trois actions, voire cinq pour les plus généreux. Pris individuellement, cet investissement ne leur coûte pas très cher, à peine quelques centaines de francs. Mais pour Favier, il représente l’arrivée d’argent frais dans ses caisses, soit 70.000 francs, une somme dérisoire rapportée à l’échelle de son entreprise, mais c’est sans doute le seul moyen pour améliorer sa trésorerie et préserver sa fortune personnelle 2992 .
Puis, moins d’une dizaine d’années plus tard, au printemps 1892, c’est au tour d’Antoine Giraud , avec son beau-frère Raoul Verny, de transformer le tissage fondé par son beau-père, Maurice Bouvard , à Moirans , en société anonyme sous la raison sociale Tissages Mécaniques à Moirans, et d’établir le siège de la nouvelle entreprise à Lyon , rue Mercière puis sur le cours de la Liberté. Le choix d’un siège à Lyon se comprend mieux à la lecture dans les statuts de l’objet de l’entreprise, le tissage « et au besoin, le commerce des tissus et matières premières ». Pour compenser la baisse des commandes, Antoine Giraud est prêt à devenir son propre donneur d’ordres. Le tissage comporte alors trois cent trente métiers à tisser en activité, sans compter les cent cinquante-neuf autres métiers non encore installés. Contrairement aux sociétés anonymes précédentes, le montant du capital ne franchit pas le million de francs, puisqu’il s’élève modestement à 400.000 francs (huit cents actions de 500 francs). Au tournant du siècle, Giraud reçoit de nombreux ordres de la maison lyonnaise J. et P. Michel & Cie. Cependant, l’aventure s’arrête en 1906 avec la dissolution, sans doute en raison de difficultés financières 2993 . Les motivations de Giraud nous échappent : a-t-il voulu donner de l’expansion à ses affaires en recherchant de nouveaux capitaux ? A-t-il préparé sa succession (sa fille unique n’étant pas apte à prendre la suite) ? En 1895, des cimentiers grenoblois fondent à leur tour une société anonyme des Tissages mécaniques de Voreppe , au capital initial de seulement 192.000 francs. La modestie du capital s’explique par l’intérêt secondaire que les investisseurs portent à cette affaires : elle n’est qu’un faire-valoir pour donner du travail aux épouses et aux filles de leurs ouvriers cimentiers 2994 .
En 1907, une société anonyme des Prairies est fondée à Voiron , avec un modeste capital, par divers industriels locaux afin d’acquérir le tissage vendu par la maison Irénée Brun 2995 au prix de 140.000 francs. Léon Jourdan, l’un des façonniers de Voiron les plus en vue de la place, est promu au titre d’administrateur 2996 . Quant à Romain Bonvallet qui fonde en 1898 un tissage à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs , il adopte le statut de la société anonyme seulement en 1917.
Enfin, au début du siècle, c’est au tour de la famille Michal-Ladichère d’ouvrir largement le capital de son tissage. En 1907, Michal-Ladichère, Boisson & Cie est transformée en société en commandite par actions, avec la création de quatre mille quatre cents actions de 500 francs chacune (en 1902, le capital social de l’entreprise était de 705.000 francs). Les quatre associés primitifs, André Michal-Ladichère , son neveu Henri, sa belle-sœur Mme Henri I Michal-Ladichère (mère du précédent) et François-André Boisson, apportent à la nouvelle société les usines et le matériel en échange de deux mille actions entièrement libérées. Pour la souscription du solde, ils privilégient un actionnariat plus populaire et plus dispersé, avec cent trente-six souscripteurs. Certes, quelques grands noms entrent dans l’affaire, comme des marchands de soie lyonnais (Armandy & Cie, Jules Brisson, la famille Payen), des fabricants de soieries (Henry Bertrand, Chanay & Pupat), des industriels (Casimir Brenier de Grenoble, Louis Bruel de Renage , Paul Desarbres de Charavines , Marius Rossignol de Voiron , Paul Vidil), des façonniers (Joseph Cholat de Pont-de-Beauvoisin , Joseph Mignot de Saint-Bueil , Jules Tivollier en retraite à Grenoble) ou des notables (Général Ernest Anglès d’Auriac, le comte de Marcieu), mais pour quelques milliers de francs à chaque fois. La majorité des actionnaires est composée d’habitants de la vallée de l’Ainan, des cafetiers, des ouvriers, des artisans, des commerçants… Ceux-ci ne peuvent souscrire le plus souvent qu’à une ou deux actions, quatre dans le meilleur des cas, or pour participer à l’assemblée générale annuelle, il faut être détenteur d’au moins dix titres. Ainsi, les Michal-Ladichère conservent aisément le contrôle de leur entreprise, mais une part non négligeable du capital est désormais entre les mains de la population locale 2997 . Là encore, il faut souligner la stratégie éminemment clientéliste et politique de cette famille qui tente ainsi, une fois encore, de s’attacher les faveurs des autochtones pour maintenir son influence : les habitants de la vallée, en recevant une part des bénéfices des usines Michal-Ladichère via les dividendes, sont en état de communion avec leurs notables. Leurs sorts sont plus que jamais liés. Au début du XXe siècle (peut-être 1911), Ernest Commandeur fonde une société anonyme des Ets Commandeur, avec un capital de 1.200.000 de francs, dont le siège est installé à lyon, au 4 quai Saint-Clair. La nouvelle société disposera à terme de trois tissages, l’un aux Abrets , le second à Montceau, et le dernier à Fitilieu (en cours de construction en 1911). Joseph Mignot, façonnier à Saint-Bueil, convié pour la pose de la première pierre de l’usine de Fitilieu, refuse de s’y rendre 2998 .
Raison sociale | Date | Lieu | Statuts | Capital (en francs) |
Durée (en année) |
Nombre d’associés |
Sé de Tissages mécaniques de Moirans | 1892 | Moirans (siège à Lyon) | SA | 400.000 | 25 | ? |
Monnet & Chouzy | 1893 | La Bâtie-Montgascon | SNC | 6.000 | 16 | 2 |
Salomon& Dulac | 1893 | Veyrins | SNC | 5.500 | 9 et 2 mois | 2 |
Chemin & Picard | 1894 | Tullins | SNC | 15.000 | 8 | 2 |
Sé de Tissages mécaniques de Voreppe | 1895 | Voreppe | SA | 192.000 | 30 | 9 |
Revol fils & Cie | 1896 | Saint-Clair-de-la-Tour | SNC Com. | 100.000 | 10 | 3 |
Anselme frères | 1897 | La Tour-du-Pin | SNC | 125.000 | 10 | 2 |
Michal-Ladichère frères | 1897 | Saint-Geoire | SNC Com. | 925.000 | 5 | 3 |
Louis Diederichs& Favot | 1897 | Panissage | SNC | 200.000 | 20 | 2 |
Thiot & Gallois | 1898 | Saint-Clair-de-la-Tour | SNC | 50.000 | 20 | 2 |
Débrieux & Héraud | 1898 | Corbelin | SNC | 11.000 | 9 et 6 mois | 2 |
Veyre frères | 1898 | Saint-Bueil | SNC | 90.000 | 5 | 2 |
Drevon,Fournier & Cie | 1899 | Longechenal | SNC Com. | 78.000 | 10 | 3 |
Paillet& Cie | 1899 | Champier | SNC Com. | 100.000 | 5 | 6 |
Fragnon& Quinquet | 1899 | Chimilin | SNC | 4.000 | 10 | 2 |
H. & J. Laurent | 1900 | La Sône | SNC | 84.721 | 10 | 2 |
Béridot & Carlin | 1901 | Voiron | SNC | 20.000 | 15 | 2 |
A. Laforge & Cie | 1901 | Sillans | SNC Com. | 43.000 | 10 | 29 |
Barbier & Virieu | 1901 | Romagnieu | SNC | 75.000 | 20 | 2 |
Verdet & Brunet | 1901 | Voiron | SNC | 40.000 | 13 et 2 mois | 2 |
A. Dulian & Cie | 1901 | Les Avenières | SNC | 420.000 | 9 | 2 |
Lacroix & Carrier | 1902 | Voiron | SNC | 25.000 | 9 | 2 |
J. Moyroud & fils | 1902 | Vinay | SNC | 200.000 | 15 | 2 |
Michal-Ladichère, Boisson & Cie | 1902 | Saint-Geoire | SNC Com. | 705.000 | 5 | 4 |
Fournier & Moulin | 1902 | Longechenal | SNC | 105.000 | 15 | 2 |
Brun frères | 1903 | Coublevie | SNC | 20.000 | 10 | 2 |
Les fils d’Alphonse Couturier | 1903 | Charavines | SNC | 300.000 | 15 | 2 |
Combe & Genin | 1903 | Renage | SNC | 160.000 | 17 et 6 mois | 2 |
P. Tirard & Gentil | 1904 | Coublevie | SNC | 52.000 | 10 et 7 mois | 2 |
E. Cochand & H. Garnier | 1904 | La Buisse | SNC | 80.000 | 20 | 2 |
Imbert frères | 1905 | Dolomieu | SNC | 55.000 | 15 et 3 mois | 2 |
Drevonfrères | 1905 | Longechenal | SNC | 42.000 | 15 | 3 |
L. Bron & Cie | 1905 | Saint-Jean-de-Moirans | SNC | 171.000 | 10 | 2 |
Vve Rostagnat & Cie | 1906 | Saint-André-le-Gaz | SNC | 60.000 | 6 | 3 |
Monnet & Morel | 1906 | La Bâtie-Montgascon | SNC | 10.000 | 10 | 2 |
Rossat & Monin | 1906 | Saint-André-le-Gaz | SNC | 25.000 | 10 | 2 |
Paillet& Cie | 1907 | Champier | SNC | 100.000 | 10 | 2 |
Heil& Genin | 1907 | Jallieu | SNC | 150.000 | 10 | 2 |
H. Michal-Ladichère, Boisson & Cie | 1907 | Saint-Geoire | SCA | 2.200.000 | 30 | 136 |
A. Mézin& Cie | 1908 | Rives | SNC | 40.000 | 10 | 2 |
Bois & Cie | 1909 | Apprieu | SCA | 24.000 | 10 | 10 |
L. & E. Couturier & Cie | 1909 | Bévenais | SNC Com. | 700.000 | 20 | 4 |
Fortoul & Vittoz | 1910 | Burcin | SNC | 40.000 | 10 | 2 |
Pain & Cie | 1910 | Beaucroissant | SCA | 80.000 | 20 | 66 |
Lalechèrepère & fils | 1910 | Saint-André-le-Gaz | SNC | 40.000 | 10 | 2 |
Pernet & Carrier | 1911 | Saint-André-le-Gaz | SNC | 300.000 | 9 et 6 mois | 2 |
H. & J. Laurent | 1911 | La Sône | SNC | 150.000 | 10 | 2 |
Barbier & Fretton | 1912 | Saint-André-le-Gaz | SNC | 10.000 | 8 | 2 |
Henri Bénon & Cie | 1912 | Beaucroissant | SCA | 95.000 | ? | 23 |
F. Rochat & Cie | 1912 | Bizonnes | SNC Com. | 40.000 | 18 | 4 |
Meytral & Palluel | 1913 | Saint-Antoine | SNC | 15.500 | 11 et 10 mois | 2 |
Tissage Porcher & Rivolle | 1913 | Badinières | SNC Com. | 85.000 | 5 | 41 |
Bellen& Boccon | 1913 | Chimilin | SNC | 20.000 | 15 | 20.000 |
Source : Actes de société.
Depuis les années 1880, les entreprises façonnières ont besoin de capitaux plus importants, notamment pour acheter les métiers mécaniques, dix fois plus chers à l’achat que les métiers manuels. Il est désormais moins rare de trouver des sociétés ayant un capital social supérieur à 100.000 francs. Cependant, quelques dizaines de milliers de francs suffisent toujours au début du XXe siècle pour créer un tissage. Contrairement aux fabricants de soieries, les façonniers prévoient des durées plus longues pour leurs sociétés, le plus souvent au-delà de dix années.
Tant les façonniers que les fabricants-usiniers appartiennent à un capitalisme propriétaire 2999 et familial 3000 . Les sociétés anonymes restent toujours majoritairement contrôlées par leurs fondateurs. Les façonniers préfèrent encore largement constituer des sociétés de personnes, pour conserver la maîtrise de leurs affaires. L’entreprise familiale avec des sociétés de personnes, règne sans partage.
D’après FOHLEN (C.), 1956, pp. 103-107, la première société anonyme dans l’industrie cotonnière remonte à 1826, en Alsace. Dans le chanvre, la première SA est signalée en 1839 dans le département de la Vienne et à Alençon. En Isère, la première société anonyme, hors textile, est fondée en 1868. Dans l’industrie lainière, à Sedan,, la première société anonyme est fondée seulement en 1900, avec un capital de deux millions de francs. Voir DAUMAS (J.-C.), 2004, p. 75.
ROJON (J.), 1996a, pp. 50-52. Théophile I Diederichs reçoit 2.960 actions pour ses apports, Louis-Emile Perrégaux trois cent quarante actions, Théophile II Diederichs mille six cents, Charles Diederichs huit cents, Louis Diederichs quatre cents, Guillaume Diederichs (frère de Théophile) huit cents, Joseph Laugier cent (beau-frère de Théophile I Diederichs). En 1883, Théophile I Diederichs vend trois cent quarante actions à des proches.
Mémoire pour M. Doux, négociant à Lyon et M. Rolland… , sd [1877-1879], p. 9.
ADI, 9U3153, Justice de Paix de Voiron , Actes de société des 20 et 25 septembre, du 23 octobre et du 12 novembre 1884.
ADI, 9U1801 et 1802, Justice de Paix de Rives , Acte de société du 1er mars 1892, extrait des assemblées générales extraordinaires des actionnaires du 19 décembre 1892 et du 17 août 1906, ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , année 1901.
ADI, 11U426, Acte de société du 6 août 1895, 9U3160, Justice de Paix de Voiron , Procès-verbal de l’Assemblée générale extraordinaire du 29 juin 1913. Parmi les actionnaires fondataires, on relève les noms de Joseph Allard (le père et le fils), de Jean-François Thorrand et de Victor Nicolet, Verdol & Cie…
ACCAMPO (E.), 1989.
ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1907.
ADI, 9U368, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société du 28 mars 1907.
APM, Lettre dactylographiée d’Ernest Commandeur du 26 juillet 1911.
Voir SCRANTON (P.), 1983, à propos du patronat de Philadelphie par opposition aux sociétés anonymes de Lowell.
Jean-Claude Daumas définit une entreprise familiale de la façon suivante : « une entreprise est familiale est lorsqu’une famille (ou une alliance de familles) possède une part suffisante du capital pour pouvoir exercer une influence déterminante sur le choix des dirigeants et de la stratégie, la transmission de la propriété et du contrôle à la génération suivante et la culture de l’entreprise », dans DAUMAS (J.-C.), 2006.