2-Les constructeurs voironnais.

Deux entreprises dominent la fabrication de métiers à tisser à Voiron , Tournier et Béridot. Les autres occupent au mieux une dizaine d’ouvriers. La présence de plusieurs tissages mécaniques dès le milieu du XIXe siècle explique la forte implantation de ces ateliers de construction mécanique.

Les Tournier sont les premiers à apparaître à Voiron , bénéficiant de la proximité du foyer proto-industriel de Rives et de la vallée de la Fure qui a derrière lui un long passé dans le domaine des forges 3226 . Joseph et Claude-Ferdinand Tournier descendent d’ailleurs d’une famille de forgerons de Renage . Ils débutent leurs carrières professionnelles dans une atmosphère proto-industrielle propice à leur apprentissage et à leur formation technique, d’autant que trois grandes fabriques de tissage dominent le paysage de Renage : Montessuy & Chomer, Girodon , Vulpilliat . L’aîné, Claude-Ferdinand, se lance d’abord seul, en 1856 ou 1857 (à moins qu’il n’achète un fonds de commerce déjà existant), assisté de son frère cadet comme ouvrier mécanicien. Mais ils comprennent que le meilleur moyen de vendre du matériel de tissage, c’est de se fixer au cœur d’un centre industriel plus important, Voiron, alors en pleine croissance. L’occasion d’acquérir un atelier de construction à Voiron se présente en 1866, lorsque les frères Bret , Joseph-Alexis et Léon, hypothèquent leur atelier au profit de Claude-Ferdinand Tournier , à qui ils doivent de l’argent. Incontestablement, l’aîné des frères Tournier, assisté de son benjamin, Joseph, profite de la mécanisation du tissage qui s’amorce à partir des années 1860, chez les industriels de la vallée de la Morge. Avec deux autres compères, Louis-Octave Bellier et Félix Vallet, ils acquièrent d’anciens moulins et battoirs à chanvre à Saint-Geoire la même année pour y monter une papeterie grâce aux indications techniques et matérielles de Tournier 3227 .

Les deux frères comprennent rapidement, qu’ils ne font pas le poids face à Diederichs qui inonde le Bas-Dauphiné de ses belles mécaniques, grâce à l’accord qu’il a conclu avec Permezel . Pour assurer de l’activité à leurs ateliers de construction et la promotion de leurs métiers à tisser, les frères Tournier décident de se lancer dans l’édification et l’exploitation de tissages de soieries. Pour placer leurs propres métiers, les Tournier décident de construire eux-mêmes ou de racheter des usines, de les équiper en matériel de leur fabrication, créant ainsi leurs propres débouchés pour leurs ateliers de construction. En outre, ces usines leur servent de vitrine commerciale pour d’éventuels acquéreurs. En revanche, rien n’indique que les frères Tournier et leurs concurrents locaux pratiquent une politique de crédit envers les clients, comme celle des constructeurs anglais 3228 . Grâce à cette stratégie, ils espèrent contenir la montée en puissance de leur nouveau concurrent, Diederichs, qui bénéficie du soutien financier du fabricant lyonnais Permezel. Comme Diederichs, Claude-Ferdinand Tournier souhaite aussi réaliser de plantureux bénéfices avec le tissage, alors en pleine expansion, ce qui lui permettrait de financer ses ateliers de construction. À l’automne 1874, les deux frères Tournier achètent à Voiron , dans le quartier du Mail, une parcelle pour 10.500 francs, sur laquelle ils construisent en un temps record, un nouveau tissage contenant soixante-dix métiers à tisser Tournier. Le bâtiment et l’installation industrielle leur coûtent 80.000 francs environ. Pour amortir ces frais, ils louent leur nouvelle usine à l’un de ces entrepreneurs avides qui cherchent à réaliser une fortune rapide, Louis-Eugène Tournachon . Ce dernier vient de se séparer de son associé, Jules Monin , pour s’établir seul. Contre le paiement d’un loyer annuel de 7.125 francs, Tournachon exploite l’établissement. Lorsqu’il fait faillite deux ans plus tard, les Tournier le confient à l’une des maisons les plus importantes de la place, Bertet & Tivollier, qui exploite déjà un tissage à Coublevie , contre un loyer annuel de 10.000 francs. Grâce à leurs premiers bénéfices, ils construisent également un second tissage aux Echelles, en Savoie 3229 . Par ce moyen, des entrepreneurs parviennent à s’établir à bon compte, tandis que les frères Tournier vantent leur matériel tout en réalisant un placement financier. Dans les années 1870, les Tournier parviennent même à placer plus de quatre-vingt-dix métiers à tisser à Jallieu , chez Clément, à quelques mètres de leur grand concurrent, Diederichs.

Cependant, en janvier 1882, Claude-Ferdinand et Joseph Tournier décident de se séparer à l’amiable, le premier ayant probablement manifesté le désir de se retirer des affaires une fois sa fortune faite. L’aîné, Claude-Ferdinand, reçoit, dans le partage de leur actif, le tissage des Echelles, tandis que Joseph récupère celui de Voiron ainsi que les ateliers de construction. Claude-Ferdinand se retire dans le domaine dont il vient de faire l’achat, à Coublevie . Il conserve, à titre personnel, la propriété de la papeterie de Saint-Geoire 3230 .

Après avoir connu des années fastueuses, la maison Tournier entame une période de déclin à partir des années 1880 et 1890, victime elle aussi de la crise industrielle et de la disparition de ses clients voironnais. Le retrait de Claude-Ferdinand, la tête pensante de la fratrie, et l’âge avancé de Joseph freinent désormais le dynamisme d’une entreprise de plus en plus concurrencée : elle assiste impuissante à la croissance irrésistible de la maison Diederichs, qui occupe une position dominante sur le marché local, à celle plus modérée de Béridot et de Marquis. Après des années de difficultés avec les faillites à répétition parmi les façonniers du textile, Joseph Tournier doit emprunter 50.000 francs à la banque Landru en septembre 1892. Alors que Béridot bénéficie du juteux marché de l’industrie veloutière qui se développe à Voiron , les Tournier ne parviennent pas à investir un créneau porteur. Ils sont en outre soumis à l’arrivée en Bas-Dauphiné, des métiers suisses Honegger. Trois ans plus tard, après le décès de Joseph Tournier, ses héritiers doivent de nouveau emprunter 45.000 francs à la comtesse Lépic, née de Barral 3231 . Au début du XXe siècle, la raison sociale a changé au profit de Granger, Oddon & Petit.

Tableau 67-Tissages mécaniques équipés en métiers Béridot et Tournier.
Nom Lieu
Bourgeat Nivolas (38)
Tissages mécaniques de Moirans Moirans (38)
Brun Coublevie (38)
Combe Renage (38)
Couturier frères Bévenais (38)
Claude Ogier Voiron (38)
A. Baronnat Bourg d’Oisans (38)
Bérard Le Pouzin (07)
Gouy & Raphanel Beysan (07)
Lagrange Saint-Jean-en-Royans (26)
Magdinier Saint-Bel (69)
Revolon-Audouard Roizey (42)
Viornery Maclas (42)
Colliat Les Echelles (73)

Source : Syndicat du Tissage mécanique des Soieries.

Originaires de Nîmes, dans le Gard, les Béridot arrivent en Bas-Dauphiné dans les années 1860. Leur entreprise est fondée en 1863, mais on ignore qui en est le fondateur, car ils ont peut-être acheté un atelier de construction. Les Béridot ne se fixent à Voiron qu’au début des années 1880. Mécaniciens de formation, Adrien Béridot et son fils Léon misent sur le succès de l’industrie veloutière. Comme jadis Théophile I Diederichs avec Léon Permezel , les deux hommes reçoivent l’appui de Camille Chavant , un fabricant lyonnais, ingénieur civil de formation, qui cherche depuis plusieurs mois déjà à fabriquer des étoffes de velours de soie grâce à un métier mécanique dont il détient le brevet 3232 . Chavant confie aux deux mécaniciens le soin de le fabriquer en grand nombre et de le placer dans les usines voironnaises, dont celle de Chavant. Celui-ci apporte donc sa caution à hauteur de 24.000 francs pour que les Béridot construisent leur atelier et une fabrique sur un terrain loué à Joseph-Victor Pochoy , en 1884, pour 4.500 francs par an. L’affaire débute modestement, d’autant que l’industrie voironnaise traverse sa plus terrible crise industrielle. Il est probable que pendant ces premières années, Chavant est leur seul client. Ce dernier commandite un tissage de velours à Villeurbanne entièrement équipé en métiers de sa conception. En 1888, en manque de capitaux, Adrien Béridot emprunte 10.000 francs à une veuve de la ville, pour maintenir son atelier en activité, car les commandes locales sont rares, surtout depuis la faillite du potentat local, Florentin Poncet 3233 .

Grâce aux premières commandes de Chavant , Adrien et Léon Béridot sont en mesure de fonder en 1890 une société au capital de 75.000 francs. Mais ils se trouvent bloqués dans leur croissance par leur principal concurrent, Diederichs. Ils choisissent donc de reprendre à leur compte la stratégie des frères Tournier . À partir de 1892, ils élargissent la sphère de leurs activités en ajoutant le tissage à leur première activité, la construction mécanique. Par ce moyen, les Béridot assurent des commandes à leurs ateliers de construction qui deviennent les fournisseurs en titre de leurs tissages. En septembre 1892, ils reprennent le bail détenu par Louis Revol, un de leurs clients indélicats, pour exploiter un tissage à Saint-André-le-Gaz , jusqu’en 1898. Cependant, ils doivent revoir leurs ambitions à la baisse deux ans plus tard. Ils cèdent en location leur tissage de Coublevie pour 7.000 francs par an aux fabricants lyonnais Bardon & Ritton , tandis qu’ils empruntent 25.000 francs à un industriel de Voiron 3234 . Une fois cette crise résolue, Léon Béridot, seul désormais aux commandes de l’entreprise après le retrait puis le décès de son père, renouvelle l’expérience des tissages. En 1900, ses usines sont estimées à 200.000 francs, mais sont grevées d’une hypothèque à hauteur de la moitié. En 1901, il livre cent vingt métiers au tissage Chapuis, pour un coût de 75.000 francs environ. En guise de paiement, les propriétaires de l’affaire le prennent comme associé dans leur société de tissage. Au début de l’année 1902, il fait l’acquisition de l’ancien tissage mécanique de toiles de chanvre de Michel Cholat , à Voiron, dans le quartier du Colombier, avec l’appui du banquier Frédéric Carlin , pour 40.000 francs. Les deux hommes constituent pour l’occasion une nouvelle entreprise, Béridot & Carlin, chargée de son exploitation 3235 .

Comme leur puissant rival, Diederichs, Léon Béridot tente lui aussi une incursion dans l’industrie automobile naissante 3236 . Ses ateliers mettent au point un premier véhicule à la fin du XIXe siècle 3237 . À la fin de l’année 1898, une fois les études bien avancées, il fonde une société avec son contremaître, Petit, et Marcel Collin-Dufresne, un propriétaire de Saint-Egrève, au capital de 65.000 francs, mais cette tentative de diversification ne rencontre aucun succès 3238 . Les constructeurs proposent également à leurs clients l’acquisition de matériel d’occasion, moins coûteux à l’achat, surtout lorsqu’il s’agit d’une création d’entreprise. Le cas échéant, le constructeur peut même prospecter pour rechercher des métiers d’occasion pour satisfaire les caprices de sa clientèle. En offrant ce service supplémentaire, ils espèrent s’attirer leurs faveurs pour de futures commandes en matériel neuf cette fois. Bouillonnant patron, Léon Béridot est alors considéré comme « entreprenant trop de choses à la fois » 3239 .

Avec un chiffre d’affaires supérieur à quinze millions de francs en 1912, la SACM, de Mulhouse, surpasse nettement tous les constructeurs mécaniciens du Bas-Dauphiné 3240 .

Notes
3226.

ROSENBERGER (G.), 2002.

3227.

ADI, 3E29129, Affectation d’hypothèque devant Me Margot, à Voiron , le 7 juillet 1866, 3E29299, Vente devant Me Bally, à Voiron, le 14 novembre 1866, 3E29132, Affectation hypothécaire devant Me Margot le 3 juin 1868.

3228.

BRULAND (K.), citée par VERLEY (P.), 1994, p. 114.

3229.

ADI, 3E29147, Vente devant Me Margot les 20 et 23 novembre 1874, 3E29148, Bail devant le même notaire le 28 janvier 1875 et 3E29155, Cahier des charges devant le même notaire le 9 août 1877.

3230.

ADI, 3Q43/73, ACP du 21 janvier 1882 (partage devant Me Margot, à Voiron , le 11 janvier) et du 2 mars 1882 (vente devant le même notaire le 1er mars), 3Q43/81, ACP du 3 mai 1887 (bail devant le même notaire le 27 avril).

3231.

ADI, 3Q43/94, ACP du 13 septembre 1892 (obligation devant Me Margot, à Voiron , le 10 septembre), 3Q43/101, ACP du 21 mai 1895 (obligation devant le même notaire le 13 mai).

3232.

BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 163 et 187.

3233.

ADI, 3Q43/77, ACP du 4 novembre 1884 (bail devant Me Margot, à Voiron , le 28 octobre), 3Q43/79, ACP du 9 mars 1886 (modification devant le même notaire le 27 février) : le bail consenti par Pochoy est revu à la baisse. Le loyer pour le terrain n’est plus que de 3.000 francs par an, tandis que Chavant retire sa caution car les Béridot ont versé une avance de dix mille francs sur les loyers à échoir. 3Q43/83, ACP du 4 octobre 1888 (obligation devant le même notaire le 1er octobre).

3234.

ADI, 3Q43/89, ACP du 8 juillet 1890 (acte de société devant Me Margot, le 1er juillet), 3Q43/94, ACP du 5 septembre 1892 (cession devant le même notaire le 2 septembre), 3Q43/100, ACP du 2 janvier 1895 (bail devant Me Bally, à Voiron , le 27 décembre 1894 et obligation du 31 décembre 1894).

3235.

ADI, 3Q43/116, ACP du 9 mars 1901 (vente et acte de société devant Me Besson, à Voiron , le 28 février), ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, années 1900, 1901.

3236.

En 1887, la société Diederichs, à l’instigation de Charles Diederichs , centralien de formation et directeur des ateliers de construction, fait l’acquisition de brevets concernant un moteur à explosion. En 1889, elle présente à l’Exposition Universelle de Paris son moteur « Sécurité ». En 1890, Diederichs obtient deux commandes successives de la section technique du Génie, pour un total de 8.025 francs. L’entreprise doit livrer trois moteurs à pétrole de trois CV. Au total, Diederichs investit 700.000 francs en dix ans dans cette affaire de moteur avant de renoncer.

3237.

La SACM, de Mulhouse, diversifie, elle aussi, ses activités, mais en se développant dans la construction électrique. Voir BERNARD (F.), 2000, pp. 115-121.

3238.

ADI, 3Q43/110, ACP du 3 janvier 1899 (acte de société devant Me Treppoz, le 27 décembre 1898) et ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1900.

3239.

APAG, Lettres ms destinée à Marc Crozel , le 9 janvier 1889.

3240.

Voir BERNARD (F.), 2000, pp. 162-163.