Alors que les flux d’hommes qualifiés suisses se tarissent avec l’extinction du réseau de la famille Perrégaux au milieu du XIXe siècle, un nouveau type de flux migratoire fait son apparition à la fin du siècle. Désormais, ce sont des femmes non qualifiées qui quittent leur pays, l’Italie, pour suivre le chemin d’une migration à longue distance 3315 .
La plupart des ouvrières italiennes sont originaires du Piémont, de Lombardie, de Vénétie, à la recherche d’un salaire élevé 3316 . L’appel à la main d’œuvre italienne, « les Piémontaises », n’a rien d’original pour l’industrie de la soie, puisque dès le Second Empire, les patrons de moulinages installés à Lyon les utilisent dans leurs ateliers, au prix d’un maigre salaire, le plus souvent inférieur de moitié à celui des ovalistes françaises. Les Piémontaises constituent vers 1870 un dixième déjà de la main d’œuvre de ces moulinages. Forts de ces expériences, fabricants de soieries et façonniers les adoptent progressivement à leur tour à partir des années 1880 3317 .
Malgré la proximité géographique entre le Bas-Dauphiné et l’Italie voisine, les Italiens sont numériquement peu nombreux à s’y installer. En 1821, une trentaine d’Italiens, probablement des Piémontais, résident à Voiron 3318 . Au milieu du siècle, on dénombre soixante-dix-huit foyers étrangers à Voiron, aux trois quarts savoyards 3319 . En 1882, la main d’œuvre étrangère, essentiellement d’origine italienne, allemande, suisse ou autrichienne, ne représente pas plus d’1% de la population active industrielle de l’arrondissement de Saint-Marcellin , soit une soixantaine d’individus environ, souvent mal intégrés à la population locale et vivant entre eux 3320 .
En 1876, on dénombre mille cinq cent cinquante-neuf Italiens dans le département contre sept mille neuf cent trois, vingt ans plus tard et neuf mille cinq cent quatre-vingt-cinq en 1911 formant la principale communauté étrangère de l’Isère. Hormis les cantons de Rives et de Voiron , le Bas-Dauphiné n’attire pas les Italiens qui lui préfèrent la région grenobloise où ils représentent plus de 2% de la population totale 3321 .
Déjà, en 1881, on dénombre cent douze étrangers à Voiron , souvent d’origine italienne 3322 . Dans un bourg rural comme Saint-Geoire , les autorités enregistrent la présence d’une trentaine d’Italiens la même année. Les douze femmes travaillent toutes chez Michal-Ladichère, alors que les hommes sont maçons ou plâtriers de profession 3323 . Le plan Freycinet, mis au point pendant cette décennie, favorise l’immigration dans l’espoir d’attirer une main d’œuvre non qualifiée. Moins regardantes sur les salaires que les ouvrières françaises, acceptant plus facilement les menaces patronales sous peine de repartir au pays sans argent, les ouvrières italiennes représentent un nouvel atout pour les usiniers du Bas-Dauphiné (fabricants de soieries et façonniers) qui se trouvent coincés par la baisse constante des tarifs des façons, d’une part, et par l’exode rural croissant qui contracte le marché du travail et donne par conséquent des éléments de chantage à la main d’œuvre, d’autre part. Les industriels accueillent d’autant mieux cette main d’œuvre étrangère que les jeunes filles du Bas-Dauphiné hésitent de plus en plus à rejoindre l’usine pour y accomplir des tâches peu gratifiantes et sous-payées. Autrement dit, un industriel comme Permezel résout son problème de recrutement de personnel grâce aux Italiennes 3324 . À Paviot, le principal quartier industriel de Voiron, l’abbé Besson prend en charge l’organisation spirituelle des Italiennes : plus de deux cents d’entre elles peuvent suivre la messe en italien 3325 . À Voiron, la croissance la plus forte a lieu entre 1891 et 1901, avec une population étrangère estimée à quatre-vingt-onze individus en 1891, à deux cent quarante-neuf, dix ans plus tard et à trois cent soixante-quinze individus en 1911 3326 .
À l’occasion de cet appel à la main d’œuvre étrangère, on assiste à un changement majeur dans les migrations internationales : jusqu’à présent, elles étaient surtout le fait d’ouvriers de sexe masculin. Ainsi, en Isère, les femmes ne forment qu’un tiers des migrants d’origine italienne en 1896 contre 44% en 1911. À Voiron , le phénomène est encore plus flagrant avec l’industrie textile, puis qu’en 1896, les femmes constituent déjà 54% de la communauté italienne et 71% lors du recensement de 1911. Mais le recours à la main d’œuvre italienne demeure limité en Bas-Dauphiné puisqu’en 1893, seulement trois cent dix Italiens travaillent dans l’industrie textile iséroise 3327 . Seules quelques entreprises y ont recours, dont Permezel . De même, si l’on s’intéresse à la nature de cette main d’œuvre, force est de constater qu’elle ne dispose d’aucune qualification, alors que précédemment, à l’instar des imprimeurs ou des horlogers, les migrations les plus lointaines reposaient sur des ouvriers hautement qualifiés. L’aire de recrutement de ces ouvrières italiennes s’étend sur toute la partie italienne de l’arc alpin (Piémont, province de Brescia), voire au-delà. En 1905, l’usine Permezel, dans le hameau de la Patinière, à Voiron, abrite dans ses murs près de trois cent cinquante ouvrières piémontaises sur un effectif total de cinq cents personnes 3328 . Chez Girodon , à Saint-Siméon-de-Bressieux , la direction embauche vingt-trois Italiens en 1910 (ce qui représente moins de 5% du personnel).
Même les tissages situés dans les bourgs les plus reculés ont recours à cette main d’œuvre étrangère, mais à un degré moindre. En 1901, à Saint-Bueil , chez Veyre, il y a trois ouvrières et une domestique italiennes, contre quarante-cinq chez son confrère Michal-Ladichère, à Saint-Geoire (soit 14,3% du personnel). Trente-neuf d’entre elles sont logées dans un dortoir, à l’usine, séparées des pensionnaires françaises. en 1911, chez Adolphe Veyre, il n’y a que deux tisseuses italiennes, originaires du village d’Alba, contre trois dans l’usine rivale, Veyre & Thomas, issue d’une scission familiale au début du siècle, elles aussi natives de ce village. On peut légitimement penser qu’elles ont suivi la même filière migratoire. En revanche, dans le chef-lieu cantonal, Saint-Geoire, la main d’œuvre italienne dans le textile est un peu plus nombreuse, dix-neuf, à l’instigation des Michal-Ladichère, dont treize ouvrières logées dans un de leurs dortoirs de l’usine de Champet 3329 .
Le plus souvent, on emploie les Italiennes dans les étapes préparatoires, le dévidage, l’ourdissage par exemple, plutôt qu’au tissage. Ainsi, les tâches les plus rémunératrices restent entre les mains des autochtones qui, peut-être, exercent des pressions sur leur patron afin de conserver ce privilège, à moins que ce dernier n’achète la paix sociale en accordant aux ouvrières françaises de tels avantages pour éviter leurs récriminations. Les relations sociales entre ouvrières françaises et italiennes sont loin d’être au beau fixe. Régulièrement des rixes opposent les deux communautés, quand ce ne sont pas des mouvements d’humeurs généralisés. Ainsi, en novembre 1899, les vingt-deux ouvrières italiennes du moulinage Courthial, à Chatte , cessent le travail sous le prétexte que leurs collègues françaises sont mieux traitées. Même si cet arrêt de travail ne dure qu’une journée, il révèle l’état d’esprit qui règne dans les ateliers 3330 . Chez Permezel , dans la vaste usine-pensionnat de la Patinière, à Voiron , ce sont les ouvrières françaises qui menacent de se mettre en grève si elles n’obtiennent pas d’être séparées des Italiennes dans la cuisine. Cette revendication fait suite à plusieurs journées agitées pendant lesquelles elles avaient exigé du directeur le renvoi des quatre-vingt-cinq ouvrières italiennes de l’usine, jugées agressives, provocatrices et arrogantes 3331 . Les premières manifestations anti-italiennes en Isère remontent aux années 1880, d’abord dans les travaux publics puis dans les mines. Cependant, ces ouvrières italiennes peuvent difficilement s’émanciper des usines-pensionnats, faute d’argent, leur salaire étant probablement retenu par les patrons 3332 . D’ailleurs, il semble qu’elles subissent une surveillance plus étroite que les Françaises dans les usines-pensionnats. Les propriétaires de ces établissements agissent avec elles en « tuteurs » pendant plusieurs années 3333 .
Au total, au début du XXe siècle, l’industrie française emploie près de six cent vingt mille ouvrières d’origine italienne, dont deux cent vingt mille ont moins de dix huit ans 3334 .
Le modèle proposé par Rosental pour la première moitié du XIXe siècle, de flux migratoires structurés selon les origines sociales, notamment pour les migrations à longue distance, n’est plus opérant à la fin du siècle avec l’arrivée des Italiennes. Voir ROSENTAL (P.-A.), 2004.
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