Façonniers-fabricants.

Depuis le milieu du XIXe siècle, régulièrement, des façonniers ont des velléités de s’affranchir de la tutelle pesante des fabricants lyonnais en devenant eux aussi fabricants, en travaillant donc pour leur compte. Les trois façonniers les plus puissants du point de vue industriel et politique du Bas-Dauphiné, Diederichs, Couturier et Michal-Ladichère, changent de statut pour devenir aussi fabricants de soieries.

Cela constitue le chaînon manquant à leur installation industrielle. Alphonse Couturier , propriétaire de cinq tissages mécaniques en Bas-Dauphiné (Bévenais , Le Grand-Lemps , Charavines , Colombe et La Frette ) fonde une maison de soieries à Lyon , place Tholozan dès le milieu du XIXe siècle. Cependant, rien n’atteste de sa survie jusqu’à la fin du siècle. Elle réapparaît à cette époque. Antoine Giraud adopte en 1892 le double statut de façonnier et de fabricant.

À l’automne 1897, Théophile II Diederichs , administrateur délégué des Tissages et Ateliers de Construction Diederichs (TACD), à Bourgoin , décide de scinder l’entreprise familiale en deux branches distinctes : d’un côté l’activité textile, son domaine réservé, de l’autre la construction mécanique, confié à son frère puiné, Charles, centralien de formation. Il apporte donc les trois tissages de soieries (ceux de Bourgoin et de Jallieu en Isère et celui de Saint-Genis-l’Argentière dans le Rhône) à une nouvelle société constituée avec deux fabricants de soieries, Frédéric Lafute 3005 , lui-même originaire de Jallieu et ami de la famille, et son associé commanditaire, Joseph Mouly, sous la raison sociale Lafute & Diederichs. Prévue pour durer quatorze ans et neuf mois, la nouvelle entreprise installe son siège social à Lyon , plutôt qu’à Bourgoin, au n°20 de la rue Lafont, entre la rue de la République et l’Hôtel-de-Ville, sous la codirection de Théophile II Diederichs et de Frédéric Lafute. Par son capital, 1.800.000 de francs 3006 (sans compter les trois tissages et leurs six cent soixante et un métiers à tisser), la nouvelle maison de soieries se classe au sommet de la hiérarchie lyonnaise, pas très loin de L. Permezel & Cie ou des Petits-Fils de C.-J. Bonnet . Les ateliers de construction Diederichs réservent en outre à la nouvelle maison le privilège de leurs découvertes techniques et acceptent de ne pas la conccurencer dans le domaine du tissage. En 1900, trois ans après sa fondation, la maison Lafute & Diederichs réalise un chiffre d’affaires de cinq millions de francs, grâce à des comptoirs installés à Paris , Londres et New York (ce dernier disparaissant probablement vers 1907, avec la fermeture des marchés américains), pour des bénéfices bruts d’environ 200 à 500.000 francs par an. Mais à partir de 1902, la société Lafute & Diederichs (devenue Diederichs & Cie, à la mort de Lafute en 1903) décline et gagne au mieux 100.000 francs par an, et perd même de l’argent pendant certains exercices. En 1906, la maison lyonnaise est même soutenue financièrement par les ateliers de construction Diederichs, grâce à un compte courant de 1.100.000 francs, mais elle participe néanmoins à l’Exposition Franco-britannique de Londres en 1908 3007 .

En 1910, Diederichs & Cie est dissoute, mais Théophile II Diederichs ne désespère pas et forme une nouvelle maison de soieries avec deux nouveaux associés, le Parisien Charles Laval, et le Lyonnais François-Joseph Bertrand, sous la raison sociale Laval, Diederichs & Bertrand, pour une durée de douze ans et un capital social de 900.000 francs. Le siège de la société est transféré au n°3 de la rue de la République. Les tissages Diederichs sont loués pour 30.000 francs par an par la nouvelle entreprise. Mais comme la précédente affaire, les pertes financières s’accumulent et les ateliers de construction Diederichs assurent toujours la survie de la maison lyonnaise grâce à leur compte courant dont le montant atteint 1.800.000 francs en 1911. Ces difficultés de trésorerie n’empêchent nullement la participation de la maison à des expositions internationales, comme à Turin et à Roubaix en 1911, ou à Gand en 1913. En mai 1914, la dissolution est finalement prononcée, sur fond de mésentente entre les associés. Les Diederichs décident de réorganiser leur branche textile : des quatre tissages de soieries, un seul reste en activité dans le giron de la famille, le second (ancien tissage Perrégaux et Louis Diederichs à Jallieu ) est donné en location à un des directeurs, Henri Ochs, le troisième, construit en 1869, est transformé en atelier de construction mécanique et le dernier, à Saint-Genis-l’Argentière (Rhône) n’est pas repris en location à la fin du bail en 1910. Le premier tissage, le plus important avec ses quatre cent cinquante métiers environ, devient une filiale des TACD sous la raison sociale Tissages de Bourgoin , avec à sa tête le gendre de Théophile II Diederichs, Roger Arnal. Quant à Théophile II Diederichs, secondé par son fils Adrien, il fonde à Lyon une nouvelle maison de soieries, Diederichs Soieries, distincte des Ateliers de construction de Bourgoin 3008 .

Chez les Pollaud-Dulian, façonniers aux Avenières , on retrouve la même volonté d’affirmation et d’ascension sociale. Le père, Alexandre, délaisse rapidement sa maison bourgeoise des Avenières, au profit d’un appartement à Lyon puis d’un château dans le département voisin de l’Ain. En 1890, il participe à la souscription, à hauteur de 3.000 francs, des nouvelles actions de la S.a. pour l’industrie de la Soie, une émanation de la banque Veuve Guérin & Fils. Progressivement, il confie la direction de son usine à un directeur, Margand, disposant de larges pouvoirs, promu d’ailleurs au rang d’associé. Quant à son fils, Alexandre II, probablement avec les recommandations et l’argent paternel, il décide en 1911 de devenir fabricant de soieries à Lyon, en s’associant avec Joseph Fructus, déjà établi à son compte. Le jeune Pollaud-Dulian fournit 115.000 francs de mise de fonds contre 85.000 francs pour son partenaire dans la maison Fructus & Dulian, établie au numéro 5 du quai Saint-Clair 3009 .

Louis Carrier, un façonnier établi à Saint-André-le-Gaz au début du XXe siècle forme en 1911 avec Jacques Permet, un fabricant de soieries, une maison à Lyon , au capital de 300.000 francs, et dont le siège se situe rue Désirée. L’apport de Carrier se monte à 200.000 francs, qui correspondent sans doute à l’estimation de son usine et du matériel 3010 .

L’année suivante, en 1912, André et Henri II Michal-Ladichère décident à leur tour de devenir fabricants de soieries. Le succès de leurs amis Diederichs à Lyon , les a probablement encouragés à tisser désormais pour leur compte. Jusqu’à cette date, leurs métiers à tisser battaient surtout pour la maison Chanay & Pupat. À la fin du printemps, Henry II Michal-Ladichère et son associé, François-André Boisson, inaugurent leurs nouveaux locaux lyonnais, situés au numéro 18 de la place Tholozan. Pour assurer le succès de leur opération, ils s’installent donc au cœur du quartier des fabricants, près des maisons les plus importantes 3011 . Pour d’autres, devenir fabricant est un moyen de s’affranchir de la pesante tutelle de ces messieurs de Lyon et de leurs interminables récriminations. Grâce à cette émancipation, le façonnier n’a plus à attendre le bon vouloir du fabricant, surtout lorsque les commissions se font rares. Mais cette intégration des activités commerciales ne s’improvise pas. Encore faut-il disposer de solides relais sur la place lyonnaise, capables d’attirer des clients. Les frères Veyre, de Saint-Bueil , en font l’amère expérience en 1903, lorsqu’ils abandonnent leurs anciens donneurs d’ordres pour se mettre à leur compte. Certes, ils ont pris soin de s’acoquiner avec un Lyonnais qui leur promet plus qu’il ne leur rapporte. Sans travail, les Veyre n’ont d’autre choix alors que de mettre leur personnel au chômage une partie de l’année 3012 .

Les grands magasins parisiens encouragent parfois les désirs d’indépendance des façonniers. Le Bon Marché, Le Louvre ou Le Printemps n’hésitent à traiter directement des affaires avec eux, sans passer par l’intermédiaire des fabricants de soieries, considérés comme des parasites. Des acheteurs en gros ou des représentants des grands magasins visitent des tissages de soieries pour y placer quelques ordres 3013 .

La carrière lyonnaise n’est accessible qu’aux façonniers les plus importants et les plus solides financièrement. Elle leur confère alors un prestige supplémentaire et une plus grande indépendance, puisque désormais leurs tissages fonctionnent sans subir les pressions des fabricants lyonnais. Mais cela revient à déplacer le problème, puisque les façonniers-fabricants doivent chercher des clients pour leur maison lyonnaise.

Notes
3005.

Fabricant de soieries, né à Jallieu le 25 février 1852, d’un père « imprimeur sur étoffes » à la fabrique Perrégaux, il fait des études au Collège de Bourgoin , où il côtoie Théophile II Diederichs . Appartenant à une longue lignée d’imprimeurs sur étoffes au service des Perrégaux, il entre d’abord comme simple employé au sein de la maison Mermet & Mouly, avant d’être associé aux affaires par son patron, Joseph Mouly, sous la raison sociale J. Mouly & Lafute, après le décès de Mermet au printemps 1879. Lafute ne fournit qu’un tiers du capital soit 50.000 francs, équivalent sans doute à sa part dans les bénéfices de la précédente affaire. En juin 1890, Joseph Mouly passe la main et accepte de le commanditer sous la raison sociale F. Lafute & Cie, à hauteur du tiers, soit 250.000 francs. Il siège à la chambre syndicale de la Fabrique lyonnaise en 1891 et 1892, avant de démissionner. Sans héritier, et ayant toujours de solides attaches familiales à Bourgoin et Jallieu, il accepte de s’associer aux Diederichs (d’autant que Théophile II Diederichs, alors patron de l’entreprise, est l’époux d’Adrienne Perrégaux), fondant la maison Lafute & Diederichs . À sa mort, le 14 juin 1903, il laisse à sa femme, Henriette-Mathilde Guex, épousée neuf ans plus tôt, et à sa fille, 867.361 francs.

3006.

Lafute & Cie apporte 20.000 francs au titre de sa clientèle et 1.480.000 francs en argent, marchandises et matières premières, tandis que les TACD fournissent 300.000 francs en espèces ou accessoires et la jouissance de ses quatre tissages (trois jusqu’en 1897, le quatrième étant récupéré à partir de 1909 avec la liquidation des affaires de Louis Diederichs ).

3007.

ADI, 23M14, Dossier de Légion d’Honneur, Lettre ms, auteur inconnu et sd [1900], ACBJ, Fonds Diederichs, Procès-verbal de l’assemblée générale des actionnaires, années 1897, 1903-1910, APJD, Rapport dactylographié de Charles Diederichs , sd, [1904-1907], RICHARD (E.), 1908, pp. 23 et 64. Après le décès de Lafute en 1903, le capital de la société est réduit à 1.050.000 francs, tandis que le partage des bénéfices s’effectue à 87% en faveur de Diederichs.

3008.

ROJON (J.), 1996a, pp. 63-65.

3009.

ADR, 6Up, Acte de souscription devant Me Berloty, à Lyon , le 19 février 1890, Bulletin des Soies et des Soieries, n° 1810, du 13 janvier 1912. La maison se lance sur le créneau des étoffes brochées, des articles du Levant et des dorures. Joseph Fructus élargit son entreprise en se trouvant de nouveaux associés dans les mois qui suivent.

3010.

Il ne figure pas dans le corpus prosopographique, dans la mesure où sa carrière comme patron débute tardivement par rapport à la période étudiée. ADI, 9U370, Justice de paix de Bourgoin , Acte de société sous seing privé du 6 mars 1911 et Bulletin des Soies et des Soieries, n°1768 du 25 mars 1911. Louis-Marcellin Carrier décède à Saint-André-le-Gaz le 17 août 1930.

3011.

Bulletin des Soies et des Soieries, n° 1832, du 15 juin 1912 et ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon , année 1905. Fondée en 1903, la maison Chanay & Pupat ne dispose que d’un modeste capital, 120.000 francs. Il semble que contrairement aux autres fabricants lyonnais, elle ne possède pas de fonds de dessin, mais qu’elle serve uniquement d’intermédiaire (ou de prête-nom) entre Michal-Ladichère et des clients potentiels.

3012.

ADI, 166M7, Pétition ms des ouvriers de l’usine Veyre adressée au Préfet de l’Isèrele 23 novembre 1903.

3013.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 429.