Avant les années 1890, les salaires versés aux ouvriers représentaient environ le tiers du montant des façons. Avec la baisse du tarif par les fabricants lyonnais dans le dernier quart du XIXe siècle, cette part augmente au point de représenter en moyenne entre 40 et 50% du montant des façons 3014 .
La masse salariale compose donc le poste le plus important du prix de revient de la façon versée par le fabricant au façonnnier. Chez Mignot, à Saint-Bueil , les salaires représentent, en 1892, environ 58% du montant des factures payées par les fabricants. Cette estimation est tout à fait conforme à celle en vigueur en général à Lyon , chez les canuts, estimée à 60%. Le solde sert à payer les divers frais utiles au fonctionnement de l’usine et comprend également la rémunération du façonnier. Celle-ci correspond environ au cinquième de la façon, soit une marge nettement inférieure à celle des petits chefs d’atelier lyonnais 3015 . De l’avis des initiés, cette estimation est valable aussi bien pour les façonniers que pour les fabricants exploitant directement une usine 3016 .
En 1892 (en francs et en %) |
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Montant des factures | 166.504,85 | 100 |
Dont : | ||
Salaires | 97.629,80 | 58,63 |
Frais généraux | 32.036,11 | 19,24 |
Profits & pertes | 36.212,59 | 21,74 |
Empiriquement, on constate une baisse des bénéfices des tissages de soieries à façon tout au long du dernier quart du XIXe siècle, avec même des années de pertes au début du XXe siècle, comme d’ailleurs chez les industriels nordistes 3018 . De ce point de vue, les années 1870 apparaissent comme des années fastes. Les tissages de soieries de Théophile I Diederichs dégagent 100.000 francs de bénéfices par an entre 1872 et 1882, avec seulement deux années de pertes (55.000 francs en tout) entre 1876 et 1878. Pendant l’exercice 1880-1881, il parvient même à engranger 400.000 francs de bénéfices 3019 . Dans les années 1870, Paccalin et Michoud dégagent en moyenne un taux de résultat net de 18,6%. Pourtant, la situation change : en janvier et février 1880, leur fabrique réalise pour 9.380 francs de chiffre d’affaires, alors que les frais occasionnés s’élèvent à 9.434 francs (en fait 8.957 francs sans les intérêts versés à Paccalin) 3020 .
Entre 1887 et 1899, le tissage Mignot, à Saint-Bueil rapporte bon an, mal an, 27.929 francs de bénéfices à son propriétaire, pour une centaine de métiers mécaniques en activité, avec un maximum de 52.398 francs en 1891. Entre 1900 et 1909, l’entreprise enchaîne les exercices déficitaires, avec sept années de pertes contre seulement trois de bénéfices : en une décennie, le déficit cumulé s’élève à 87.984 francs 3021 . Concrètement, la rentabilité de l’entreprise s’effondre. Le taux de résultat net qui affiche 24,4% en 1887 s’élève progressivement jusqu’en 1891 à son plus haut niveau à 31,9%. Une telle rentabilité semble difficilement tolérable pour les fabricants lyonnais, qui ont peut-être le sentiment d’être spoliés d’une partie de leurs bénéfices. Mais à partir de l’année suivante, en 1892, le taux de résultat net se dégrade fortement 3022 . Cette dégradation de la situation financière du tissage Mignot correspond à une période de forte intégration verticale du tissage dans les maisons lyonnaises, surtout en Bas-Dauphiné.
En 1899, un métier mécanique rapporte à son propriétaire, en moyenne, cinq francs par jour, soit 1.250 francs par an (les tissages de soieries travaillant, bon an, mal an, 250 jours par an). En se basant sur cette estimation, on constate qu’un tissage mécanique tel que celui de Joseph Mignot , à Saint-Bueil , dépasse nettement ce seuil de cinq francs par jour. En 1899, avec un chiffre d’affaires total de 200.000 francs environ, chaque métier de cet établissement tisse pour 2.000 francs de tissu par an, soit 8 francs par jour, alors que les frais généraux n’excèdent probablement pas 2,50 francs par jour et par métier et autant pour la tisseuse 3023 . Chez Diederichs, on se situe à un niveau assez comparable en 1896-1897. La firme de Bourgoin et Jallieu , avec ses trois tissages et ses six cent soixante et un métiers à tisser, réalise un chiffre d’affaires de 1.470.389 francs, soit une moyenne 2.224 francs par métier, mais il s’agit d’une année faste. Au pire moment de la Grande Dépression, pendant l’exercice 1892-1893, le chiffre d’affaires par métier s’établissait à 1.429 francs seulement (soit 5,71 francs par jour) 3024 . La mécanisation et l’amélioration des métiers à tisser ont permis d’accroître fortement la productivité. En 1860, dans un contexte économique favorable, un métier mécanique tissait pour 929 francs par an de soieries (soit 3,71 francs par jour) chez Florentin Poncet , à Voiron , pour 1.315 francs annuels (soit 5,26 francs par jour) chez son confrère et voisin Joseph I Guinet 3025 .
Au début du nouveau siècle, la situation financière des façonniers se dégrade donc. La baisse des tarifs, l’augmentation des investissements avec la mécanisation et les facilités accordées aux fabricants de soieries, fragilisent leurs bilans 3026 . Ainsi, la maison Michal-Ladichère, Boisson & Cie a besoin d’un découvert auprès de ses banques lyonnaises d’environ 200.000 francs pour traiter ses affaires vers 1910 et pour soutenir sa croissance. Les dirigeants reconnaissent eux-mêmes que le fonds de roulement est insuffisant. Pour remédier à cette situation, ils acceptent de recevoir des fonds extérieurs en comptes courants à hauteur de 300.000 francs 3027 . En 1903, la société les Fils d’Alphonse Couturier , qui exploite un tissage mécanique à Charavines , a besoin d’un fonds de roulement de 50.000 francs pour traiter ses affaires, alors que son capital social s’élève à 300.000 francs 3028 .
La moitié des adhérents au Syndicat du tissage mécanique, à la fin du siècle, a au moins deux fournisseurs de métiers à tisser 3029 . En 1902, Lucien Jocteur-Monrozier fait battre une douzaine de métiers à tisser Honegger, une quinzaine de métiers Deschaux et quatre-vingt-deux Diederichs dans son usine du Vernay (Nivolas ), la plupart montés pour fabriquer des mousselines 3030 .
À partir de janvier 1889, la Chambre Syndicale du Tissage Mécanique se propose de créer en son sein un marché du matériel d’occasion afin de réduire davantage les frais des façonniers, mais cela ne concerne dans un premier temps que les harnais : un registre est ouvert à cet effet pour recevoir des propositions de vente ou d’échange 3031 . De même, quelques entrepreneurs préfèrent louer une fabrique plutôt que d’immobiliser leurs capitaux : cette pratique est usitée notamment à Voiron .
Nature des frais |
Montant (en francs) |
Prix de revient d’une usine hydraulique de 200 métiers mécaniques (2.000 fr. par métier) |
400.000 |
Intérêts et amortissement du capital (12%) | 48.000 |
Quatre gareurs | 6.000 |
Deux employés de magasin | 4.000 |
Deux garçons | 2.000 |
Un menuisier et un forgeron | 3.000 |
Un concierge | 1.000 |
Frais de levées | 5.000 |
Cheval et voiture | 1.500 |
Transports | 4.000 |
Assurances | 1.000 |
Impositions | 2.500 |
Eclairage | 3.000 |
Chauffage | 2.000 |
Entretien des métiers, remisses, peignes, courroies, navettes, cordes, cartons (100 fr. par métiers) | 20.000 |
Entretien des bâtiments et du matériel | 5.000 |
Graissage, torchons, blanchissage | 1.000 |
Quatre contremaîtresses d’ateliers | 4.000 |
Frais de voyages | 1.000 |
Cantine et literie (chauffage et entretien) |
3.000 |
Total des frais généraux | 117.000 |
Moyenne quotidienne pour une usine hydraulique (200 métiers travaillant 250 jours par an) Moyenne quotidienne pour une usine à vapeur (200 métiers travaillant 250 jours par an) |
2,34 2,49 |
Pour les auteurs de l’enquête, chaque métier à tisser coûte au façonnier entre 2,34 francs et 2,49 francs par jour. Ces frais ne comprennent pas les salaires à verser aux ouvriers (hormis les employés ou ouvriers qualifiés), ni les façons d’ourdissage, de remettage et de tordage, ni les frais d’agios et les rabais imposés en fin de compte par les fabricants. Cependant, le montant de ces frais nous semble anormalement gonflé, tout particulièrement le prix de revient de l’usine et l’amortissement du capital. Ne perdons pas de vue que l’un des leitmotivs des rédacteurs de ce journal est la réduction des frais généraux jugés souvent somptuaires et à l’origine de plusieurs faillites de façonniers. Parmi ces frais, ceux du transport (4.000 francs) représentent l’ensemble des mouvements de matières (fils, tissus) reçues ou envoyées par le façonnier. Le fabricant lyonnais ne prend pas à sa charge ce genre de frais. Le façonnier doit donc les intégrer dans le calcul de ses prix de revient et de ses prix de façons 3033 . Les usines appartenant à des façonniers sont généralement de dimensions plus modestes 3034 . D’autre part, le capital initial étant moindre, on utilise davantage des substituts. En effet, il est tout à fait possible de comprimer ces coûts : Constant Rabatel , à Corbelin , construit une fabrique non pas en pierre, mais en pisé, matériau très prisé par la population locale. La fabrique rachetée par Joseph-Paulin Paillet , à Nivolas , est également en pisé. Il existe sans doute un marché de l’occasion pour le matériel de tissage, ce qui permet là encore de diminuer le prix de revient d’un établissement de tissage : les journaux professionnels comme le Bulletin des Soies et des Soieries ou le Moniteur du Tissage Mécanique de Soieries publient volontiers en dernière page des petites annonces pour vendre du matériel d’occasion.
Selon une autre étude, pour une usine deux fois moins importante, soit cent métiers à tisser, il faut apporter un capital tout aussi élevé, compris entre 350 et 400.000 francs, dont 230.000 francs pour le capital fixe et l’achat du terrain, alors que dans le même temps le chiffre d’affaires prévu, peut s’élever à 150.000 francs soit 1.500 francs par métier à tisser 3035 .
VIALLET (Marius), « Rapport à la Chambre de Commerce de Grenoble », L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, 20 juillet 1903.
Voir les chiffres avancés au milieu du XIXe siècle par FAURE (A.), 1986.
« La fabrication des satins teints en pièce à Lyon et leur prix de revient », Bulletin des Soies et des Soieries, n°738, le 6 juin 1891.
APM, Grands livres du Tissage Mignot (1882-1893).
DAUMAS (J.-C.), 2004, pp. 311-313.
APJD, Tableau des bénéfices rétrospectifs (1867-1903) dressé par Théophile II Diederichs , sd [1904-1907].
ADI, 3E28056, Procès-verbal d’ouverture des opérations de liquidation de la communauté Paccalin /Michard, devant Me Descotes, à Corbelin , le 16 février 1882.
APJM, Grands livres du tissage Mignot (1882-1909).
Le taux de résultat net est de 21,7% en 1892, 18,7% en 1893, environ 12% en 1895.
APJM, Registre de comptabilité du tissage Mignot (montant des façons) en 1899 et VIALLET (Marius), « Rapport à la Chambre de Commerce de Grenoble », L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, 20 juillet 1903.
ACBJ, Fonds Diederichs, Procès-verbaux des assemblées générales des actionnaires, vol. 1, années 1893 et 1897 et ROJON (J.), 1996a, p. 61.
ADI, 138M1, Bulletins individuels du dénombrement de l’industrie manufacturière en 1860.
La position financière des fabricants de soieries est à peine meilleure. Dès 1910, les grandes maisons lyonnaises ont largement recours au nantissement pour se procurer des fonds.
ADI, 9U370, Justice de Paix de Bourgoin , Assemblée générale du 17 septembre 1910.
ADI, 9U3047, Justice de Paix de Virieu, Acte de société sous seing privé du 9 septembre 1903.
DAUMAS (J.-C.), 1998, p. 210. Dans cette entreprise elbeuvienne, il y a 57 modèles de métiers à tisser différents !
APJM, Brouillon ms de Lucien Jocteur-Monrozier le 30 septembre 1902.
« Avis », Le Moniteur du Tissage Mécanique des Soieries, n° 43, le 15 janvier 1889.
« Les frais généraux du tissage mécanique », Le Moniteur du Tissage Mécanique des Soieries, n° 3, le 15 septembre 1885.
« Transport des soieries », Le Moniteur du Tissage Mécanique des Soieries, n° 39, le 15 septembre 1888.
CAYEZ (P.), 1980, pp. 62-64.
CHENAVAZ (O.), 1893, pp. 10-11.