2-La consolidation du réseau ferroviaire.

Le Conseil général de l’Isère, à la fin du XIXe siècle, dispose d’une longue pratique interventionniste en matière économique et sociale qui remonte à ses premières années d’existence, au début du siècle, dans la tradition des intendants royaux. Les façonniers du Bas-Dauphiné ont largement bénéficié de l’arrivée du réseau ferré du PLM, avec la ligne de Lyon à Grenoble, sous le Second Empire, desservant les centres industriels de Bourgoin et de Voiron , à une époque où les premiers grands tissages mécaniques font leur apparition. Comme l’Ouest lyonnais, le Bas-Dauphiné se couvre jusqu’en 1914, d’un solide maillage de voies ferrées, connecté au réseau PLM et à la métropole lyonnaise 3162 .

Utile pour le transport des marchandises, le train l’est aussi pour celui des ouvriers, des directeurs et des façonniers eux-mêmes qui vont chercher des ordres à Lyon . Alors que la déprise humaine dans les campagnes s’accélère tout au long du siècle, les façonniers de Bourgoin ou Voiron sont progressivement confrontés au tarissement de leurs sources de recrutement pour leur personnel. L’exode rural favorise surtout Lyon, véritable pompe aspirante pour les habitants des départements environnants. Les industriels doivent donc aller chercher plus loin leurs ouvriers, leur offrir des conditions de transport facilitées avec un temps réduit pour les trajets, sinon les campagnards refusent de venir à l’usine. Pour les façonniers établis en milieu rural, l’enjeu du chemin de fer est différent : par la connexion au réseau ferré, ils espèrent rivaliser avec leurs concurrents des villes, mieux connectés, pour respecter des délais toujours plus courts.

Dès 1865, le gouvernement autorise la création de lignes secondaires de chemins de fer, mais il faut attendre la loi de 1880 et le plan Freycinet de 1878, pour assister au véritable développement du chemin de fer d’intérêt local alors que le réseau principal est quasiment achevé. Avant 1880, la prise de risque est trop grande pour les concessionnaires. Au total, l’Etat finance plus de seize mille kilomètres de voies ferrées dans le pays. L’Etat s’engage auprès des concessionnaires à verser une subvention pour l’exploitation 3163 .

À partir du dernier quart du XIXe siècle, les projets de tramways et de voies de chemins de fer d’intérêt local surgissent sur les bureaux des conseillers généraux, comme la ligne de Vienne à Saint-Béron, reliant le Bas-Dauphiné industriel à la Savoie. L’aménagement de la partie nord du département, dans la région de Crémieu, est confié à la Compagnie des Chemins de fer de l’Est de Lyon , qui doit y construire et y exploiter à partir de 1881, une ligne reliant la métropole lyonnaise à Jallieu , à Saint-Genix en Savoie ou Amblagnieu, avec une connexion au réseau du PLM. Mais cette ligne profite surtout au transport des pondéreux comme les ciments 3164 , la chaux 3165

Dès 1893, la Cie des Chemins de fer économique du Nord, dominée par des capitaux belges, mène à bien son projet de voie secondaire entre Vienne, dans la Vallée du Rhône, et Voiron , via Le Grand-Lemps , Châbons et Panissage. Cette ligne dessert les nouveaux centres de tissage en développement en Bas-Dauphiné : les usines situées à proximité de cette liaison ferroviaire sont, en très grande majorité, postérieures au Second Empire, comme l’usine Algoud , au Grand-Lemps, ou celle des Couturier à Charavines . Or, ces nouveaux espaces acquis au tissage de la soie accusent des densités de population moindres, entraînant pour les entrepreneurs des difficultés de recrutement de personnel. En 1894, la ligne est prolongée jusqu’à Saint-Béron, en Savoie 3166 . Initialement, les concepteurs de la ligne prévoyaient de convoyer des pondéreux (ciment, sable réfractaire), des produits agricoles (fourrages, bois) et des liqueurs afin de réaliser « un trait d’union » commercial entre Lyon , Grenoble, Chambéry, la Savoie, la Suisse et l’Italie. Indirectement, cette nouvelle liaison tombe à point nommé pour acheminer de jeunes Savoyardes à Voiron ou de jeunes Italiennes, car c’est à la même époque, dans les années 1890, qu’elles commencent à arriver en nombre dans les usines voironnaises 3167 . Si des Voironnais participent au capital de la société anonyme chargée de la construction et de l’exploitation de la ligne de Voiron à Saint-Béron, aucun n’appartient au milieu textile, il est vrai alors sévèrement décimé par la terrible crise économique des années 1880.

Le projet de tramway entre Châteauvilain et Bourgoin , évoqué à partir de 1897, a une autre finalité. Pour les industriels du textile, la ligne doit faciliter le transport des matières premières et le retour des étoffes tissées sur Lyon avec un gain de temps escompté, à l’heure où les fabricants essaient de réduire les délais pour leurs clients et de conserver leur avance sur les Fabriques étrangères. Elle doit directement relier à la gare PLM de Bourgoin, les usines Giraud de Châteauvilain, Bourgeat , Paillet , Faidides à Nivolas , Cochet à Bourgoin… Cependant, le conseil municipal de Nivolas, commune traversée par la ligne projetée, manifeste son opposition à l’instigation de Paillet et de Bourgeat, qui y siègent. Pour eux, si ce projet aboutit, les usines les plus éloignées de Bourgoin, c’est-à-dire essentiellement l’importante usine-pensionnat Giraud, obtiendraient un nouvel avantage et leur permettraient de prendre des commandes supplémentaires de Lyon, tout en réduisant leurs délais, alors que, jusqu’à présent, Paillet et Bourgeat n’avaient aucun mal à livrer leurs produits à Bourgoin, leurs usines étant situées en bordure de la voie ferrée, le long de la route nationale, à quelques kilomètres de la gare PLM de Bourgoin, ce qui n’est pas le cas de l’usine Giraud. Ils ont donc peu à gagner dans ce projet, d’autant qu’une extension de la ligne en direction d’autres communes plus reculées, augmenterait la concurrence entre façonniers qui pourraient alors offrir les mêmes conditions de délais, quelle que soit leur position géographique. Toutefois, Paillet et Bourgeat ont contre eux la Chambre de Commerce de Vienne, la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Bourgoin et les principaux industriels du pays, comme les Diederichs et les Michal-Ladichère, ainsi que quelques grandes maisons lyonnaises. Durant l’été 1901, une Compagnie des Tramways de Bourgoin voit le jour, avec un capital de 550.000 francs, grâce aux apports d’industriels locaux comme Louis Diederichs , Pierre-Louis Pascal, propriétaire d’une importante cartonnerie, des Michal-Ladichère, mais aussi des fabricants lyonnais Paul Gourd , Jean Dolbeau , Alphonse Trapadoux , Gabriel Cochet, Alexandre Giraud & Cie, Eugène Durand, mais le monde du textile ne souscrit pas à la majorité des actions 3168 . Le projet est finalement abandonné.

Carte 16–Le réseau ferroviaire du Bas-Dauphiné à la fin du XIX
Carte 16–Le réseau ferroviaire du Bas-Dauphiné à la fin du XIXe siècle.

Source : DUMOLARD (P.), 1983, p. 105.

Les usines disposées le long d’une voie de chemin de fer – PLM, voie locale ou tramway – possèdent une sérieuse avance sur leurs concurrentes, moins bien situées dans la compétition que se livrent les façonniers pour séduire leurs donneurs d’ordres lyonnais. La construction des premières lignes déclenche un effet d’entraînement auprès des autres industriels délaissés jusqu’alors. Pour rester dans la course, les façonniers des contrées rurales n’hésitent pas à s’engager ouvertement en faveur des projets de désenclavement qu’on leur soumet. Donat , principal employeur de Corbelin et maire de la commune, saisit l’occasion en 1904, lorsqu’apparaît un nouveau projet de ligne d’intérêt local entre La Tour-du-Pin et Saint-Genis-d’Aoste, évoqué par les conseillers généraux. Pourtant, les élus et les initiateurs de la nouvelle liaison peinent à convaincre les investisseurs privés quant à la rentabilité du projet. Finalement, après discussion, une concession est délivrée par le Département pour une ligne secondaire moins ambitieuse de dix-sept kilomètres, partant de la gare PLM de La Tour-du-Pin et s’achevant seulement aux Avenières pour un coût compris entre 600 et 750.000 francs. Malgré des ambitions revues à la baisse, la nouvelle ligne dessert directement ou indirectement les principaux villages de la nébuleuse soyeuse, à savoir Saint-Clair, La Bâtie-Montgascon , Faverges, Corbelin et Les Avenières, en suivant le tracé de la route nationale. Aux Avenières, le tramway aboutit à la gare du Chemin de fer de L’Est de Lyon . Les industriels concernés espèrent recevoir davantage de commandes de la part des fabricants lyonnais, alors que les industriels des centres urbains ont tendance à accaparer les ordres. D’un point de vue politique, les concepteurs mettent en avant une meilleure intégration des cantons ruraux de Morestel et de Crémieu avec la sous-préfecture de La Tour-du-Pin. Pour compléter le dispositif, les autorités compétentes en profitent pour faire établir le long de la voie ferrée, une ligne téléphonique avec des postes disponibles à La Tour-du-Pin, Corbelin, Veyrins et aux Avenières, sans doute sur la demande des façonniers et des fabricants lyonnais, dont on a vu l’empressement pour être en contact quotidien avec leurs façonniers. Alors que la ligne est sur le point d’être ouverte, à la fin de l’année 1909, Donat poursuit son lobbying en réclamant déjà la création d’un quatrième train quotidien, en plus des trois allers-retours déjà prévus, pour acheminer le courrier et les colis en soirée 3169 .

En même temps, le Conseil général de l’Isère examine en 1904 d’autres projets de tramways : celui de Saint-Jean-de-Bournay à Lyon et celui reliant Pont-de-Beauvoisin aux Quatre-Chemins. Cette dernière ligne doit traverser la vallée de l’Ainan. Un premier projet a vu le jour en 1895, mais il échoue devant l’ampleur de la dépense, supérieure à 1.500.000 francs. Finalement, le projet est repris par la Compagnie du Sud de la France, qui le modifie avec l’accord des autorités départementales qui s’engagent à souscrire un emprunt d’environ un million de francs. Cette nouvelle liaison doit joindre Pont-de-Beauvoisin à la gare PLM de Bonpertuis, sur la ligne de Charavines à Voiron , via la vallée de l’Ainan, c’est-à-dire Saint-Albin-de-Vaulserre , Saint-Bueil , Saint-Geoire , Massieu , Chirens, sur vingt-sept kilomètres. En outre, ce tramway serait ultérieurement connecté à d’autres lignes secondaires, celle reliant en Savoie, Saint-Béron à Saint-Genis, ou encore celle du Réseau des Chemins de fer économiques du Nord (Voiron-Caravaines-Vienne). Grâce à cette nouvelle liaison, il s’agit de favoriser une importante vallée industrielle où l’on remarque les tissages Michal-Ladichère, Veyre, Mignot, Vittoz , la taillanderie Bret … D’un point de vue agricole, on espère aussi stimuler les échanges et les activités foraines, notamment en relation avec la vallée du Rhône, par l’intermédiaire des autres lignes secondaires, en évitant à chaque fois le transbordement des marchandises. Comme pour les autres lignes, le Conseil général finance la construction de la ligne, dont l’exploitation est confiée à un concessionnaire privé. Ici, la compagnie sélectionnée table sur quarante mille voyageurs par an et 55.000 tonnes de marchandises (60% des recettes). Globalement, tant pour la ligne de Pont-de-Beauvoisin que pour celle de La Tour-du-Pin , la recette annuelle est estimée entre 2.500 et 3.000 francs au kilomètre. La rentabilité de ces projets ne tient que par les subventions que le Conseil général s’engage à verser 3170 . Le coût de construction de ces voies est bien inférieur à celui d’une ligne du réseau PLM.

Pourquoi le Conseil général s’engage-t-il alors dans de telles dépenses, dont le montant total se chiffre en millions de francs ? Bien avant que naisse l’expression officielle, les élus locaux s’intéressent à l’aménagement de leur territoire, touché déjà par la déprise rurale ; ils sont sensibilisés à la concurrence industrielle que se livrent entre eux des villes, des départements ou des pays. En effet, lorsqu’ils ont étudié ces dossiers, la Fabrique lyonnaise commence à s’intéresser à des contrées plus lointaines comme l’Italie, la Russie, les Etats-Unis, à la recherche de coût de production inférieurs. Pour compenser le désavantage du Bas-Dauphiné en matière salariale, les élus sont prêts à faire des sacrifices en faveur des industriels, sachant que l’opération favorise aussi leur électorat rural. Mais il est bien évident que ces différents projets, à la rentabilité illusoire, n’aurait pu voir le jour si leurs concepteurs n’avaient pas trouvé à Grenoble des avis complaisants et intéressés, en la personne de l’inamovible conseiller général de Saint-Geoire , Michal-Ladichère, rapporteur de plusieurs projets auprès de ces collègues et principal façonnier du Bas-Dauphiné, possédant des usines situées dans la vallée de l’Ainan, le long de l’une de ces lignes.

Le chemin de fer devient un enjeu électoral. Chaque commune réclame sa gare, gage de réussite et de prospérité future pour les habitants desservis 3171 . L’absence de chemin de fer peut être fatal à des régions industrielles 3172 . Au-delà du service rendu, ces lignes d’intérêt local sont des gouffres financiers, d’autant qu’en choisissant des écartements de voies différents, elles ne sont pas toujours directement raccordées au réseau principal. Toutefois, les projets ont davantage abouti en Isère qu’en Seine-Inférieure, probablement grâce à la présence d’André Michal-Ladichère dans la commission chargée des dossiers 3173 .

Notes
3162.

GARRIER (G.), 1973.

3163.

CARON (F.), 1997a, pp. 435-438, 476-491, MICHEL (S.), 1986, p. 65, AOUTIN (J.), 1980.

3164.

BLANCHARD (R.), 1928.

3165.

PAULOZ (D.), 1996 et MICHEL (S.), 1986, p. 75.

3166.

JOUANNY (J.), 1931, p. 22.

3167.

ADI, 3S7/78, Lettre ms du secrétaire général de la préfecture de l’Isère adressée au Ministre des Travaux Publics, le 16 avril 1881.

3168.

ADI, 3S10/13, Lettre ms de Pérouse, directeur des chemins de fer au cabinet du Ministre des Travaux Publics, adressée au Préfet de l’Isère le 22 juin 1899, et notes ms de Me Deressy (Lyon ) pour la souscription du capital le 16 août 1901.

3169.

ADI, 3S7/90, Lettre ms de Michelet, directeur d’exploitation du chemin de fer de l’Est de Lyon adressée au Préfet de l’Isère le 6 juillet 1904, Rapports de Michal-Ladichère au Conseil général pendant les sessions d’août et de septembre 1904, Mémoire descriptif rédigé par Couturier, ingénieur, le 11 octobre 1904, Procès-verbal de reconnaissance de la Commission pour la ligne de La Tour-du-Pin aux Avenières le 16 novembre 1909.

3170.

ADI, 3S7/97, Extrait d’une délibération du Conseil général (rapport) le 26 août 1904 et mémoire descriptif rédigé par le directeur des Chemins de fer du Sud de la France le 10 décembre 1904.

3171.

MICHEL (S.), 1986, p. 64.

3172.

Voir le cas par exemple de l’industrie drapière en Languedoc dans JOHNSON (C. H.), 1995. L’échec du projet de Grand Central et la faible connexion des cités drapières avec le réseau national sont à l’origine de la désindustrialisation de cette région après 1851.

3173.

MANNEVILLE (P.), 1980.