Un capitalisme populaire.

La décision prise en 1907 par la famille Michal-Ladichère d’ouvrir le capital de leur entreprise, l’une des plus importantes du secteur, à de petits souscripteurs individuels originaires de la contrée, fait quelques émules. Quelques entrepreneurs, peu nombreux à dire vrai, comprennent tout l’intérêt qui s’offre à eux de lancer des souscriptions populaires pour rassembler les fonds nécessaires à la création de leur tissage.

Pendant l’été 1909, Félicien Tournu -Bois fonde à Apprieu , près de Voiron , une société en commandite par actions, Bois & Cie, avec un capital modeste, à peine 24.000 francs grâce à la souscription de quarante-huit actions de 500 francs chacune. Outre ses apports en nature (une usine, le matériel et la clientèle), il parvient à séduire neuf investisseurs, pour la plupart de petits commerçants et agriculteurs du village. Mais il obtient l’appui d’Achille Laforge 3001 , lui-même façonnier à Sillans qui achète douze actions 3002 . On l’a compris, ses ambitions sont modestes en regard des manœuvres des Michal-Ladichère, mais elles révèlent un changement de pratique. Désormais, l’appel aux capitaux dans l’industrie textile n’est plus réservé à quelques initiés.

Un an plus tard, en 1910, c’est au tour d’Adrien-Félix Pain, alors directeur du tissage Couturier, à Bévenais , de se tourner vers un capitalisme populaire, lorsqu’il décide de constituer sa propre entreprise, à Beaucroissant, sous la raison Pain & Cie. Pour rassembler les 80.000 francs dont il a besoin, il fait appel aux petits épargnants de Beaucroissant et de la vallée de la Fure. Son projet séduit au total soixante-cinq souscripteurs, dont neuf ouvrières en soie et vingt-quatre petits propriétaires. En moyenne, les actionnaires, y compris Pain (deux cent cinquante actions), ont acquis douze parts chacun de l’entreprise (sans Pain, la moyenne n’est plus que de 8,4 actions de 100 francs, libérées du quart de leur valeur, par souscripteur). Mais lorsque Pain rédige les actes de la société, il ne possède encore aucun bâtiment, ni matériel, puisque le siège de l’entreprise est fixé dans une salle de la mairie de Beaucroissant. La présence du constructeur de métiers à tisser voironnais Oddon & Granger parmi les souscripteurs, n’est sans doute pas anodin. On peut penser avec raison qu’il est chargé de fournir le matériel de ce nouveau tissage 3003 .

Enfin, en septembre 1913, est fondé le Tissage Porcher & Rivolle, à Badinières , près de Bourgoin et de Châteauvilain , par deux propriétaires, Rémy et Auguste Porcher, ainsi que par un directeur d’usine, alors en poste à Saint-Nazaire-en-Royans. Le capital est modeste, 85.000 francs, dont 50.000 fournis en espèces ou en nature (un terrain) par les trois fondateurs. Cependant, pour composer leur capital, ils en limitent l’accès en proposant des actions au prix unitaire de 500 francs : trente-huit personnes acceptent d’apporter les fonds qui manquent, dont le maire de la commune, qui y voit un moyen d’assurer le développement de sa commune. La plupart, comme chez Pain & Cie, se déclarent propriétaires, épiciers, cafetiers ou artisans 3004 .

Statutairement, ces sociétés en commandites par actions, ont à leur tête un gérant, assisté d’un conseil de surveillance. Chez Pain & Cie, il est prévu que ce conseil se réunisse au moins une fois par trimestre pendant les deux premières années d’existence de l’entreprise, probablement afin de rassurer les petits épargnants qui confient leurs économies, sans aucune garantie de sécurité. Pour séduire ses futurs investisseurs, Tournu -Bois prend soin de leur garantir une rétribution de leur capital à hauteur de 5%. Bien entendu, une assemblée générale des actionnaires doit se réunir chaque année. Dans la répartition des bénéfices, le gérant reçoit la plus grosse part : 65% chez Pain & Cie, 73% chez Bois & Cie ou 90% chez Porcher & Rivolle (mais il y a trois associés gérants).

Ces quelques cas constituent une minorité d’entreprises, mais ils annoncent un phénomène plus large qui se développent pendant les années 1920, avec un nouveau développement du tissage mécanique rural. Grâce à ce capitalisme populaire, le marché pénètre davantage dans les campagnes, grâce à l’appui tacite des habitants.

Notes
3001.

Façonnier en soieries, Achille Laforge est né à Sillans en 1875. Il épouse au début du XXe siècle une Lyonnaise. Il fonde dans son village natal un petit tissage mécanique.

3002.

ADI, 9U799, Justice de Paix du Grand-Lemps , Acte de société du 24 août et Dépôt d’assurance générale des 30 août et 13 septembre 1909.

3003.

ADI, 9U1803, Justice de paix de Rives , Acte de société et déclaration de souscription devant Me Mathais, à Izeaux, le 27 août 1910.

3004.

ADI, 9U372, Justice de paix de Bourgoin , Acte de société devant Me Delay, à Bourgoin, le 12 septembre 1913.