Bon an, mal an, les métiers à tisser fonctionnent en moyenne deux cent cinquante jours par an. Jusqu’en 1902, dans une majorité de fabriques, le personnel travaille au moins onze heures par jour, contre encore quatorze heures dans les fabriques voironnaises dans les années 1870.
Chez Mignot, en 1891-1892, on constate une faible variation dans les effectifs et dans la masse salariale. Par rapport à la moyenne, l’oscillation est au maximum de plus ou moins 10%. Pendant la période des moissons, on ne relève qu’une légère baisse dans le nombre d’ouvriers présents dans les ateliers et dans la masse salariale, tandis que le salaire moyen reste stable. Cette population rurale s’est donc en partie habituée aux rythmes industriels et a délaissé le cycle agricole. L’activité agricole, quand elle est pratiquée, se déroule sans porter préjudice au tissage mécanique. Finalement, on ne repère pas de saison morte très prononcée, ni de période d’intense activité. La masse salariale est, cependant, légèrement plus élevée pendant le premier semestre de l’année, mais l’écart est assez faible. Le tissage de soieries a donc gagné en régularité 3369 .
Année | Période de travail | Nombre de salaires versés 3370 | Masse salariale (en francs) |
Salaire moyen
3371
(en francs) |
1891 | 27 avril au 1er juin | 150 | 8.385,60 | 53,87 |
1er juin au 6 juillet | 152 | 8.710,80 | 55,66 | |
6 juillet au 10 août | 146 | 8.289,20 | 55,06 | |
10 août au 14 septembre | 150 | 7.892,80 | 50,25 | |
14 septembre au 19 octobre | 146 | 8.496,40 | 56,48 | |
19 octobre au 23 novembre | 145 | 8.659,35 | 57,99 | |
23 novembre au 26 décembre | 147 | 8.409,15 | 55,50 | |
1891-1892 | 26 décembre au 1er février | 151 | 8.171,05 | 52,45 |
1892 | 1er février au 7 mars | 148 | 8.554,60 | 56,11 |
7 mars au 9 avril | 153 | 9.348,40 | 59,46 | |
9 avril au 16 mai | 150 | 8.718,50 | 56,45 | |
Moyennes = | 148,9 | 8.512,35 | 55,38 |
Source :APM, Registre de paie (1891-1894).
Cette régularité du tissage contraste fortement avec les écarts relevés chez l’imprimeur Brunet-Lecomte. On distingue davantage les saisons d’activité dans l’impression sur étoffes. La haute saison d’activité débute à l’automne, en octobre ou en novembre, avec un sommet en décembre ou en janvier. Au premier trimestre, il y a généralement une activité soutenue. En revanche, on distingue nettement un étiage en août, plus marqué que dans le tissage rural.
L’explication à ces trajectoires annuelles différenciées est assez simple : avec l’introduction de la teinture en pièces, les tissages fabriquent des soieries écrues. Les fabricants entassent dans leurs magasins lyonnais des mètres de soieries écrues. En fonction de la demande et de la mode, ils font alors pratiquer l’impression et la teinture. En adoptant cette organisation, les fabricants de soieries sont en mesure d’offrir un travail plus régulier aux tissages du Bas-Dauphiné, qui produisent le même type d’étoffes pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Cela leur permet d’anticiper sur la demande. Ainsi, lorsqu’un client parisien ou américain leur passe une commande urgente, les fabricants n’ont plus qu’à s’emparer des soieries écrues stockées chez eux et à les envoyer chez l’imprimeur et le teinturier. En revanche, l’imprimeur doit s’habituer à ces soubresauts, car il doit suivre au plus près les caprices de la mode et de la demande, ce qui se traduit par une plus grande irrégularité dans le travail.
Source : AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Relevé mensuel des heures de travail payées aux imprimeurs et rentreuses (1910-1917).
L’accélération des cadences et la surveillance de deux métiers à tisser favorisent les accidents du travail 3372 . Loin de réduire les accidents et supprimer les efforts physiques, la mécanisation du tissage modifie les rapports du corps au travail. Concrètement, le tisseur ou la tisseuse n’ont plus à fournir une dépense physique pour actionner le métier à tisser, l’énergie étant désormais produite par un moteur. En revanche, ils sont soumis à la cadence du métier et du moteur alors que par le passé, cette relation de dépendance n’existait pas. Plus que leurs bras, ce sont maintenant leurs yeux qui sont plus durement sollicités pour surveiller les fils, la régularité de l’étoffe, les ruptures de chaîne ou de trame, tout en surveillant les déplacements horizontaux des navettes ou les mouvements verticaux des battants et des peignes. Le métier à tisser, mais aussi le lointain donneur d’ordres lyonnais, imposent un rythme de travail accéléré où les temps morts doivent être réduits au minimum. Il s’ensuit une fatigue nerveuse prompte à favoriser des étourderies et donc des accidents, dont la gravité se trouve accrue par la présence de moteurs. À Voiron , en l’espace d’un an et demi, on dénombre trois cent dix-sept accidents du travail recensés dans le registre ouvert en mairie, dont soixante-neuf (21%) sont le fait de l’industrie textile. À l’époque, la ville compte une quinzaine de tissages mécaniques de soieries, qui rassemblent les plus gros bataillons d’ouvriers. Mais il est probable que le nombre d’accidents est sous-estimé, étant donné la surreprésentation des accidents qui se déroulent dans les usines J.B. Martin, Guillaume fils aîné ou Léon Permezel & Cie (quarante-trois accidents dans ces trois usines) et la sous-représentation des déclarations en provenance de façonniers. Faut-il en conclure alors que les fabricants lyonnais pratiquent des cadences plus élevées et des conditions de travail plus dangereuses ?
Alors que le métier fonctionne, les ouvrières doivent régler le battant, passer les doigts non loin d’engrenages, voire entre des rouleaux pour vérifier la chaîne ou l’enroulement de l’étoffe tissée, à moins que la navette ne « vole » hors de son chemin pour atterrir dans un œil ou un bras. Ecrasement ou contusion aux doigts ou à la main par le battant ou le casse-trame sont donc les blessures les plus fréquentes. C’est sans compter sur les accidents loin des métiers à tisser comme les brûlures à l’eau chaude et les chutes pour des raisons diverses, voire des accidents avec le tombereau de l’usine ! Les gareurs prennent le risque de se faire prendre le bras dans les arbres de transmission, de subir une rupture de nerf en soulevant un métier ou d’être écrasés pendant la réparation. Les deux tiers des accidents nécessitent alors une incapacité de travail entre six et dix jours, contre un tiers au-delà de ce seuil. Or, les façonniers, qui ont davantage de difficulté à recruter du personnel, en raison des salaires inférieurs qu’ils proposent à leurs tisseuses, n’ont pas intérêt à déclarer trop d’accidents, car les arrêts de travail ralentissent la production et risquent d’entraîner des retards de livraison… aux fabricants lyonnais qui peuvent dans ce cas réclamer des indemnités 3373 .
Déjà en 1874, le sous-préfet de La Tour-du-Pin s’inquiète du nombre élevé de décès prématurés de jeunes ouvrières en soieries, comme d’ailleurs dans tous les centres de tissages français 3374 . Dans le Voironnais, en 1901, la mortalité chez les ouvriers est particulièrement élevée entre trente et trente-neuf ans 3375 .
VERLEY (P.), 1994, p. 35.
Y compris la rémunération versée à Dominique Mignot, l’épouse du patron.
Pour le calcul du salaire moyen du personnel, la rémunération versée à Dominique Mignot a été exclue. Elle touche 250 francs pour chaque période, sauf du 10 août au 14 septembre où elle perçoit exceptionnellement 355 francs. Le patron, Pierre Mignot , n’émarge pas dans le registre de paie.
BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 363-365. Beauquis, lui-même inspecteur du travail reconnaît que, en fin de compte, les accidents sont peu nombreux dans la profession. En Isère, il constate un taux d’accidents de 8‰ ouvriers occupés dans les tissages de soieries en une année. Les accidents les plus graves sont occasionnés par les sorties de navettes, surtout avec l’augmentation de la vitesse des métiers. La justice a imposé en 1903 des appareils de protection (en quatre années, les sauts de navettes ont donné lieu à quarante-sept accidents).
ACV, 5Q5, Registre de déclaration d’accidents du travail entre le 19 septembre 1901 et 6 mars 1903.
EMERIQUE (C.), 1953, p. 55. Sur la surmortalité ouvrière à Roubaix, voir PETILLON (C.), 2006, pp. 296-302.
JONAS (R.), 1994, p. 130.