Jusqu’en 1900, la « Nationale » de Voiron attire surtout des élèves venant de milieux aisés, de la petite et de la moyenne bourgeoisie, puisque la moitié a un père considéré comme « patron » (derrière ce vocable, l’auteur de l’enquête, Berthuin, fait figurer aussi bien un industriel qu’un petit commerçant ou un propriétaire terrien) contre environ 20% de fils d’employés et 10% de fils d’ouvriers. Ce sont les premiers qui mènent à terme leur cursus au sein de l’école, tandis que les fils d’ouvriers, majoritairement, abandonnent à la fin de la première année. Ainsi, Pierre Mignot , façonnier à Saint-Bueil , y envoie son fils Joseph. De même, Géry, fabricant de toiles à Voiron et associé de la firme Géry, Bret & Cie (raison commerciale « la société de la Toile de Voiron »), inscrit également son fils dans cet établissement.
Profession des parents | Parents des élèves sortis à la fin de | Total | |||
1re année | 2e année | 3e année | |||
Fonctionnaires | 23 | 25 | 65 | 113 | |
Industrie dont | Patrons | 50 | 66 | 139 | 255 |
Employés | 32 | 19 | 42 | 93 | |
Ouvriers | 48 | 19 | 30 | 97 | |
Commerce dont | Patrons | 63 | 58 | 112 | 233 |
Employés | 31 | 17 | 30 | 78 | |
Ouvriers | 11 | 3 | 2 | 16 | |
Agriculture dont | Propriétaires | 53 | 40 | 80 | 173 |
Fermiers, métayers | 15 | 7 | 6 | 28 | |
Ouvriers | 8 | 3 | 1 | 12 | |
Chemins de fer | 25 | 20 | 39 | 84 | |
Divers | 11 | 12 | 19 | 42 | |
Rentiers, retraités | 9 | 8 | 15 | 32 | |
Inconnus | 10 | 1 | 11 | ||
Total |
389 | 298 | 580 | 1267 |
Si les industriels sont en principe intéressés par l’existence d’une école professionnelle, ils manifestent néanmoins une certaine réserve, comme l’atteste le Comité de Patronage de l’Ecole Primaire Supérieure de Voiron . Parmi ses membres, on ne relève qu’un seul façonnier en soieries, Claude-Ferdinand Tournier , un industriel lainier, Boirivant 3192 , un papetier, Guérimand 3193 et un constructeur de machines à papier, Allimand 3194 . Un décret du 24 août 1891 institue pour l’ENP de Voiron un conseil d’administration et un comité de patronage. Au sein du premier, on retrouve les incontournables Théophile Diederichs (le père puis le fils) et André Michal-Ladichère . Vers 1898, Joseph Mignot , façonnier de Saint-Bueil , et ancien élève de l’Ecole, rejoint aussi le conseil d’administration. Quant au comité de patronage, il est composé de membres venant des départements de l’Isère, de la Savoie, de la Loire, de l’Ain, de l’Ardèche, des Hautes-Alpes, de la Drôme, du Var, du Vaucluse, du Doubs, et des Bouches-du-Rhône ainsi que du directeur de l’Ecole des Arts et Métiers d’Aix, du directeur de l’Association lyonnaise des appareils à vapeur et des maires des chefs-lieux d’arrondissements de l’Isère 3195 .
Les élèves du nouvel établissement reçoivent deux types d’enseignement : d’une part, un enseignement général avec des cours de français, d’histoire, de géographie et de langues vivantes, proche du programme en vigueur dans les écoles primaires supérieures, et d’autre part, un enseignement scientifique et technique avec des cours de dessin, de mathématiques, des sciences physiques et naturelles, des travaux d’ateliers, des travaux de chimie, d’horticulture… complétés par des visites d’usines. Pour intégrer la « Nationale », il faut posséder le certificat d’études primaires et avoir douze ans 3196 . Après une année d’existence seulement, la direction choisit de modifier les méthodes d’enseignement, en privilégiant la spécialisation des élèves sur un métier (ou des métiers proches) au détriment d’un enseignement plus général.
Source : coll. privée.
Dès leur entrée, les élèves sont répartis entre la section industrielle et la section agricole, n’ayant en commun que l’enseignement général. De même, les futurs tisseurs sont séparés des autres durant les deux premières années de scolarité pour y apprendre le tissage et la mécanique, et n’intègrent les autres ateliers que la dernière année. Les différentes matières enseignées sont réparties en six groupes :
-les lettres (morale, droit et économie politique, lecture et récitation, grammaire et orthographe, composition française, histoire et géographie),
-les mathématiques (arithmétiques, géométrie, calcul et algèbre, arpent, mécanique, comptabilité),
-les sciences physiques et naturelles (physique, chimie, histoire naturelle, manipulations),
-les travaux graphiques (calligraphie, dessin à vue, croquis, dessin géométrique et technique, géométrie descriptive),
-les enseignements professionnels (section industrie : technique spéciale, travaux manuels, technique générale, ou section agricole : agriculture théorique, travaux agricoles, charronnage, ou modelage et sculpture cette dernière section réservée aux élèves en menuiserie en dernière année),
-les enseignements divers (excursions en dernière année seulement, langues vivantes facultatives, musique, gymnastique).
Pendant la troisième et dernière année de scolarité, les élèves sont tenus de visiter des usines : ainsi, les futurs tisseurs se rendent en moyenne dans deux tissages de soieries et dans une, voire deux usines de toiles. À la fin de chaque année, la direction et les professeurs organisent des « caravanes de vacances », c’est-à-dire des voyages de plusieurs jours, destinées à récompenser les meilleurs élèves en lieu et place de la traditionnelle remise de prix 3197 .
Si l’on examine les professions exercées par les élèves à leur sortie de l’école, on constate le faible bénéfice que retire l’industrie textile de cette institution, quantitativement parlant, puisque sur les mille deux cent soixante-sept élèves sortis de l’établissement entre 1886 et 1899 (ayant ou non réalisé les trois années de scolarité), seulement cinquante-huit (comptabilisés dans l’industrie), soit moins de 5%, sont entrés dans un tissage comme gareurs, ouvriers, contremaîtres... contre deux cent cinquante-deux dans l’industrie du fer, soixante-dix-neuf dans l’industrie du bois et de la construction. Mais, combien parmi ceux qui ont continué leurs études ont rejoint un tissage ? En effet, un quart des anciens élèves de la « Nationale » ont poursuivi des études, dont soixante-quinze aux Arts et Métiers.
Professions des élèves | Elèves sortis à la fin de | Total | ||
1re année | 2e année | 3e année |
||
Industrie | 143 | 130 | 256 | 529 |
Commerce | 50 | 35 | 44 | 129 |
Agriculture | 69 | 43 | 13 | 125 |
Ecoles, collèges, lycées | 87 | 47 | 158 | 292 |
Administration | 2 | 3 | 11 | 16 |
Armée | 3 | 4 | 26 | 33 |
Bureaux divers (dessinateurs) | 8 | 35 | 43 | |
Bureaux divers (commis aux écritures) | 12 | 12 | 12 | 36 |
Inconnus | 18 | 10 | 4 | 31 |
Décédés | 4 | 1 | 5 | 10 |
Total = |
389 | 298 | 580 | 1267 |
Les principaux industriels qui recrutent d’anciens élèves sortis de l’Ecole, appartiennent plutôt aux secteurs de l’automobile, de la papeterie, des industries mécaniques et des compagnies de chemins de fer. Leur placement sur le marché du travail s’en trouve facilité par la création en 1893 d’une société des anciens élèves, mais aussi par le rôle d’intermédiaire qu’exerce le directeur de l’Ecole, habitué à fréquenter les industriels. D’ailleurs, celui-ci se charge, chaque année, d’envoyer des circulaires aux industriels pour les inciter à embaucher ses élèves 3199 . Les patrons eux-mêmes critiquent l’enseignement délivré à la « Nationale », lui reprochant de ne pas former assez de gareurs et d’offrir peu de stages pratiques en usines 3200 .
BERTHUIN, 1900, p. 66 et 74.
Fabricant de couvertures, Joachim Boirivant est né à Lyon le 22 mai 1836. Conseiller général du canton de Rives à partir de 1871, siégeant parmi les républicains, il accède à la vice-présidence de l’assemblée départementale. Il perd son siège en 1889. Il fait fortune dans la fabrication des couvertures en développant l’entreprise familiale, G. Boirivant & fils. Une société Boirivant & Bruyas est fondée en 1860. Son usine est établie à Réaumont. Cependant, en 1866, il essuie quelques revers financiers qui l’obligent à demander une séparation de biens avec son épouse, Célestine Lambert dont la famille, originaire de Valence, achète par adjudication la fabrique de Réaumont. Pour poursuivre son activité, il se sert de son épouse comme prête-nom et sollicite l’appui financier d’un associé, Joannès Bruyas à hauteur de 100.000 francs. Bruyas se charge de la gestion du comptoir de Lyon, tandis que le couple Boirivant s’occupe de l’usine, louée à la belle-famille de Joachim. Antoine Boirivant est le beau-frère de Victor Auger , dont il a épousé la sœur, Euphroisine-Joséphine. Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1885. En 1898, Boirivant transforme son affaire en société anonyme, sous la raison de Manufacture de Réaumont, au capital de 200.000 francs, grâce aux apports en nature d’un des confrères lyonnais, Bergeret. Dans son conseil d’administration, on retrouve Alphonse Trapadoux . Voir également CHABOUD (R.), 1998.
Fabricant de papier, François-Guillaume-Addon Guérimand est né à Bourg-du-Péage le 28 mai 1826. Il épouse Alix Vachon. Il décède à Voiron le 2 décembre 1890 à 65 ans.
Fabricant de machines à papier, Antoine Allimand est né à Vienne vers 1832. Il fonde à Rives son atelier de construction, non loin du principal fabricant de papier du Dauphiné, Blanchet frères & Kléber. Voir DOUILLET (R.), 1996.
ADI, 8T2/41, Brouillon ms d’une lettre du Préfet de l’Isère adressée au Ministre de l’Instruction Publique, daté du 6 juillet 1882 (le vote de la subvention de 300.000 francs par le Conseil municipal a eu lieu en mars 1882), extrait du registre des délibérations du Comité de Patronage de l’Ecole Primaire Supérieure de Voiron du 31 mai 1885, arrêté du Ministre de l’Instruction Publique, des Cultes et des Beaux-arts du 21 mars 1892 sur la composition du conseil d’administration, arrêtés du Ministre de l’Instruction Publique, des Beaux-arts et des Cultes du 29 décembre 1892 et du 19 juin 1896, Liste ms du Comité de Patronage sd [vers 1900], lettre ms du Ministre du Commerce, de l’Industrie et des Postes & Télégraphes du 4 janvier 1905.On relève parmi les membres du Comité de patronage les noms de plusieurs papetiers comme Bergès de Lancey, Montgolfier de Charavines , Kléber de Rives , de maîtres de forges comme Gourju de Bonpertuis ou Arbel de Rive-de-Gier, des drapiers comme Bonnier de Vienne, des mécaniciens comme Charles Diederichs , Bouvier de Grenoble, Faure de Voiron, un fabricant de sucre, Verdet également président de la Chambre de Commerce d’Avignon, deux fabricants de toiles de Voiron avec Géry et Ville, un banquier comme Bonniard d’Embrun ou Chaix de Draguignan, le président de la Chambre de Commerce de Toulon, Jules Japy et Armand Peugeot tous deux originaires du Doubs… mais très peu d’industriels en soieries hormis Colliat (façonnier aux Echelles), Tromparent (moulinier en Ardèche), Marcoux (fabricant de rubans stéphanois). Ce n’est qu’une dizaine d’années après sa création que le comité de patronage parvient enfin à les séduire avec l’arrivée d’Alphonse Couturier et de son fils Régis, d’André Michal-Ladichère , de Georges Donat , de Joseph Chollat (Pont-de-Beauvoisin , Savoie), d’Antoine Giraud , de Joseph Mignot (lui-même ancien élève de l’établissement), ou encore Contamin (passementier à La Tour-du-Pin ), du fils Vignal de Saint-Antoine mais les papetiers et les industriels grenoblois constituent néanmoins le groupe le plus actif (Allegret de Moirans , Bergès, Allimand, Bruel, Devillaine, Fredet, Montgolfier, Peyron, Dumolard, Joya, Lépine).
ADI, 8T2/41, Programme imprimé de l’Ecole Nationale Professionnelle de Voiron , rédigé par Bonnet, directeur de l’école, le 22 septembre 1886.
BERTHUIN, 1900, pp. 37-43.
BERTHUIN, 1900, p. 65.
REVERDY (N.), 2004, pp. 89-90 et 108-111.
Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1904, Grenoble, Imprimerie Allier frères, 1905.