Ouvriers chez Mignot, à Saint-Bueil .

Pour mieux saisir la nature du lien social qui existe dans l’une de ses nombreuses usines de tissage mécanique qui parsèment les campagnes du Bas-Dauphiné, il est possible de partir de l’exemple du tissage Mignot, établi dans le hameau de la Roche, à Saint-Bueil , en bordure de l’Ainan. Le point de départ de cette étude est constitué par un registre de paie dans lequel nous avons retenu l’année 1891.

Moins de dix ans après avoir fondé son tissage mécanique à Saint-Bueil , près du hameau de la Roche, Pierre Mignot emploie cent quarante-huit personnes dans ses ateliers. Traditionnellement, l’industrie textile recrute 90% de ses effectifs chez les femmes, particulièrement pour la soie. Pourtant, ici, le rapport de force diffère quant à la répartition sexuée du personnel, puisque les hommes représentent plus du tiers (36%) des postes. Cela illustre la situation tendue du marché du travail dans la vallée de l’Ainan. La commune de Saint-Bueil avec ses sept cent soixante habitants, dispose de deux tissages importants, Mignot et Veyre, qui se disputent le recrutement de la main d’œuvre féminine. De plus, il faut compter avec la proximité des usines Michal-Ladichère et de leurs centaines de métiers, à Saint-Geoire , à moins de cinq kilomètres de Saint-Bueil. À cette époque, Gustave Veyre emploie trois cent quarante personnes dans ses ateliers situés en contrebas du village, dont cent cinquante filles mineures travaillant treize heures par jour. Elles entrent à la fabrique Veyre à cinq heures du matin pour en sortir le soir à sept heures et demi, avec deux pauses, l’une d’une demi heure, vers huit heures du matin, la seconde pour déjeuner à treize heures, deux fois plus longue 3430 . Les journées sont longues et la faiblesse des salaires poussent les ouvriers à travailler davantage : dans les campagnes isolées du Bas-Dauphiné, l’usine représente une source de richesse et d’amélioration matérielle. Aussi, lorsque la chaleur estivale assèche l’Ainan, les ouvrières se retrouvent au chômage, la turbine ne fonctionnant plus. Pendant l’été 1900, le personnel de l’usine Veyre, soit deux cent cinquante personnes, se met en grève pour que leurs patrons installent une machine à vapeur, s’affranchissant ainsi des aléas climatiques 3431 . La fermeture de l’usine pendant l’été porte un préjudice financier aux ouvriers. Pendant qu’eux sont inactifs, ceux de l’usine Mignot, domiciliés dans les hameaux de la Roche et du Donna, continuent à faire battre leurs métiers à tisser grâce à la machine à vapeur, et à gagner de l’argent : la vieille rivalité villageoise rejaillit à cette occasion. Les sources ne permettent pas de saisir de façon satisfaisante la pluriactivité de cette main d’œuvre 3432 . Les parents des ouvriers mineurs possèdent probablement tous au moins un lopin de terre, voire quelques hectares pour les plus chanceux.

Quelques années plus tard, à la fin du siècle, la durée du travail baisse à onze heures par jour avec un temps de repos porté à deux heures, puis à dix heures trente. Quelques tissages accordent à leur personnel une troisième pause pour le goûter. La pression est donc forte et finalement la main d’œuvre féminine manque. En outre, il est fort à parier que celle-ci préfère parcourir quelques kilomètres supplémentaires pour se rendre aux usines Michal-Ladichère, dont les riches propriétaires, par clientélisme politique, peuvent offrir des compensations en nature et en argent supérieures à celles de Mignot ou de Veyre. Finalement, en 1891, on arrive à une situation tendue où un tiers des habitants de la commune travaille la soie, en tant que tisseur, manœuvre, employé 3433 . La situation est d’autant plus tendue à Saint-Bueil que depuis la fin des années 1860, la commune est confrontée à une nouvelle forte poussée démographique qui se manifeste par un taux de natalité de 31,9‰ entre 1873 et 1882, pour se maintenir pendant deux décennies à un niveau supérieur à 20‰. Cet accroissement naturel se trouve complété par une forte immigration liée à l’essor des tissages de soieries pendant la même période. Certes, ceux-ci apportent la prospérité dans la commune, mais ils aggravent également les tensions sur l’agriculture et le marché foncier. Cet afflux de personnes ne plait pas aux autochtones, habitués à vivre entre eux, à l’écart des grandes villes. C’est pour cela que les ouvriers de Veyre n’hésitent pas à se mettre en grève pendant l’été 1900 : ils souhaitent que leurs patrons accordent la préférence à leurs enfants pour le recrutement du personnel de l’établissement 3434 . S’étant battus quelques auparavant pour défendre les Veyre, leurs patrons, contre l’animosité des habitants des hameaux de la Roche et du Donna, ils attendent en retour une juste récompense de leur loyauté : dans leur esprit, l’usine et la communauté villageoise ne doivent faire qu’une. D’ailleurs, à partir des années 1892-1893, la natalité et les courants migratoires de la commune s’inversent : la natalité chute fortement tandis que l’exode rural succède à l’immigration. Les classes nées dans les années 1870 et 1880, c’est-à-dire au plus fort de la croissance démographique, arrivent sur le marché du travail local alors que celui-ci stagne du fait de la crise économique 3435 .

Chez Mignot, on distingue, d’après les registres de paie, trois catégories de personnel : les tisseurs, les journaliers, et enfin les employés et manœuvres réunis dans le même groupe. Ce dernier ensemble, composé de quatorze individus, est exclusivement masculin en 1891. Il comprend aussi bien le personnel de bureau que les contremaîtres d’atelier, mais aussi les hommes de tâche, chargés de l’entretien de la propriété, du chargement et du déchargement des matières, des menus travaux. Le personnel de bureau et les contremaîtres – sans que l’on puisse mieux les distinguer entre eux – disposent d’un salaire fixe, alors que les manœuvres touchent des sommes dérisoires, parfois quelques francs, ce qui tend à prouver qu’il s’agit alors seulement d’un salaire d’appoint, pour un travail occasionnel. Les renseignements sur ces manœuvres sont rares, car le registre de paie ne les mentionne que par leur nom de famille, sans prénom, ce qui ne permet pas de les identifier grâce aux listes nominatives de recensement. Au contraire, le groupe des journaliers est quasiment exclusivement féminin, avec un seul garçon pour vingt et une filles. Alors que chez les employés et les manœuvres, on ne dénombre que des adultes, parfois d’un âge avancé (pour ceux que l’on a pu identifier), chez les journaliers on constate le mélange entre adultes et enfants. Ils sont affectés aux tâches les plus ingrates et les moins reconnues – et donc les moins rémunérées – celles des étapes préparatoires au tissage comme l’ourdissage, le bobinage, le cannetage… Enfin, les trois quarts du personnel travaillent au tissage proprement dit. Activité généralement attribuée aux femmes, réputées pour leur dextérité et le soin qu’elles apportent aux fils, le tissage comporte néanmoins ici trente-neuf garçons pour soixante-treize filles. Les mineurs et les adultes se côtoient. Dans les tissages, traditionnellement, on confie les postes les plus qualifiés aux hommes, comme gareurs, mécaniciens, menuisiers, chauffeurs, et à la fin du siècle électriciens. Chez les femmes, existe une hiérarchie des fonctions, selon le poste qu’elles occupent dans le processus de fabrication avec des dévideuses, des bobineuses, des ourdisseuses, des caneteuses, des remetteuses, des démondeuses, des pincetteuses et enfin les tisseuses, chaque qualification correspondant à une tâche précise dans les ateliers 3436 .

En mai 1891, le salaire moyen dans l’entreprise Mignot, à l’exclusion de celui du patron, s’élève à 56,65 francs par personne pour cinq semaines de travail, soit 11,33 francs par semaine, avec quelques disparités selon le poste occupé. En effet, le premier groupe, celui des employés et manœuvres, reçoit en moyenne un salaire de 61,30 francs, contre quatre francs de moins pour le personnel du tissage (11,5 francs par semaine) et 50,40 francs pour les journaliers (10 francs par semaine). Hormis les employés qui disposent d’un salaire fixe, les autres membres du personnel sont payés aux pièces, c’est-à-dire au rendement. Jusqu’à la fin du siècle, dans l’industrie textile lyonnaise, et chez Mignot en 1891 par exemple, les salaires sont versés toutes les cinq semaines, ce qui correspond à trente journées de travail, avec la possibilité de recevoir des avances sur salaire. Chez Mignot, sans que l’on sache si cela provient de la direction ou des ouvriers qui n’en éprouvent pas le besoin, la pratique des avances n’a pas cours. En revanche, au tournant du siècle, le versement par mois (cinq semaines en fait) ou par quinzaine commence à se développer en Bas-Dauphiné 3437 .

À partir des cent neuf individus sur cent quarante-huit qui ont pu être clairement identifiés, il est possible de dresser un portrait assez précis de ces ouvriers. Une majorité (56%) est native de la commune de Saint-Bueil . Un cinquième environ provient d’une des communes voisines, que ce soit Merlas, Voissant, Saint-Geoire , Saint-Albin-de-Vaulserre ou Saint-Martin-de-Vaulserre. Quelques autres communes rurales proches sont également concernées, mais en général, l’origine rurale locale apparaît très nettement. Trois ouvriers seulement ont quitté la Savoie voisine pour venir chercher du travail dans le tissage Mignot : ils viennent d’ailleurs tous du même petit village, Attignat-Oncin, ce qui laisse entrevoir une migration organisée et rationnelle entre ces familles savoyardes qui devaient se connaître et se fréquenter au préalable. L’origine rurale est encore davantage soulignée lorsque l’on s’intéresse à la profession de leur père à la naissance : près de 60% ont un père cultivateur.

L’usine renforce l’esprit communautaire qui existe déjà à Saint-Bueil , puisque les mariages entre membres du personnel y sont nombreux, tandis que la plupart des autres ouvrières trouvent un conjoint dans la commune 3438 .

Notes
3430.

ADI, 162M3, Procès-verbal de l’inspection du travail le 7 juin 1890.

3431.

ADI, 166M5, Rapport ms de grève en juillet 1900.

3432.

RINAUDO (Y.), 1987.

3433.

ACSB, Listes nominatives de population, recensement de 1891.

3434.

ADI, 166M5, Rapport ms de grève en juillet 1900.

3435.

THIERVOZ (R.), 1954.

3436.

Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1904, Grenoble, Imprimerie Allier frères, 1905, pp. 19-24.

3437.

Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1904, Grenoble, Imprimerie Allier frères, 1905, pp. 19-24.

3438.

OGDEN (P.E.), 1974.