Le mode de fixation du tarif des façons diffère entre le tissage et l’impression. Pour le tissage, le tarif est fixé pour l’ensemble de la Fabrique lyonnaise, après négociation entre les fabricants et les chefs d’atelier, par l’intermédiaire du Conseil des Prud’hommes de Lyon et/ou des Chambres syndicales patronales. Il est théoriquement valable pour plusieurs années. Dans les faits, ce tarif est régulièrement contourné par les fabricants qui parviennent à déceler des failles dans le front des chefs d’atelier. De même, son application s’avère difficile dans les campagnes environnantes, qui ne sont pas soumises aux pressions des tisseurs urbains. Ces derniers pratiquent volontiers, en cas de non-application du tarif par un fabricant, la mise en interdiction de celui-ci.
Les façonniers établis dans les départements limitrophes sont relativement désunis et prêts à accepter des prix moindres en échange d’ordres pour faire tourner leurs métiers et surtout conserver leur main d’oeuvre. La pression des fabricants sur le prix de l’ouvrage est particulièrement forte lorsque les commandes manquent. Traditionnellement, en Bas-Dauphiné, les ouvriers reçoivent le tiers de la rémunération versée par le fabricant lyonnais, les deux tiers revenant à l’usinier façonnier. Toutefois, le ralentissement des affaires dans les années 1880 et l’avilissement du prix des façons modifient ce rapport. Pour éviter l’extension de la paupérisation de leur personnel par une baisse de leur pouvoir d’achat, et surtout pour acheter la paix sociale après plusieurs mouvements revendicatifs, les façonniers acceptent de réduire leurs marges bénéficiaires et leurs investissements, tant et si bien, qu’à la fin du siècle, les salaires représentent désormais entre les deux cinquièmes et la moitié de la commission reçue par l’usinier à façon 3036 . En 1888, quelques maisons lyonnaises tentent une manœuvre pour intégrer dans le prix des façons des usiniers, outre le tissage et l’ourdissage, le coût du dévidage des grèges qu’effectuent d’autres sous-traitants pour le compte des fabricants. Une telle mesure, rejetée par les façonniers (notamment pour ceux de taille moyenne), si elle était acceptée, favoriserait, d’une part, les fabricants qui trouveraient ainsi le moyen de ne plus payer le dévidage, et, d’autre part, les gros façonniers qui intègrent souvent un dévidage à côté de leur tissage. Les tissages mécaniques n’ayant pas de dévidage dans leurs installations industrielles, prendraient alors le risque d’être délaissés par les fabricants 3037 .
Dès la fin de l’année 1884, la question des tarifs ressurgit à Lyon , à l’initiative des chefs d’atelier, rassemblés au sein d’une nouvelle association, le Syndicat professionnel de l’Union des Tisseurs et similaires, constituée après le vote de la loi de 1884. Depuis 1709 et la première « requête collective », la question du tarif est régulièrement soulevée par les tisseurs. Mais le premier tarif minimum n’est accordé par les fabricants que soixante-dix ans plus tard, le 20 décembre 1779, pour les étoffes unies seulement, avec des sanctions pour ceux qui ne l’appliqueraient pas, sous la juridiction de la Corporation de la soierie. Ce premier règlement établit la rémunération des compagnons et des canuts par les fabricants, selon les genres d’étoffes, le compagnon recevant au moins la moitié de la façon touchée par le maître tisseur du fabricant 3038 . Les différents tarifs proposés au XIXe siècle reprennent la structure de ceux de 1779 et 1789, en indiquant le nombre de portées, le genre, le nombre de bouts et le prix, d’abord en aunes puis en mètres. Plus rarement, quelques clauses les complètent comme les sanctions, les modalités d’application, la juridiction de recours. À dire vrai, jusqu’en 1885, ces derniers éléments sont souvent absents de ces conventions, ce qui explique l’inexécution de ces mêmes tarifs. Le tarif le plus célèbre est celui d’octobre 1831, qui est à l’origine des journées d’émeutes à Lyon en raison de son inapplication par les fabricants. Quant au tarif de 1869, il ne survit que quelques années, au mieux quelques mois. En effet, les années 1870 sont caractérisées par une baisse régulière du prix des façons jusqu’en 1884.
Les tisseurs lyonnais, à cette date, sont soumis à une concurrence multiforme : d’abord à celle des campagnes environnantes où la main d’œuvre est moins coûteuse, puis à celle des étoffes étrangères et enfin à celle du tissage mécanique. Depuis une quinzaine d’années, l’avilissement des prix des façons est bien réel, aussi bien en ville qu’à la campagne. Les fabricants lyonnais, par l’intermédiaire de leur Chambre syndicale, présidée par Léon Permezel , s’opposent à la réunion mixte de fabricants et de tisseurs, proposée par ceux-ci pour discuter d’un nouveau tarif. Pour les fabricants, favorables au libéralisme, un nouveau tarif de façons serait une atteinte au « principe de la liberté du travail, corollaire indispensable de la liberté commerciale », et entraînerait en fin de compte l’installation de nouveaux métiers à tisser dans les campagnes. En outre, un tel tarif est à leurs yeux inapplicable avec la variété croissante d’articles proposés par la Fabrique ayant des qualités si différentes. Enfin, il n’existe aucun moyen de contrôle quant à leur application. Au contraire, pour résister à la concurrence étrangère, il faut maintenir la liberté salariale 3039 . Cette réponse, loin de satisfaire les tisseurs lyonnais, les encourage à tenir tête aux fabricants pendant une grande partie de l’année 1885, avec une agitation quasiment inconnue depuis 1834 et 1848 dans leurs rangs. Durant l’été, les fabricants consentent à participer à une commission mixte afin d’apaiser les esprits. Devant la résistance des tisseurs, ils doivent finalement accepter de revoir à la hausse les prix des façons entre 20 et 40%, revenant même pour quelques articles à des prix supérieurs à ceux de 1869 3040 . Mais ce nouveau tarif ne fait pas l’unanimité parmi les fabricants lyonnais dont certains membres se dissocient et tentent d’imposer leurs propres prix. Pour contrer leurs manœuvres, les tisseurs lyonnais décident en juillet 1885 d’étendre leur champ d’action en direction des campagnes où les tarifs lyonnais ne sont pas appliqués. La constitution de syndicats locaux, affiliés au syndicat lyonnais, est projetée pour faire reconnaître le tarif lyonnais dans l’ensemble de la région et mettre en place un esprit de solidarité régional 3041 . Au sein de la Chambre syndicale de la Fabrique lyonnaise, les discussions s’enveniment rapidement avec l’opposition entre, d’une part, son Président, Léon Permezel, et, d’autre part, son vice-président, Louis Chavent 3042 assisté de Bonnetain 3043 , Bérard, Guinet 3044 et Wies 3045 (« le groupe des cinq »), sur la ligne de conduite à adopter face aux tisseurs. Le premier, en bon libéral, refuse d’engager la Chambre syndicale, et donc l’ensemble des fabricants (c’est-à-dire aussi bien ceux qui font tisser exclusivement à Lyon , que ceux qui ont un recours massif au travail dispersé ou en usine hors de la ville, loin des contraintes réglementaires), dans la signature officielle d’un tarif avec les syndicats ouvriers, mais il consent néanmoins à la constitution de groupes de fabricants spécialistes pour discuter du problème des prix des façons selon chaque genre d’articles. Pour lui, il ne faut pas élargir la discussion à l’ensemble de la Fabrique, mais au contraire « circonscrire le plus possible le terrain de ces conflits ». Finalement, Permezel, mis en minorité le 26 août 1885 à l’occasion d’un vote des membres de la Chambre syndicale, préfère démissionner 3046 . Ce débat, au premier abord strictement lyonnais, concerne fortement les façonniers établis dans les départements limitrophes : la victoire du « groupe des cinq » laisse entendre qu’ils pourraient bénéficier de l’application des tarifs lyonnais, supérieurs à ceux en vigueur dans leurs contrées. Cependant, dans la pratique, les changements tant espérés par les uns et par les autres ne se produisent pas. Les syndicats ouvriers tentent quelques mois plus tard de relancer le débat en demandant au moyen d’une pétition paraphée par plus de sept mille signatures d’obtenir une modification de la loi sur les syndicats professionnels concernant les mêmes tarifs 3047 . Il semble que le tarif de 1885 ait connu une réelle longévité, avec une vingtaine d’années d’application sur les pentes de la Croix-Rousse, au moins jusqu’en 1906. Une première fracture est déjà perceptible entre le tissage à bras et le tissage mécanique qui adoptent progressivement des tarifs distincts. Mais au sein des tissages mécaniques eux-mêmes des différences se font sentir selon le degré de perfectionnement des métiers à tisser, les plus rapides permettant une plus grande production et donc une meilleure rémunération des ouvrières. Une autre difficulté entrave l’établissement d’un tarif unique, le coût de la vie en ville étant en effet jugé plus élevé qu’à la campagne, ne serait-ce qu’en raison du logement et de l’alimentation. Dans les tissages du Bas-Dauphiné, entre 1885 et 1901, le prix des façons versé par les fabricants lyonnais a été divisé par deux 3048 . Le succès de la mousseline à partir de 1895 contribue à cette dépression des façons. D’une part, la mousseline est moins rémunératrice pour le tisseur (2,35 francs par jour) que le velours (2,80) ou le satin (2,60). D’autre part, le vif engouement de la mode pour la mousseline déclenche une frénésie dans la création de tissages mécaniques en Bas-Dauphiné, à l’origine d’une surproduction, elle-même génératrice d’une baisse du tarif, les façonniers cherchant à rentabiliser coûte que coûte leurs investissements 3049 . Seule l’adoption du métier mécanique permet aux façonniers d’accepter une telle réduction.
Une première convention de salaire minimum est signée en 1906, à Voiron , principal foyer des grèves en Bas-Dauphiné, entre les syndicats ouvriers et la Chambre syndicale des tisseurs de Bourgoin . La grille tarifaire élaborée comprend plus de sept cent vingt catégories, selon le type d’étoffes, la largeur, la réduction, le peigne… L’établissement de ce salaire minimum a pour but de pacifier et de clarifier les relations entre les façonniers et les fabricants, avec l’espoir d’atténuer la concurrence que se livrent les façonniers entre eux pour obtenir des commissions. Pour les syndicats, il s’agit d’offrir des salaires convenables aux ouvrières, mais aussi d’éviter les différences de salaires entre les usines et « d’unifier les conditions de travail entre régions » pour réduire les déplacements de la population ouvrière. La grille ainsi élaborée diffère des précédents tarifs, puisque la distinction entre différents genres d’étoffes disparaît. Les prix sont désormais fixés en centimes et millimes avec des augmentations de demi centime en demi centime, selon la largeur (en centimètres), la réduction (depuis 1870 à la place du nombre de bouts de trame) et le nombre de portées. Quelques ajustements sont également prévus, avec des majorations de prix dans certains cas. Ce nouveau tarif est le premier à prendre en compte la nature du travail réalisé par un métier mécanique, puisqu’il prend comme élément de référence la largeur de l’étoffe et le nombre de coups, et non plus le genre de l’étoffe. Aux Abrets , l’année suivante, deux maisons, Charlin et Pelletier, signent avec leurs ouvriers un tarif valable dans la localité. Ces différents arrangements sont souvent pris à l’initiative des syndicats libres féminins. Le premier salaire minimum commun à toute la soierie n’est institué qu’onze ans plus tard, en 1917, à l’instigation de Beauquis 3050 .
Dans l’impression sur étoffes, le manufacturier est en mesure d’imposer sa propre cote de prix aux fabricants. Son savoir-faire, ses secrets de fabrication et sa main d’œuvre qualifiée ne sont pas négociables. La cote de prix est donc identique pour tous les clients, mais elle varie selon le produit à imprimer (foulard, robes, ameublement…), selon le nombre de couleurs (chaque couleur supplémentaire coûtant le plus souvent cinq centimes de plus), selon la nature du fond (blanc ou en couleur), selon la technique d’impression (rouleau, planche), voire selon la difficulté (impression sur chaîne par exemple).
Rapport de Marius Viallet à la Chambre de Commerce de Grenoble en mars 1903, paru dans L’Union industrielle et commerciale de l’Isère, le 20 juillet 1903.
Le Moniteur du Tissage mécanique des Soieries, N°36, du 15 juin 1888.
MONGIN (A.), 1924, pp. 32-35.
« Les tarifs de façon de tissage à Lyon et la Chambre syndicale des soieries », Bulletin des Soies et des Soieries, n° 406, le 10 janvier 1885.
CAYEZ (P.), 1980, p. 58.
« Le tarif de façon de tissage à Lyon », Bulletin des Soies et des Soieries, n° 433, le 18 juillet 1885.
Fabricant de soieries catholique, né à Lyon le 8 septembre 1844, fils d’un « négociant », Joseph-Louis-Marie Chavent est une figure incontournable de la Fabrique lyonnaise dans le dernier quart du XIXe siècle. Il épouse à l’automne 1871 Marguerite-Marie Razuret qui lui apporte dans sa corbeille pour 100.000 francs de biens ou en argent. Dès cette époque, il siège dans la commission chargée de fixer la cote des soies. Vice-Président de l’Association de la Fabrique Lyonnaise en 1884-1885, puis Président l’année suivante, il fonde et préside aussi le Comité pour la Défense du Marché des Soies à Lyon en 1889. Il siège également à la Chambre de Commerce de Lyon entre 1887 et 1904, dont il est le secrétaire pendant deux ans, en 1894 et 1895. Il est également conseiller municipal de Lyon, administrateur du journal Le Salut Public et de la société des Mécaniques Verdol, membre de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul, membre du conseil d’administration de la Société de Secours Mutuels des Ouvriers en Soie de Lyon et préside celui de l’Association familiale des Chartreux.En 1898, sa maison de soieries, Chavent père & fils, dispose d’un capital social modeste de 300.000 francs. Il décède le 14 février 1915 dans une situation financière délicate.
Fabricant de soieries, Jean-Félix-Eugène Bonnetain est employé de commerce lorsqu’il épouse en 1864 Jeanne-Marie Ducard. La fortune de Bonnetain n’excède pas alors 15.000 mille francs. Il est le fils d’un juge de paix installé en Saône-et-Loire. La même année, il quitte sa place pour fonder avec Charles Richarme sa propre maison de soieries. Mais, son associé décède en 1881. Il siège au Conseil des prud’hommes de Lyon et à la chambre syndicale de la Fabrique Lyonnaise, comme vice-président en 1886, puis comme président l’année suivante. Aux côtés de Louis Chavent, il participe à la fondation du Comité pour la Défense du Marché des Soies à Lyon et siège avec lui à la Chambre de Commerce entre 1891 et 1898. Depuis 1896, il a associé à ses affaires René Eigenschenck. Bonnetain est l’un des fondateurs de l’asile Saint-Léonard. À son décès, le 27 mai 1900, il laisse à ses quatre enfants une modeste succession de 43.461 francs.
Fabricant de soieries né à Lyon le 24 novembre 1847, Joseph Guinet est le fils de François, déjà fabricant de soieries. Lorsqu’il épouse en 1877 Jeanne-Glady-Clémence Pétrequin, la fille d’un ancien chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, dont les apports matrimoniaux s’élèvent à 512.000 francs environ, il est déjà associé aux affaires paternelles, avec son frère cadet, Antoine. Les deux frères siègent à plusieurs reprises à l’Association de la Fabrique Lyonnaise (1877-1879, puis 1883-1886 et 1895-1898), dont l’un devient le secrétaire (1896) et le Président (1879). En 1884, Joseph Guinet tente vainement de devenir consul du Portugal à Lyon, il parvient néanmoins à succéder à son père dans la charge de vice-consul du Chili. Il adhère au Cercle du Commerce. Catholique, proche des milieux conservateurs et libéraux, il bénéfice de la recommandation de Léon Permezel en 1894, lorsqu’il reçoit la Légion d’honneur. En 1888, il se fait élire à la Chambre de Commerce de Lyon, puis devient conseiller du commerce extérieur. Il décède à New York où il résidait depuis quelques temps, le 13 juin 1917.
Fabricant de soieries, né à Lyon le 3 mai 1851, Joseph-Célestin Wies siège à l’Association de la Fabrique Lyonnaise à plusieurs reprises (1885-1887 puis 1897-1900) et en est successivement secrétaire (1886), vice-président (1887) et président (1899 et 1900). Grâce à la commandite de Louis Plasson, il fonde en 1882 une maison de soieries avec Nicolas Valet, au capital de 200.000 francs, sous la raison sociale Wies, Valet & Cie. Il préside également le Syndicat agricole de Béligneux et vice-président de l’Union de la Dombe, ce qui lui permet d’obtenir une médaille de chevalier du mérite agricole. Il exploite le tissage de la Romatière, à Corbelin .
« La Chambre syndicale de la Fabrique Lyonnaise et l’agitation ouvrière », Bulletin des Soies et de Soieries, n° 440, le 5 septembre 1885, et « Election à la Chambre Syndicale de la Fabrique lyonnaise », Bulletin des Soies et des Soieries, n° 442, le 19 septembre 1885.
« Les tarifs de façon de tissage devant la commission des pétitions à la Chambres des députés », Bulletin des Soies et des Soieries, n° 512, le 22 janvier 1887.
JOUANNY (J.), 1931, pp. 56-57.
BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 339-340.
BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 351-353, MONGIN (A.), 1924, pp. 50-52 et GUERRY (E.), 1921, pp. 181-182.