Déprise rurale et tissage.

Au début du XXe siècle, le chroniqueur Ardouin-Dumazet, célèbre pour ses descriptions des provinces françaises, s’alarmait de l’exode rural dont souffraient les campagnes françaises, dont le Bas-Dauphiné 3411 . Entre 1846 et 1911, l’Isère a perdu un tiers de sa population.

Cependant, ce destin tragique ne concerne pas toutes les communes du département de la même façon, puisqu’en général, les communes textiles parviennent à contenir leur déclin démographique, comme c’est d’ailleurs le cas en Ardèche pour le moulinage de la soie 3412 . Incontestablement, l’installation des tissages à la campagne contribue à y maintenir une part notable de la population, sans pour autant empêcher l’exode rural en direction de Lyon . Les communes textiles parviennent à stabiliser leurs niveaux de population, tandis que celles qui perdent leurs usines de tissage déclinent fortement à partir des années 1880 3413 . En effet, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les recensements de population lyonnais révèle un doublement de la population de la ville 3414 . Dans un village tel que Corbelin , en 1901, 35% de la population totale travaille directement pour l’industrie textile, soit sept cent quatre-vingt-cinq individus. En 1930, à Corbelin, on dénombre un métier à tisser pour trois habitants. Mieux, à Saint-Bueil , il y a deux métiers pour trois habitants 3415 . Dans la vallée de l'Ainan, où l’on dénombre quelques grands tissages mécaniques comme ceux de la famille Michal-Ladichère à Saint-Geoire , Mignot, Veyre, Liatard à Saint-Bueil… leur installation se traduit immédiatement, dans la seconde moitié du XIXe siècle par une modification des flux migratoires. À Saint-Bueil, on passe d’une forte émigration des autochtones à un afflux de familles, attirées par le travail, mais la majorité d’entre elles proviennent des communes environnantes. Dans le chef-lieu de canton voisin, Saint-Geoire, la construction et le développement exceptionnel des tissages Michal-Ladichère, avec plus de trois cents métiers à tisser, entraînent un recul fort de l’exode rural et de l’émigration. Entre 1873 et 1882, seulement cent soixante-neuf individus quittent la commune contre plus du triple (cinq cent cinquante-trois) entre 1853 et 1862, avant que les Michal-Ladichère ne se lancent dans l’industrie textile 3416 .

L’arrêt de l’usine locale peut de ce point de vue s’avérer fatal pour le dynamisme démographique du village. Cependant, le déclin démographique s’accélère au début du XXe siècle, par exemple avec la disparition de la sériciculture. Même le centre industriel de Voiron perd des habitants 3417 . C’est particulièrement le cas dans l’arrondissement de Saint-Marcellin où filatures et moulinages ferment leurs portes les uns après les autres dans la seconde moitié du siècle. La désindustrialisation d’une grande partie de l’arrondissement de Saint-Marcellin dans la seconde moitié du XIXe siècle avec la crise séricicole et le déclin du moulinage se traduit par une diminution de 7,1% de la population entre 1866 et 1893, alors que l’arrondissement voisin, celui de Grenoble gagne plus de vingt mille habitants dans le même laps de temps 3418 .

Graphique 5-Population et industrie textile en Isère, 1846-1911.
Graphique 5-Population et industrie textile en Isère, 1846-1911.

Source : JONAS (R. A.), 1994, p. 109.

L’industrialisation du Bas-Dauphiné se fait au détriment de l’urbanisation locale. Certes, Bourgoin et Voiron en profitent pour passer du statut de bourg à celui de ville, mais dans son ensemble l’Isère demeure un département rural : en 1846, environ 15% de la population iséroise vit en ville. Au lendemain du Second Empire, âge d’or du travail à domicile, le taux d’urbanisation atteint péniblement 18,5%, pour 24% au niveau national en 1846 3419 . À la veille de la Grande Guerre, il s’élève à 28,5%, très loin de la moyenne nationale. Cependant, comme le note G. Callon, depuis 1846, la déprise des campagnes n’a pas cessé de s’accélérer : entre 1846 et 1921, la population rurale diminue de cent cinquante mille personnes (-29%), tandis que celle des villes augmente de soixante-quinze mille, surtout au profit de Grenoble, le chef-lieu départemental (cinquante mille habitants en plus) qui connaît une forte croissance dans la seconde moitié du siècle 3420 . Une ville comme Bourgoin connaît, sur la même période, une croissance plus modérée de sa population, avec moins de deux mille habitants supplémentaires (+40%) en soixante-quinze ans ; la rythme de croissance de la cité industrielle voisine, Jallieu , est similaire (+37%), avec environ mille cent cinquante habitants supplémentaires. L’addition des effectifs des villes-sœurs atteint les dix mille habitants alors. L’autre centre industriel du Bas-Dauphiné, Voiron, rencontre lui aussi une croissance démographique avoisinant les 40% (+44%). Toutefois, pour chacun de ces centres, la forte croissance est antérieure aux années 1880 ; à partir delà, on constate au mieux une stabilisation de leurs effectifs 3421 . Dans le centre-ville de Voiron, en 1906, la moitié des ménages (52,5%) se composent d’une ou de deux personnes seulement 3422 . Cela semble prouver que la ville attire les migrants, souvent solitaires dans leurs pérégrinations, qui ne restent que quelques mois ou quelques années avant de poursuivre leur périple. Contrairement au Nord de la France où l’industrialisation s’appuie sur une armature urbaine assez dense, celle du Bas-Dauphiné n’a pas donné naissance à un semis urbain équilibré et important. Pire, dans sa portion occidentale, autour de Vienne, il existe même un territoire sous-urbanisé entre Beaurepaire et La Côte-Saint-André. Il est vrai que le Bas-Dauphiné se trouve soumis sur ses périphéries à l’attraction de villes importantes : bien évidemment Lyon et Grenoble, mais également Valence, voire Vienne dans la vallée du Rhône. En fin de compte, l’industrialisation n’a fait qu’accentuer les déséquilibres spatiaux déjà constatés sous l’Ancien Régime, sans modifier le réseau urbain 3423 .

Pourtant, à partir du début du XXe siècle, l’industrie textile ne suffit plus pour empêcher l’exode rural. Comme l’a montré Jean-Luc Pinol, les flux migratoires en provenance de l’Isère, en direction de Lyon , ne se tarissent pas dans le premier tiers du XXe siècle, bien au contraire. Les Bas-Dauphinois quittent alors définitivement leur contrée natale. Fort logiquement, « on vient en ville en début de carrière, on déménage surtout avant quarante ans, mais on quitte Lyon à tout âge », bien qu’ouvriers et employés figurent parmi les moins enclins à quitter l’agglomération lyonnaise, une fois installés 3424 . Chaque commune veut son usine comme remède à l’exode rural. Le village de Longechenal a la sienne en 1890, avec seulement vingt-six métiers à tisser. En 1907, un second tissage mécanique s’installe dans la commune, dirigé par Caillet. Ce dernier établissement est repris six ans plus tard par un fabricant lyonnais de velours, Bickert 3425 . Pourtant, le déclin démographique entamé depuis 1841 se poursuit lentement. Entre 1906 et 1911, la population diminue de 7%, soit l’une des baisses les plus fortes qu’a connu le village au XIXe siècle. À la veille de la Grande Guerre, Bickert occupe une soixantaine d’ouvrières dans son tissage, alors que la population communale est inférieure à six cents individus.

Jusqu’au début du XXe siècle, le tissage de soieries s’appuie sur une main d’œuvre rurale. Les autorités villageoises y voient un frein à l’exode rural et au dépérissement des campagnes. Le tissage déverse des revenus importants dans les ménages ruraux.

Notes
3411.

JONAS (R. A.), 1991.

3412.

Voir MOREL (Y.), 1999.

3413.

JONAS (R. A.), 1994, pp. 108-109.

3414.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, pp. 163-164.

3415.

ADI, Listes nominatives de recensement de population de Corbelin , en 1901 et JOUANNY (J.), 1931, p. 89.

3416.

THIERVOZ (R.), 1954.

3417.

DUMOLARD (P.), 1983, pp. 117, JONAS (R. A.), 1991 et MOREL (Y.), 2002.

3418.

Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1894, Grenoble, Imprimerie Rajon & Cie, 1895, p. 81.

3419.

MARCHAND (O.) et THELOT (C.), 1997, p. 30.

3420.

CALLON (G.), 1931, CHAGNY (R.), 1983 et LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, p. 409.

3421.

BONNIN (B.), FAVIER (R.), MEYNIAC (J.-P.), TODESCO (B.), 1983, pp. 141-142, p. 710.

3422.

LIVERNAIS (C.), 1986, p. 71. Trois quarts des sept cent quatre-vingt-cinq ménages du centre-ville de Voiron se composent à la même date de trois personnes au maximum.

3423.

DUMOLARD (P.), 1983, pp. 101-104.

3424.

PINOL (J.-L.), 1991, pp. 190-193, 204-209.

3425.

GAUTIER (A.), 2006, p. 54.