Un personnel féminin.

‘« La soie est le domaine des femmes, et elles y trouvent du travail depuis la feuille du mûrier sur laquelle on élève le ver jusqu’à l’atelier où l’on façonne la robe et le chapeau. Il y a en effet toute une armée d’ouvrières de toutes sortes sans cesse occupées sur ce frêle brin de soie » 3262 .’

Afin de rester compétitifs face aux poussées de la concurrence étrangère, les industriels lyonnais et isérois décident d’accélérer la mécanisation de leur outillage et donc la productivité de leur personnel. Pour les industriels du XIXe et du début du XXe siècle, les femmes ont une plus grande dextérité et finesse dans leur travail que les hommes. Mieux, on les associe à la rapidité et à la vitesse, ce que leur reproche d’ailleurs les syndicalistes 3263 . Ce sont autant de préjugés qui font alors des femmes les auxiliaires indispensables de la mécanisation.

Le travail urbain conserve des caractéristiques masculines jusqu’au début du XXe siècle, tandis l’activité délocalisée dans les campagnes environnantes se féminise. À Lyon , les canuts et les ouvriers en soie sont en majorité des hommes. Il faut attendre les années 1920 pour assister à l’apparition d’un important prolétariat féminin à Lyon 3264 . La délocalisation du tissage de la ville vers la campagne s’est donc accompagnée d’une mutation dans la répartition sexuée des tâches. Jusqu’aux années 1860, l’industrie textile iséroise, et plus particulièrement le tissage des étoffes de chanvre ou de coton, était majoritairement composée d’hommes.

À partir des années 1880, un vaste mouvement européen de féminisation et de déqualification s’accélère dans l’industrie textile, en particulier en France 3265 . D’après les listes nominatives de recensement de 1881, il y a en Isère plus de quarante-sept mille ouvriers à domicile toutes activités confondues, avec quasiment autant d’hommes que de femmes, soit les deux tiers de la population active industrielle 3266 . Cette forte proportion d’hommes s’explique par l’importance de la main d’œuvre masculine dans l’industrie drapière viennoise et dans l’artisanat. Dans la soie, la féminisation est largement engagée dès le milieu du XIXe siècle, puisqu’en 1848, en Isère (dans les faits, le Bas-Dauphiné), les femmes constituent déjà 71% de la main d’œuvre de cette industrie contre moins du tiers dans l’industrie lainière ou cotonnière 3267 . Les progrès rapides du tissage de la soie dans le département contribuent à donner à la main d’œuvre industrielle un visage féminin très prononcé : en 1860, les femmes composent 59% du secteur industriel isérois avec vingt et un mille sept cent vingt femmes contre quatorze mille quatre cent quatre-vingt-dix-sept hommes 3268 .

Au début du XXe siècle, en 1906, d’après les décomptes de Dormois, les femmes représentent 57% de la main d’œuvre dans l’industrie de la soie en France. Les résultats de François Robert concordent davantage avec la plupart des sources : en 1901, les femmes représentent environ 73% de la main d’œuvre dans l’industrie française de la soie, contre 78% cinq ans plus tard, car entre-temps, huit mille postes masculins et seulement quatre mille emplois féminins ont disparu avec l’abandon des métiers à bras et la généralisation de la surveillance de deux métiers à tisser par ouvrière 3269 . Au début du XXe siècle, les femmes composent seulement 30% de la main d’œuvre des tissages de laine roubaisiens et 51% de celle des tissages de lin d’Armentières 3270 .

En 1889, en Bas-Dauphiné, les femmes représentent déjà 79% du personnel ouvrier en usine dans l’industrie de la soie, contre seulement 39% dans la draperie viennoise et 25% dans les usines tissant des toiles de chanvre à Voiron . Mais ces statistiques ne tiennent pas compte du travail en chambre 3271 . À partir de cette date et de l’introduction d’abord lente du métier à tisser mécanique, on assiste à la mise en place d’une nouvelle division sexuée du travail. Raymond A. Jonas la schématise de la façon suivante : la femme est à l’usine alors que l’homme reste au foyer pour s’occuper des tâches agricoles. D’après ses calculs, en 1896, dans les ménages textiles, 46% des chefs de famille sont des agriculteurs tandis que 35% sont des ouvriers, alors qu’en moyenne, tous ménages confondus, les agriculteurs et les ouvriers ne forment respectivement que 50 et 16% des chefs de famille 3272 . Au niveau départemental, en 1886, les femmes représentent 46% de la population active du textile (soie, coton, laine, chanvre). Mais cette industrie n’est pas leur seul débouché professionnel puisque seulement un cinquième des femmes actives travaillent dans ce secteur 3273 . Dix ans plus tard, un quart des femmes actives est au service de l’industrie textile 3274 .

En 1906, pour la seule industrie textile, il n’y a plus que trois mille trois cents ouvriers en chambre, en majorité au service de la Fabrique lyonnaise, soit 9,7% de la main d’œuvre de ce secteur d’activité 3275 . À Corbelin , petit bourg de deux mille deux cents âmes au début du XXe siècle, seulement un tiers de la main d’œuvre textile est masculine, tant pour le tissage à domicile (31%) 3276 que pour le travail en usine (37%) 3277 . La féminisation a donc aussi gagné le tissage à domicile. En 1901, on dénombre deux cents tisseuses à domicile, ainsi que soixante-trois dévideuses en chambre, contre seulement cent vingt-deux tisseurs à domicile 3278 . Alors qu’à Saint-Etienne 3279 , ce sont les épouses qui travaillent sur des métiers à tisser (leurs maris sont partis travailler à la mine ou dans une manufacture d’armes), à Corbelin, ce sont surtout des veuves ou des femmes seules qui tissent à domicile 3280 . En 1910, dans le Voironnais et autour de Saint-Marcellin , dix mille huit cent dix-huit individus travaillent la soie, surtout dans des tissages, dont neuf mille cinq cent soixante-deux filles et femmes, soit 88% de la main d’œuvre. Près de 16% de celle-ci a moins de 18 ans 3281 .

Plus rarement, des tissages sont installés uniquement dans le but de donner du travail aux épouses d’ouvriers appartenant à d’autres secteurs d’activité. Ainsi, à Montalieu, Cochaud , un fabricant lyonnais de soieries, emploie dans sa nouvelle usine essentiellement des filles ou des femmes de tailleurs de pierres. À Voreppe , entre Voiron et Grenoble, le tissage de soieries est commandité par des cimentiers qui espèrent ainsi attirer chez eux des hommes tandis que leurs femmes ou leurs enfants trouvent une autre source de revenus grâce à cette nouvelle activité 3282 .

Le fabricant lyonnais Léon Permezel et le constructeur Théophile I Diederichs ont contribué à amplifier rapidement le phénomène, puisque leur stratégie industrielle, reprise par la suite par leurs confrères fabricants et façonniers, est fondée sur la diffusion rurale du métier mécanique Diederichs, même si les industriels voironnais avaient auparavant déjà largement expérimenté ce principe de féminisation de leur main d’oeuvre. En 1877, dans ses différents tissages de Bourgoin et Jallieu , la maison L. Perrégaux & Th. Diederichs emploie huit cent vingt-neuf ouvriers, dont 15,5% ont moins de seize ans. Dix ans plus tard, les tissages Diederichs emploient mille cent soixante-quatorze personnes, dont 92% de femmes de plus de seize ans, mais seulement 4% ayant moins de seize ans 3283 . Nul besoin d’être capable désormais de fournir une énorme force musculaire pour actionner le métier puisqu’un moteur le lance ; partant de ce postulat, les usiniers décident alors de remplacer les hommes par des femmes dans leurs ateliers, moins bien rémunérées. La féminisation est synonyme de déqualification et de simplification des tâches. Pour autant, les ouvrières n’apparaissent pas comme de simples « servantes interchangeables des machines » 3284 . En effet, façonniers et fabricants attachent du soin à choisir leurs ouvrières lorsque le marché du travail leur est favorable. Lorsque le fabricant lyonnais a besoin de pièces de soieries rapidement et soigneusement tissées, il peut exiger que la tâche soit confiée à une ouvrière précise. Si ce n’est pas lui, le façonnier agit de la sorte afin de satisfaire au mieux son client. Malgré cette déqualification, le façonnier comme le client final doit avoir confiance dans ses ouvrières. Cette féminisation, rendue possible grâce à la mécanisation, doit permettre aux industriels de réaliser de substantielles économies sur leurs masses salariales et de diminuer leurs coûts de production afin de rester compétitifs face à la montée de la concurrence étrangère. D’ailleurs, les fabricants lyonnais ne s’y trompent pas : la mondialisation de l’économie ne restent pas un vain mot pour eux. Désireux de pénétrer et de consolider leurs positions sur les marchés étrangers, ils n’hésitent plus à immobiliser des capitaux dans des usines hors de France et découvrent à cette occasion des coûts salariaux parfois inférieurs à ceux rencontrés dans la région lyonnaise.

La mécanisation semble avoir à bien des égards beaucoup de vertus : elle leur permet de réduire les délais, de mieux surveiller un personnel obligé désormais de travailler selon le rythme que lui impose le métier à tisser et non plus selon ses propres disponibilités physiques ou ménagères, et de diminuer les coûts de production. Comme la mécanisation semble plus poussée dans les usines appartenant aux fabricants lyonnais, il est logique que la proportion de femmes y soit alors plus élevée, proche des 90% de l’effectif total. Chez les façonniers, elle est moindre, à la fois parce que l’usage du métier mécanique peut être parfois moins répandu (surtout dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin ), mais aussi parce qu’ils éprouvent des difficultés à recruter de la main d’œuvre féminine, happée par les usines-pensionnats ou les emplois dans la domesticité. Chez Veyre, à Saint-Bueil , en 1901, les femmes ne représentent que 62% du personnel. Cette part anormalement basse dans une fabrique de tissage s’explique peut-être par la présence d’un important matériel de tissage manuel. L’obligation de conduire deux métiers à tisser dans les années suivantes entraîne l’embauche de femmes, puisque le taux de féminisation s’élève à 74,5% en 1911. Vingt-deux hommes quittent l’usine Veyre au profit de quarante femmes, portant l’effectif total à deux cent trente et un individus.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on relève un excédent de femmes dans la population voironnaise, qui s’explique par la seule présence de l’activité textile. En 1881, il y a 8,2% de femmes de plus que d’hommes 3285 . Avec l’accroissement de la mécanisation et donc de la féminisation du tissage des soieries, cet excédent s’élève à 13,3% vingt ans plus tard. Beaucoup de ces femmes sont alors veuves ou célibataires 3286 .

La féminisation permet, en outre, aux industriels d’apporter une réponse aux nouvelles contraintes légales imposées par les autorités, à savoir la limitation du travail des enfants. L’ensemble législatif instauré au XIXe siècle, ainsi que les contrôles plus pressants exercés par les inspecteurs du travail, les privent d’une main d’œuvre peu coûteuse qu’il faut donc remplacer à moindre coût 3287 . En caricaturant à peine, on peut résumer cela par une formule lapidaire : aux hommes l’agriculture, aux femmes l’industrie 3288 . Outre-Atlantique, les industriels de Paterson choisissent une stratégie différente de celle des industriels du Bas-Dauphiné : entre 1890 et 1901, la part du personnel féminin passe de 52,5% à moins de 45% 3289 .

Notes
3262.

Propos d’une ouvrière rapportés par Jules Simon, cité dans AUZIAS (C.) et HOUEL (A.), 1982, p. 25.

3263.

DOWNS (L. L.), 2002, pp. 15, 178.

3264.

MANN (K. A.), 1997, Compte-rendu de CHEVANDIER (C.), dans Cahiers d’histoire, 3-4, 2001.

3265.

Déjà en 1872, l’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu relevait la relation entre l’essor de la mécanisation et la féminisation du travail industriel dans LEROY-BEAULIEU (Paul), « Les ouvrières de fabrique », Revue des Deux-Mondes, 1er février 1872, pp. 630-657. Voir également MARCHAND (O.) et THELOT (C.), 1997, p. 68, MAYNES (M. J.), 2004, DITT (K.), LONGONI (G. M.) et SCHOLLIERS (P.), 1997.

3266.

ROBERT (F.), 2000, vol. 2, pp. 140 et 207. Dans la population active industrielle, en 1881, il y a près de cinq mille huit cents ouvriers travaillant dans les mines et carrières et environ dix-neuf mille dans des fabriques diverses.

3267.

Ainsi, BRUHAT (J.), « L’affirmation du monde du travail urbain », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993, p. 776. En 1838, dans l’industrie de la soie, la main d’œuvre est à 70% féminine, contre 56,5% dans l’industrie cotonnière et 69,5% dans l’industrie lainière. La féminisation de la bonneterie troyenne semble plus modeste d’après HARDEN CHENUT (H.), 2005, p. 280, puisqu’en 1901, les femmes forment à peine la moitié de la main d’œuvre.

3268.

LEON (P.), 1954a, p. 744, GAUTIER (A.), 1983, p. 24. Dans la Drôme, en 1860, les femmes représentent 71% de la main d’œuvre industrielle, tous secteurs confondus.

3269.

DORMOIS (J.-P.), 1997, p. 341. Par exemple, à Fourmies, en 1904, les femmes ne représentent qu’un quart de la main d’œuvre selon DAUMAS (J.-C.), 2004, p. 173.

3270.

PIERRARD (P.), 1987, p. 112.

3271.

ADI, 138M16, Statistiques de la situation industrielle en Isère en 1889. Chez Blin & Blin, à Elbeuf, la féminisation progresse aussi, mais l’industrie lainière reste encore une activité masculine, puisqu’en 1889, les femmes forment seulement 29,8% du personnel et 38,4% en 1900. Voir DAUMAS (J.-C.), 1990.

3272.

JONAS (R. A.), 1991. Les calculs de Jonas sont fondés sur les listes nominatives de recensements des cantons de Pont-de-Beauvoisin , Saint-Geoire et Virieu. Il a considéré comme « ménage textile », tout ménage dont l’un des membres, homme ou femme, travaille dans ce secteur d’activité.

3273.

ROBERT (F.), 2000, vol. 2, p. 150.

3274.

JONAS (R. A.), 1994, p. 77.

3275.

ROBERT (F.), 2000, vol. 2, pp. 140 et 207.

3276.

On retrouve au Nouveau-Brunswick (Canada) un tissage à domicile féminin, comme à Corbelin . Voir CRAIG (B.) et RYGIEL (J.), 2000.

3277.

ADI, Listes nominatives de recensement de population de Corbelin , en 1901.

3278.

ADI, Listes nominatives de recensement de population de Corbelin , en 1901.

3279.

BURDY (J.-P.), DUBESSET (M.), ZANCARINI-FOURNEL (M.), 1987.

3280.

Déjà, sous l’Ancien Régime, à Lyon , des femmes et des filles travaillent – illégalement – sur des métiers à bras selon HAFTER (D. M.), 2007.

3281.

Chambre de Commerce de Grenoble, Bulletin mensuel, séance du 16 octobre 1910, p. 240.

3282.

BLANCHARD (R.), 1928, FEGUEUX (C.), 1973. Cependant, la dissolution des Tissages mécaniques de Voreppe est décidée après la vente de l’usine en mars 1913. Ce phénomène se retrouve outre-Atlantique, avec la construction des premiers tissages de soieries en Pennsylvanie dans des communes minières comme Scranton, à partir des années 1870. Voir STEPENOFF (B.), 1992.

3283.

ACB, 1.824.1, Statistiques sur l’état de l’industrie à Bourgoin le 31 décembre 1887.

3284.

SCHWEITZER (S.), 2002, p. 197.

3285.

Cette surreprésentation féminine est caractéristique des villes industrielles textiles du Sud-est : à Saint-Chamond, avec la fabrication des galons et des lacets par des femmes, la ville compte mille cinq cent quatre-vingts femmes de plus que d’hommes en 1876. Voir ACCAMPO (E.), 1989, p. 84.

3286.

LE JEUNE (Y.), 1954.

3287.

PIERRARD (P.), 1987, pp. 64-71.

3288.

JONAS (R.), 1994.

3289.

SCRANTON (P.), 1985, p. 56.