3-Les artisans.

Fort logiquement, Voiron s’impose comme un centre actif dans la construction mécanique en liaison avec le tissage de la soie. Quelques noms émergent sans pouvoir rivaliser pourtant avec Diederichs : Tournier, Béridot, Marquis, Faure… Ils se spécialisent soit sur certains genres d’étoffes comme les velours, soit sur un marché géographique précis. En 1911, à Voiron, on dénombre neuf constructeurs mécaniciens, une entreprise de location de métiers à tisser (Veuve Chimat), six fabricants de peignes à tisser, un fabricant de remisses. La plupart ont leurs ateliers à proximité des usines textiles, près de Paviot ou sur l’artère principale de la ville. Parmi les constructeurs mécaniciens, tous ne fabriquent pas des machines textiles 3241 .

Entre 1895 et 1899, ce sont pas moins de quatre mille nouveaux métiers mécaniques qui équipent les tissages de soieries au service de la Fabrique lyonnaise, dans le Sud-est. Deux tissages seulement sont exclusivement équipés en métiers Tournier (Colliat, aux Echelles, un ancien confiseur voironnais, locataire d’un tissage appartenant aux… frères Tournier ) ou Béridot (celui d’Ogier à Voiron ), contre vingt-huit tissages membres du syndicat du Tissage mécanique entièrement équipés en métiers à tisser Diederichs (soit trois mille quatre cent huit métiers), sur les soixante-huit membres du Syndicat. Le solde, soit la moitié des membres du Syndicat, préfère utiliser du matériel de provenance variée, associant des métiers Diederichs avec des Béridot, des SACM ou des Honegger. Le concurrent le plus sérieux est le suisse Honegger, présent dans quatorze usines. Les constructeurs locaux, comme Marquis (présent dans deux usines seulement, dont le tissage Mignot à Saint-Bueil qu’il équipe entièrement), Faure & Perriot (une usine), ou La Buire (deux usines) sont très nettement marginalisés. Tous ces constructeurs complètent des installations agencées par les ateliers Diederichs.

L’entreprise d’Auguste Faure, à Voiron , sans parvenir à rivaliser avec Béridot ou Tournier, acquiert néanmoins une certaine notoriété avec ses métiers à grande vitesse ou à quatre navettes. Mais la position monopolistique de Diederichs sur le marché local freine son expansion. Faure choisit alors de diversifier son activité et se lance dans la fabrication de diverses machines-outils : presses et moteurs hydrauliques, turbines (qui équipent notamment les papeteries de Lancey) 3242 … L’atelier de Romain Deschaux est l’un des plus anciens de la ville. Pendant l’été 1874, Joseph Boissieux et Deschaux créent dans la rue du Colombier un modeste atelier de construction sous la raison Boissieux & Deschaux, sans autre apport que leur propre savoir-faire. Le capital social ne se forme que par la mise en réserve des bénéfices, jusqu’à concurrence de 5.000 francs, mais les deux hommes se séparent trois ans plus tard. Deschaux continue seul alors à exploiter son atelier 3243 . Un an après avoir fondé un atelier de construction à Voiron, en association avec Félix Cotte, Joseph Marquis se sépare de lui en 1886 pour continuer seul la fabrication de métiers à tisser et de machines diverses destinées à l’industrie textile. L’actif ne dépasse pas alors 10.000 francs, signe que l’atelier conserve des caractéristiques artisanales, comme Faure. Quelques mois plus tard, Marquis doit emprunter 10.000 francs. En effet, le tissage voironnais traversant une terrible crise, les commandes sont plus rares alors que la concurrence s’affûte pour rafler les quelques ventes qui se font. Il survit et parvient même à prospérer dans les années 1890 avec le redémarrage de l’activité économique et la forte mécanisation du tissage. Dix ans après avoir pris son indépendance, il rachète à Romain Deschaux, l’un de ses concurrents, son atelier de construction, lui aussi situé à Voiron, dans le quartier de Sermorens, grâce aux 30.000 francs qu’on lui prête. Au début de l’année 1905, Joseph Marquis transmet ses ateliers de construction à ses trois fils, Marius, Lucien et Jules, chacun se répartissant les tâches : Marius s’occupe des écritures, de la clientèle et des fournisseurs, Lucien se charge de la direction de l’atelier alors que Jules surveille le personnel. Avec un capital social de 9.000 francs, l’affaire reste toujours modeste. Toutefois, huit ans plus tard, Marius et Jules se retirent de l’entreprise familiale 3244 . Enfin, on relève la présence, ponctuellement, d’autres ateliers de peignes à tisser et de remisses à Voiron, dont celui dirigé par F. Guimet 3245 , qui fait suite à l’entreprise Coint-Bavarot & Cie, ou encore Devaux dans les années 1880.

Les façonniers, souvent (mais pas toujours) mécaniciens de formation, réalisent souvent eux-mêmes les améliorations nécessaires sur leurs métiers, avec l’aide de leurs gareurs. Mieux, Antoine Dévigne , l’un des plus importants façonniers de La Tour-du-Pin , faisant tisser dans sa fabrique et à domicile, met lui-meme au point avec l’un de ses mécaniciens, un nouveau métier mécanique en 1886, ainsi qu’une polisseuse. Pour exploiter son procédé, il fonde avec son employé, Pierre Durand, une entreprise au capital de 40.000 francs, sous la raison sociale de Dévigne & Durand 3246 .

D’autres industries annexes surgissent, comme la fabrication des peignes à tisser. André Bigé, natif de Lyon , possède ainsi son propre atelier à Voiron . En quelques années, dans le dernier quart du XIXe siècle, ce fils de fabricant de peignes à tisser de Bourg-Argental (Loire), parvient à se forger une solide réputation qui attire dans son atelier les maisons les plus renommées du Voironnais, à la recherche de ses peignes, alors qu’au début de sa carrière, il ne dispose que de quelques meubles personnels, estimés à 250 francs et un trousseau évalué à cent francs. Son père, Jean-Chrysostome, quitte Bourg-Argental et achète en 1876 un fonds de commerce à Voiron. Six ans plus tard, les deux hommes, le père et le fils, donnent naissance à la société J. Bigé père & fils, au capital de 5.000 francs. Le fils, André, se retrouve seul en 1886 lorsque son père lui vend ses parts dans l’atelier de la rue des fabriques 3247 . D’autres se lancent dans la fabrication de navettes en bois, tel Jean-Baptiste Coquaz-Garoudet, à Saint-Clair-de-la-Tour 3248 . François-Eugène Bertin crée pour sa part un atelier de construction mécanique à La Tour-du-Pin , au centre d’un territoire marqué par le tissage rural. Comme Bigé, il a su s’attacher une clientèle prestigieuse avec les usines Alexandre Giraud & Cie, Schwarzenbach , Permezel , Algoud , Charlin de Virieu 3249 … Mais Coquaz-Garoudet et Bertin appartiennent au monde de l’artisanat plutôt qu’à celui de l’industrie. Aucun ne peut rivaliser avec Béridot ou Tournier, et encore moins avec Diederichs. Ces ateliers n’emploient que quelques ouvriers. Le principal fabricant de remisses installé à Voiron, Paradis, fait travailler dans son atelier dix-huit personnes.

Dans les villages animés par l’industrie textile, on retrouve également quelques artisans spécialisés. Ainsi, à Corbelin , en 1901, les différents industriels façonniers peuvent compter sur les services de deux navetiers (Hugonin, Héraud ), d’un peignier (Rivier), de plusieurs mécaniciens menuisiers. Pour leurs déplacements personnels ou pour convoyer leurs marchandises jusqu’à la gare la plus proche, ils ont également tout le loisir de recourir aux services d’un loueur de voitures, installé à demeure, Joseph Guétat, tandis que non loin de là, ils peuvent faire appel aux services de Louis Clavel , un « messager » à son compte. Bref, les façonniers ont à portée de main toute une gamme de services complémentaires et utiles au bon fonctionnement de leur propre activité 3250 . Dans le quartier de Fures (Tullins ), un cousin de Benoît-David Guinet a fondé à la fin du siècle un atelier de fabrication de lisses métalliques pour métiers à tisser, non loin du tissage Baratin, sous la raison sociale E. Guinet. Clemençon, un façonnier installé à Veyrins, utilise aussi les services de Benoît Hugonin, un fabricant de navettes domicilié dans le village voisin de La Bâtie-Montgascon , et de Joseph Deschamps, un fabricant de remisses de la même commune, et probablement d’artisans lyonnais 3251 . Augustin Poncin , un de ces façonniers, installé à Cessieu , près de La Tour-du-Pin , et son confrère Maurice Barbier , d’Oyeu , achètent leurs remisses à Lyon , montée Saint-Sébastien, chez la Veuve Tournier 3252 .

En 1893, deux chimistes installés à La Bridoire, en Savoie, Antoine et Maurice Balland, décident d’acheter un terrain à Saint-Clair-de-la-Tour, commune limitrophe de la Tour-du-Pin , afin d’y construire une usine chimique chargée de la décoration des étoffes et de l’apprêt des étoffes de tulle. Les deux hommes possèdent des brevets dont ils entendent exploiter judicieusement les droits. Le capital de la nouvelle société est alors fixé à 60.000 francs. Ils s’installent à proximité de l’usine de tulles de la famille Revol. Deux ans après la création de leur entreprise, les Balland emploient déjà vingt-trois personnes dans leur tissage de tulles et atelier de teinture 3253 .

On relève également la présence d’un fabricant de navettes, Pin, à Moirans . Mais, cela n’empêche pas les façonniers de s’adresser régulièrement à des navetiers lyonnais, comme Ferlat 3254 . À Jallieu , l’industrie cartonnière prend son essor grâce à la fabrication de cartons pour l’industrie textile 3255 .

Au début du XXe siècle, les fabricants de soieries n’ont pas poussé la logique d’intégration jusqu’à son terme. Ils conservent à leur service une importante armée de façonniers. Avec la Loire, le département de l’Isère est celui où les entrepreneurs façonniers occupent la place la plus importante. Ils possèdent environ 61% des métiers à tisser. Malgré les difficultés, le tissage à façon attire toujours des vocations.

Les fabricants lyonnais ont bien compris qu’il est dans leur intérêt d’avoir des entreprises quasi-intégrées sous leurs ordres. Celles-ci sont en mesure de mobiliser des ressources auxquelles ils n’ont pas directement accès, comme les banques locales du Bas-Dauphiné, ou les instances politiques, comme les municipalités et le conseil général. Par l’intermédiaire des façonniers, tous rejoignent le camps des fabricants de soieries et mettent à leur dispositions leurs moyens en escomptant des effets, en assurant un crédit à court terme, en construisant des voies ferrées ou une institution pour former la main d’œuvre. Tous viennent se superposer aux institutions déjà sollicitées à Lyon et dans le Rhône. Les fabricants de soieries se retrouvent ainsi à la tête d’un formidable groupe de pressions qui s’étale sur une dizaine de départements, dont l’Isère. Ils ont derrière eux les habitants, les banquiers et les industriels de ces départements, dont le sort dépend étroitement de leur réussite ou de leur échec. Enfin, les façonniers forment une armée de réserve pour les fabricants de soieries, mobilisable et corvéable à merci. La quasi-intégration leur garantit une grande souplesse dans l’organisation de la production et limite leurs propres immobilisations de capitaux.

Deux centres industriels émergent au cœur du Bas-Dauphiné soyeux, Bourgoin et Voiron . Certes, ils concentrent quelques grandes usines, mais ils prennent une réelle importance grâce à la présence de services utiles aux façonniers : des banques, les principales écoles de formation, des industries annexes. Situées sur la ligne du PLM, ces deux villes servent aussi de nœuds ferroviaires avec les lignes d’intérêt local. Un siècle auparavant, elles étaient déjà deux foyers proto-industriels importants : Bourgoin et Jallieu dans le peignage du chanvre et dans l’industrie cotonnière, et Voiron dans l’activité toilière. Il y a donc une continuité historique pour la localisation de l’industrie.

Sans le reconnaître ouvertement, les fabricants sont aussi dépendants de leurs façonniers qui leur procurent des moyens supplémentaires. En outre, les fabricants peuvent difficilement faire marche arrière et réorienter massivement leurs investissements hors du Bas-Dauphiné, tant il présente des avantages. Le Bas-Dauphiné compense le coût de sa main d’œuvre, devenu plus cher, par un important maillage bancaire, par une offre de formation de la main d’œuvre, par un important dispositif de communication entre les usines et la métropole. Les Lyonnais ont consenti des efforts financiers élevés pour constituer une vaste nébuleuse usinière, sans compter les investissements faits pour mécaniser le tissage à partir des années 1880. Dans de telles conditions, les fabricants de soieries ont tout intérêt à maintenir le système en place et à le perfectionner.

De leur côté, les autorités locales et les façonniers acceptent d’organiser leur territoire industriel et de mettre en commun leurs moyens pour satisfaire les donneurs d’ordres lyonnais et conserver le tissage de soieries en Bas-Dauphiné. L’ensemble de la population, à travers ses impôts, prend partiellement en charge l’équipement nécessaire, tant dans l’installation d’une Ecole Nationale Professionnelle que dans la construction d’un réseau de voies ferrées secondaires, à la rentabilité aléatoire.

Notes
3241.

Annuaire de la Ville de Voiron , 1911, pp. 41-57.

3242.

MUZY (J.), Op. cit., p. 23.

3243.

ADI, 9U3152, Justice de Paix de Voiron , Acte de société devant Me Margot, déposé le 18 juillet 1874 et 9U3153, dissolution devant Me Margot le 24 mars 1877.

3244.

ADI, 3Q43/79, ACP du 10 juin 1886 (dissolution devant Me Margot, à Voiron , le 6 juin), 3Q43/80, ACP du 12 octobre 1886 (obligation chez le même notaire le 8 octobre) et 3Q43/104, ACP du 18 août 1896 (Vente devant Me Treppoz, à Voiron, le 10 août),Justice de Paix de Voiron, Acte de société sous seing privé le 20 janvier 1905 et 9U3160, Cession de parts devant Me Jocteur-Monrozier le 6 décembre 1913.

3245.

Il s’agit peut-être d’un parent de Jean-Baptiste et Emile Guimet, les chimistes lyonnais à l’origine du bleu outremer, natifs de Voiron . Voir CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 187-190.

3246.

ADI, 5U1118, Tribunal civil de Bourgoin , Acte de société sous seing privé du 10 octobre 1886.

3247.

ADI, 9U3153, Justice de Paix de Voiron , Acte de société devant Me Bally le 19 juin 1882, 9U3154, Dissolution devant Me Margot le 13 avril 1886, 3E29157, Contrat de mariage devant Me Margot (Voiron) le 7 mai 1878, 3Q43/268, Mutation par décès d’André Bigé, du 17 octobre 1892. Il laisse à sa fille mineure une succession évaluée à 16.500 francs dont la moitié concerne son entreprise. Ses clients voironnais en 1892 sont : Permezel , Tresca , Irénée Brun, Ogier, Bruny , Chavant , Pochoy, l’Ecole Nationale. Son crédit dépasse le cadre de la vallée de la Morge puisqu’il compte aussi parmi sa clientèle Mignot et Veyre, de Saint-Bueil , Barbier, à Virieu, Champenois, à Cognin en Savoie, Vittoz à Saint-Albin-de-Vaulserre , Combe à Renage , Noyer, Duran & Collon à Saint-Nicolas-de-Macherin . Son premier client, par le chiffre d’affaires, se trouve à Renage, avec Montessuy & Chomer.

3248.

ADI, 3E21484, Contrat de mariage devant Me Reynaud, à La Tour-du-Pin le 26 octobre 1876.

3249.

ADI, 5U1205, Tribunal civil de Bourgoin , Reddition de comptes pour la faillite de Bertin le 28 décembre 1900.

3250.

ADI, Listes nominatives de recensement de la population de Corbelin , en 1901.

3251.

ADI, 5U1191, Tribunal civil de Bourgoin , Vérification et affirmation des créances, reddition des comptes de la faillite Clémençon les 18 août et 30 novembre 1883, les 7 août et 28 septembre 1885.

3252.

ADI, 5U1194, Tribunal civil de Bourgoin , Bilan ms de Maurice Barbier , le 30 avril 1881, et 5U1185, Tribunal civil de Bourgoin, Reddition de compte de la faillite Poncin le 2 mai 1882.

3253.

ADI, 9U360, Justice de paix de Bourgoin , Acte de société du 30 juin 1893 et ADR, 10M448, Statistiques ms de l’inspection du travail dans l’industrie en Isère en février 1895.

3254.

ADI, 5U1194, Tribunal civil de Bourgoin , Bilan ms de Maurice Barbier , le 30 avril 1881.

3255.

VARILLE (M.), 1946.