Migrations pendulaires.

Toutes les ouvrières ne sont pas logées par leurs patrons. Seules les jeunes filles venant de loin bénéficient d’un lit au dortoir. Les autres doivent quotidiennement parcourir quelques kilomètres pour se rendre à l’usine.

En 1911, on constate que les grandes entreprises de tissage ont su attirer autour d’elles la masse d’ouvrières dont elles ont besoin. Afin de réduire les migrations pendulaires quotidiennes, les ouvriers et leurs familles préfèrent quitter la campagne pour s’installer en ville : chez Ogier, à Voiron , les ouvrières n’habitant pas en ville ne représentent que 3,5% du personnel, contre 8,8% chez son rival Blachot . En revanche, dans l’usine Permezel à cheval sur les communes de Voiron et de Saint-Jean-de-Moirans , la part du personnel ne vivant pas dans la même commune que l’usine atteint les 19,1%. Ce chiffre serait d’ailleurs plus élevé si ce dernier établissement ne possédait pas de vastes dortoirs pour recevoir les dizaines d’ouvrières italiennes ou provenant des campagnes pendant la semaine. Grâce à ses galères qui sillonnent les campagnes en début et en fin de semaine, l’usine Permezel dispose d’un bassin de recrutement encore plus vaste, puisqu’une part non négligeable de ses ouvrières est domiciliée dans l’usine. À Renage , la situation est sensiblement identique entre la grande firme Montessuy & Chomer, devenue Roche & Cie, appartenant à des fabricants lyonnais, et le tissage mécanique Combe, dirigé par un industriel à façon. Chez Roche & Cie, 19% du personnel déclare résider, à la même date, dans une autre commune que Renage. Chez Combe, à cheval sur les communes de Rives et de Renage, 18,8% des ouvriers ne demeurent pas dans l’une de ces deux communes. Il ressort que plus le tissage est grand, plus il a besoin de recruter hors de sa commune 3426 . Toutefois, la situation diffère lorsqu’on quitte les principaux centres industriels du Bas-Dauphiné pour s’intéresser aux communes rurales.

Avec la multiplication des entreprises de tissage à la campagne, la main d’oeuvre se trouve en position de force au tournant du siècle, avec l’accroissement de l’offre d’embauche : ainsi, à Saint-Bueil , théoriquement, les jeunes gens ont le choix entre trois tissages, celui d’Adolphe Veyre, celui de la maison Veyre & Thomas et enfin celui de la famille Mignot. Dans la commune voisine de Merlas, où il n’y a, pourtant, aucune entreprise de tissage, les ouvriers ont le choix entre cinq entreprises pour gagner leur vie : outre les trois précédemment citées, ils peuvent se faire engager chez Michal-Ladichère, à Saint-Geoire ou chez Collomb (ou Collon  ?). À Voissant, autre village limitrophe de Saint-Bueil, la main d’œuvre disponible est attirée par les trois tissages de Saint-Bueil, mais aussi par le tissage Vittoz , établi à Saint-Albin-de-Vaulserre 3427 . En 1901, Michal-Ladichère loge dans ses deux dortoirs (un pour les ouvrières françaises, le second pour les Italiennes) soixante-huit ouvrières, soit 21,6% de son personnel, ainsi que quatre enfants plus jeunes.

Chaque jour, à la fin du XIXe siècle, ce sont pas moins de six cents ouvriers extérieurs qui se déversent dans les usines de Coublevie , une commune de mille cinq cents habitants environ, tandis qu’à Charavines , trois cents ouvriers, domiciliés dans les communes alentours, rejoignent quotidiennement les tissages de la localité, dont l’usine Couturier 3428 . Loin de fixer totalement la population, les tissages à la campagne ne font qu’accroître les migrations pendulaires entre le domicile et l’usine. Cependant, il faut bien reconnaître que ces tissages favorisent le maintien de la population. Ainsi, dans le tissage de Charavines, appartenant à Alphonse Couturier , un puissant façonnier établi à Bévenais , on relève à la fin du siècle une importante stabilité de la main d’œuvre si l’on compare la commune de naissance du personnel âgé de moins de vingt et un ans, avec leur domicile en 1892 : 90% du personnel, soit cent cinq individus sur cent seize, n’a pas quitté sa commune d’origine. L’usine, construite dans les années 1870, a favorisé la stabilité des parents. Quant aux onze autres, quatre seulement ne sont pas natifs de l’Isère (deux d’Ardèche, une de Savoie et une d’Algérie), tandis que les sept ouvrières restantes sont originaires d’une des communes appartenant au rayon d’influence de l’usine Couturier. 30% de l’effectif mineur de l’usine Couturier, soit trente-cinq individus, réside dans la même commune que l’usine, Charavines, un village qui compte pourtant à l’époque près de mille habitants. Les dirigeants de l’établissement recrutent sur une aire d’influence qui touche douze villages (communes limitrophes : Bilieu, Chirens, Apprieu , Oyeu , Le Pin, et seconde couronne de communes : Virieu, Colombe, Paladru, Bizonnes, Chélieu, Valencogne) : 86% du personnel âgé de moins de vingt et un ans, soit cent individus, provient des communes limitrophes de Charavines 3429 . Au total, pour assurer le recrutement de leurs cent seize ouvriers mineurs et donc le bon fonctionnement de leur tissage, les Couturier doivent s’appuyer sur un bassin démographique comportant plus de dix mille habitants, soit parce que la population refuse d’intégrer l’univers usinier pour diverses raisons, soit parce que la concurrence est rude sur le marché du travail. En revanche, aucun habitant des villages de Burcin et de Châbons , pourtant situés entre Charavines et Colombe ou Bizonnes, ne figure parmi le personnel de l’usine. La logique de recrutement suit le tracé des routes et des chemins.

Notes
3426.

ADI, Listes nominatives de recensement de population de 1911. Le nom de l’employeur figure sur ces listes. Pour Permezel , on dénombre deux cent quatre-vingt-quinze ouvriers habitant dans seize communes, cent soixante-neuf ouvriers chez Ogier habitant dans quatre communes et cent treize ouvriers chez Blachot résidant dans sept communes. Pour Roche & Cie, l’effectif de l’usine s’élève à quatre cent soixante-quatorze ouvriers dénombrés dans dix-sept communes, contre deux cent soixante et onze ouvriers pour Combe répartis dans cinq communes.

3427.

ADI, Listes nominatives de recensement de population de 1911 pour les communes de Saint-Bueil , Merlas, Saint-Albin-de-Vaulserre , Voissant.

3428.

JONAS (R. A.), 1991.

3429.

ADR, 10M439, Liste ms du personnel mineur de l’usine Couturier de Charavines , destinée à l’inspecteur départemental du travail, le 8 février 1892.