3-La « dépendance de sentier ».

La ruralisation de la Fabrique, amorcée dans la première moitié du XIXe siècle, s’accélère à partir du Second Empire, au détriment du quartier de la Croix-Rousse, à Lyon , jadis principal foyer de concentration de métiers à tisser 3174 .

Etant donné l’ampleur du phénomène, les fabricants de soieries peuvent difficilement revenir en arrière ou opérer un changement radical de trajectoire, d’autant que de nouvelles pratiques et de nouvelles compétences se sont formées parmi la population du Bas-Dauphiné, avec la ruralisation. Ce choix stratégique d’essaimer massivement la production à la campagne au milieu du siècle entraîne pour eux une profonde « dépendance de sentier » 3175 . Les fabricants suivent désormais une trajectoire imposée par le choix de ce « sentier initial », la ruralisation. Des inflexions sont néanmoins possibles sous la pression de la concurrence, de la conjoncture ou d’un changement technologique, ce dernier élément étant à mettre en relation avec les deux premiers.

Schéma 4-La Fabrique lyonnaise de soieries et la dépendance de « sentier ».
Schéma 4-La Fabrique lyonnaise de soieries et la dépendance de « sentier ».

Ainsi, le tissage mécanique de crêpe Montessuy & Chomer, établi à Renage en 1826 par la maison Goujon & Roche, devient sous le Second Empire, l’élément majeur d’une entreprise intégrée : outre ses cinq cents métiers mécaniques et ses cent cinquante métiers à bras, l’établissement possède désormais un moulinage de quarante-deux mille broches, complété par un second moulinage de trente-quatre mille broches à Vienne et d’un second tissage à Bourg-Argental (Loire). En aval, les associés lyonnais installent à Lyon en 1865 un atelier pour la teinture, le gaufrage et l’apprêt, profitant ainsi des nombreuses compétences et talents concentrés dans la capitale de la soie dans le domaine de la chimie et des colorants 3176 . L’usine Montessuy & Chomer, de Renage, est estimée en 1877 à 1.840.300 francs, dont 43% environ pour les bâtiments et le matériel industriel soit 790.000 francs environ, le solde se composant des autres édifices, des stocks de matières premières et du mobilier, dont l’importance s’explique par la disposition de cet établissement qui fonctionne avec un vaste pensionnat, une chapelle. En 1888, soit quasiment à la même époque, la même usine est évaluée seulement à 480.000 francs par les héritiers Peillon, devenus copropriétaires lors du décès de leur père 3177  ! Certes, cette dernière estimation provient d’une source fiscale, dont on ne peut exclure un risque de fraude. Quant à la firme Alexandre Giraud & Cie, en 1892, le coût cumulé de ses cinq usines s’élève à plus de 4.300.000 de francs, soit une moyenne de 860.000 francs par établissement 3178 .

Tableau 64-Capital fixe investi par des fabricants de soieries en Bas-Dauphiné (1878-1910), d’après quelques mutations par décès.
Entreprise Lieu Date
Du décès
Revenu
(en francs)
Valeur totale 3179
(en francs)
Dufêtrepère & fils La Sône 1878 12.500 250.000
Vulpilliat Renage 1883 2.500 50.000
Montessuy& Chomer Renage 1888 24.000 480.000
Trescafrères, Sicard & Cie Pont-en-Royans 1888 4.000 80.000
A. Giraud & Cie Châteauvilain 1894 12.250 245.000
A. Giraud & Cie Les Abrets 1894 8.900 178.000
Vve Ferdinand Gillet La Murette 1896 1.600 32.000
Trescafrères La Murette 1896 2.500 50.000
Camille Chavant Saint-Jean-de-Moirans 1897 14.000 280.000
A. L. Trapadouxfrères & Cie Jallieu 1901 12.000 240.000
L. Permezel& Cie Voiron 1910 18.000 360.000

Sources : Mutations par décès.

Dans l’univers de la Fabrique, tant chez les fabricants que chez les tisseurs, on n’a pas l’habitude d’immobiliser des fonds aussi considérables en capital fixe. Les fabricants de soieries ne peuvent donc pas abandonner le Bas-Dauphiné, sous peine de perdre d’importantes sommes d’argent, car rien ne dit qu’ils trouveraient des acquéreurs pour leurs bâtiments. Quelle autre contrée leur offrirait autant d’avantages ? Le Bas-Dauphiné jouit d’une certaine proximité géographique avec la métropole lyonnaise, facilitée par le développement des réseaux de communication. Les fabricants, via leurs façonniers, sont en mesure de mobiliser des capitaux supplémentaires. Les bonnes relations entre les façonniers et les banquiers locaux servent aussi les intérêts des fabricants. Les façonniers mobilisent ainsi des ressources auxquelles les fabricants n’ont pas accès. Cela favorise aussi le climat des affaires. Enfin, la main d’œuvre qualifiée, notamment dans la construction mécanique, assure au Bas-Dauphiné une suprématie peu contestée dans le Sud-est. En s’installant dans une autre région rurale, où la main d’œuvre serait moins chère, les fabricants de soieries ne sont pas sûrs de trouver les mêmes avantages.

Notes
3174.

FAVEL-KAPOIAN (V.), 1997 et 1999.

3175.

DAVID (P. A.), 1986 et ARTHUR (B.), 1989, cités par SWEDBERG (R.) et GRANOVETTER (M.), 1994, CORIAT (B.) et WEINSTEIN (O.), 1995, pp. 124 et sq.

3176.

Notice sur l’usine fondée à Renage (Isère) pour la fabrication de crêpes de soie et appartenant à MM. A. Montessuy et A. Chomer, Exposition universelle de Vienne, 1873, Notice imprimée, 1873.

3177.

ADI, 3Q20/300, Mutation par décès du 27 avril 1888 de François Marie Joseph Peillon.

3178.

CAYEZ (P.), 1980, p. 63.

3179.

Le revenu a été multiplié par vingt.