La persistance du paternalisme.

Au début du XXe siècle, les usines-pensionnats n’ont pas disparu, malgré les contestations dont elles font l’objet au sein du mouvement ouvrier. Les autres pratiques paternalistes persistent également.

L’affaire de Châteauvilain n’a fait disparaître ni les religieuses, ni les chapelles en Bas-Dauphiné. En 1892, le vicaire de Dolomieu , l’abbé Jules Besson, est nommé chapelain à Paviot, le principal quartier industriel de Voiron , sans doute à l’appel de la famille Pochoy, propriétaire d’une chapelle. Il s’installe parmi ses fidèles, dans un logement ouvrier. Grâce à l’appui financier des R.P. Chartreux, il fonde une garderie, un asile et une école libre dans ce quartier. Avec les généreux subsides qu’ils lui versent, il agrandit la chapelle. Son œuvre missionnaire le pousse aussi à fonder deux patronages, un pour les garçons, le second pour jeunes filles. Comme il se doit, Besson se charge du culte et de l’internat dans l’enceinte du tissage Pochoy. Les Ruby , qui achètent l’établissement à la fin du siècle, conservent ses services 3391 .

À Boussieu (Ruy), en 1892, alors que l’ancienne usine Auger vient d’être achetée par les entrepreneurs protestants suisses Schwarzenbach , l’internat héberge les deux tiers du personnel : sur les trois cent dix ouvrières, cent dix sortent de « l’enfer industriel » chaque soir pour retrouver leur famille, cent cinquante sont logées et nourries du lundi au samedi, tandis que cinquante ouvrières – sourdes-muettes, orphelines – ne quittent pas l’établissement. Lorsqu’ils rachètent ladite usine, ils sont tenus de lui conserver la dimension chrétienne – catholique – et continuent de s’appuyer sur les religieuses pour la gestion au quotidien du personnel, alors que les Suisses, étrangers aux mœurs et traditions de la contrée, débarquent en conquérants dans l’usine pour la diriger. À Boussieu, chez Schwarzenbach, les pratiques patronales se perfectionnent. Les dirigeants helvétiques s’assurent rapidement le soutien des religieuses déjà présentes et font appel à un ecclésiastique, l’abbé Rieffel, pour tenir la maison des sourdes-muettes.

En marge, sur les propriétés foncières de leur usine, ils construisent des lotissements pavillonnaires 3392 , comme le patronat protestant de Mulhouse, les Schneider au Creusot 3393 , Menier à Noisiel 3394 ou la compagnie de chemin de fer G.J.R. à Crewe 3395 . La maison Schwarzenbach , à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle, décide de compléter son dispositif paternaliste : elle dispose de cent cinquante-neuf chambres près de son usine de La Tour-du-Pin et de trente-six à Boussieu (sans compter le dortoir), dirigées, au moins à Boussieu, par des religieuses catholiques, alors que les patrons sont calvinistes. Les dirigeants entreprennent la construction de trois cités ouvrières de cent quatre-vingt-huit logements (cinq cent quatre-vingt-dix pièces en tout, soit une moyenne de trois pièces par appartement, comme à Rosières pour les maisons construites en 1896) à Boussieu, groupés en petits pavillons avec des jardins ouvriers, chaque pavillon comportant plusieurs appartements. Un plan datant des années 1890 permet de dresser un portrait sommaire et provisoire de l’ensemble 3396 . La cité de Nivolas comprend six blocs d’immeubles ayant chacun deux entrées indépendantes. Elle est entourée par cent une parcelles de jardins. Celle de Ruy, plus modeste, se compose de trois bâtiments de taille modeste et d’un quatrième, plus important, en forme de L. Il n’y a que quarante-six jardins ouvriers dans cette cité. Enfin, à Boussieu, près de la cité de Nivolas, les Schwarzenbach ont édifié la cité des sourds-muets, après la signature, en mars 1897, d’une convention avec l’abbé Rieffel : dès l’année suivante, Rieffel abrite une vingtaine de sourdes-muettes chez lui et une cinquantaine en 1904 3397 . À la fin du siècle, un seul bâtiment se dresse dans cette dernière cité, mais elle est destinée à s’agrandir, avec la construction au début du XXe siècle de plusieurs appartements et d’une chapelle en 1914, qui forment désormais le quartier de Boussieu. Il n’est pas question de maisons individuelles comme au Creusot ou à Mulhouse 3398 . La direction de Schwarzenbach préfère les maisons jumelées comprenant plusieurs appartements.

La construction de logements fait désormais partie des politiques entrepreneuriales de gestion de la main d’œuvre, surtout à partir de la fin du siècle, dans l’industrie minière et sidérurgique 3399 . Cette pratique est moins répandue dans l’industrie textile car elle s’adresse à une main d’œuvre différente : les hommes, également chefs de familles, travaillant dans l’industrie lourde emménagent avec femmes et enfants, tandis que les ouvrières du textile, souvent jeunes et célibataires, restent en situation de minorité civile. Les dortoirs sont donc des espaces d’accueil provisoires, avant qu’elles ne rejoignent le foyer paternel ou conjugal. Ce sont des maisons de pierres, composées de plusieurs appartements. Autour des lotissements, des jardins-ouvriers sont aménagés.

La stratégie mise en place par Schwarzenbach diffère donc de celles de ses confrères. Jusqu’à une date avancée dans le XXe siècle, la direction fait appel à une main d’œuvre qualifiée masculine originaire de Suisse qu’elle a besoin de fixer. Ces hommes occupent souvent des fonctions d’encadrement, de bureaux ou qualifiées (gareurs, mécaniciens). Pour les fidéliser, il faut leur offrir des conditions d’hébergement susceptibles de recevoir leurs familles. Pour la direction de l’usine, il est moralement impossible de loger des hommes dans les mêmes bâtiments que les jeunes filles pensionnaires. Par ce moyen, Alfred Mahler , le directeur, espère probablement constituer un noyau stable, fidèle et cohérent d’employés et d’ouvriers, attachés à la maison Schwarzenbach. Par ce moyen, la direction espère aussi sans doute escamoter l’influence catholique sur son établissement. Dès 1894, on dénombre déjà une douzaine de Suisses à Boussieu , probablement protestants et originaires de la partie alémanique de leur pays. Pour éviter le choc de l’altérité, ils maintiennent donc les structures en place. D’ailleurs, ils ne cherchent que modérément à s’intégrer à leur nouvel espace social, comme l’atteste la création d’une société, chargée « d’entretenir le goût du chant et d’offrir un centre de famille à ses membres », sous la raison significative d’Helvétia, dirigée par le nouveau directeur, Mahler 3400 . Les non-Suisses ne peuvent représenter plus du tiers des effectifs de la société musicale 3401 .

En moins d’une décennie, entre 1891 et 1903, les Schwarzenbach transforment l’esprit et l’organisation de leur usine-pensionnat. Les dortoirs subsistent, plus remplis que jamais, mais les lotissements pavillonnaires donnent au hameau de Boussieu les allures d’un village parfaitement autonome, avec sa chapelle (construite vers 1914, doublant celle existant à l’intérieur de l’usine), son esprit communautaire qui subsiste encore aujourd’hui 3402 .

Les dortoirs ne désemplissent pas jusqu’à la Grande Guerre. Un façonnier comme Lucien Jocteur-Monrozier, au Vernay (Nivolas ), propose trente lits à son personnel (une centaine d’ouvriers environ) en 1902, un réfectoire, une cuisine, ainsi qu’un service quotidien de transport. La chapelle sert encore régulièrement 3403 . En 1911, Crozier Frères, un fabricant de velours propriétaire d’une usine à Tignieu , décide d’installer un asile dans son établissement en faveur des enfants du personnel 3404 . Chez Casimir Martin , à Moirans , le dortoir héberge cinquante ouvrières en 1906, soit 10 à 20% du personnel 3405 . En 1891, la maison Permezel projette l’installation d’un magasin de mercerie et d’épicerie dans l’enceinte de son usine de la Patinière (Voiron ) 3406 .

Les Michal-Ladichère, dans leurs usines de Saint-Geoire -en-Valdaine, installent des dortoirs et des logements ouvriers, une infirmerie ainsi qu’une cantine et une école maternelle. En 1907, leurs usines comptent cent trente et un lits, la moitié ayant des sommiers et l’autre de simples paillasses, avec cent quarante paires de draps et deux cent cinquante couvertures, sous l’œil vigilant de religieuses. Pour nourrir leurs ouvrières, leurs cantines sont équipées de deux fourneaux, de huit tables et de toute une batterie de cuisine pour la préparation des plats. Pour le personnel logé à l’usine, les Michal-Ladichère ont entreposé dans leurs caves des aliments : les féculents, souvent des sucres lents, sont les plus nombreux, comme les vermicelles, les macaronis, les pommes de terre. À côté de ses aliments de base, on retrouve également des haricots, du sucre, des sardines, du chocolat, du gruyère, du café, de la chicorée, du beurre et de l’huile d’olive. Pour les ouvriers, et peut-être pour les grands événements, on a prévu mille trois cents litres de vin, ainsi que de l’eau de vie, du rhum et de l’eau d’arquebuse 3407 .

Lucien Jocteur-Monrozier, héritier du tissage Faidides au Vernay (Nivolas ) et du tissage Monrozier à Châtonnay , organise un ramassage de ses pensionnaires les samedi et lundi grâce à trois conducteurs. Probablement au début du XXe siècle, il charge même un conducteur d’effectuer un service de transport quotidien 3408 . En 1899, Joseph-Ferdinand-Auguste Paillet , apparenté aux Paillet de Nivolas qui le prennent dans leur tissage, s’installe à Champier . Grâce à cinq partenaires, il construit son usine. Pour recruter et fidéliser son personnel, il installe un dortoir de trente lits dans un bâtiment voisin et achète deux « galères » pour le transporter. Au total, près du tiers de ses ouvrières est logé à l’usine 3409 . Au début du XXe siècle, le paternalisme n’est pas mort.

Notes
3391.

Dictionnaire biographique et Album, Isère, Paris , Flammarion, 1907, pp. 132-133.

3392.

Voir sur ce sujet GUERRAND (R.-H.), 1987.

3393.

GEORGEL (C.), 1995.

3394.

GUERRAND (R.-H.), 1999.

3395.

DRUMMOND (D. K.), 1990.

3396.

ACBJ, Plan de l’usine de Boussieu et des dépendances situées sur les communes de Ruy et de Nivolas , sd [1891-1902].

3397.

DUPRAT (B.), 1982, p. 52. Il semble que la présence d’ouvrières sourdes-muettes soit plus ancienne.

3398.

JOUANNY (J.), 1931, p. 118. Le chiffre avancé par Jouanny semble excessif et comprend peut-être les chambres de l’usine-pensionnat. En comparaison, à Rosières (Cher), en 1906, l’usine du village gère un parc de soixante-treize maisons en 1891 et de cent deux en 1906. Voir PIGENET (M.), 1982.

3399.

SACHSE (C.), 1993.

3400.

Voir par exemple, l’installation d’ouvriers alsaciens à Elbeuf, eux aussi réunis par une forte « cohésion communautaire », dans DAUMAS (J.-C.), 1993.

3401.

ADI, 101M4, Statuts ms de la société Helvétia, le 11 juillet 1894.

3402.

Voir DRUMMOND (D. K.), 1990.

3403.

APJM, Brouillon ms de Lucien Jocteur-Monrozier le 30 septembre 1902.

3404.

GAUTIER (A.), 2006, p. 58.

3405.

ADI, 123M121, Listes nominatives de recensement de la population en 1906 à Moirans .

3406.

ADI, 3Q43/90, ACP du 30 janvier 1891 (transaction devant Me Bally, à Voiron , le 29 janvier).

3407.

AN, L1859042, Dossier de Légion d’Honneur d’André Michal-Ladichère et ADI, 9U368, Justice de paix de Bourgoin , Acte de société devant Me Lescot, à Grenoble, le 28 mars 1907. BRUEGEL (M.), 2004.

3408.

APJM, Police d’assurance du 28 mars 1913.

3409.

ADI, 9U506, Justice de Paix de La Côte-Saint-André, Dissolution de société devant Me Delay, à Champier , le 31 août 1907.