Le vieillissement de la main d’œuvre.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les tissages connaissent un rajeunissement de leur personnel. Pourtant, au début du siècle suivant, ce mouvement s’inverse dans les usines du Bas-Dauphiné.

La pyramide des âges de l’entreprise Mignot, à Saint-Bueil , en 1891, fait clairement ressortir la jeunesse du personnel, puisque l’âge moyen est de vingt-trois ans environ. Il est vrai que plus du tiers du personnel a alors entre douze et seize ans. Mieux, plus de la moitié du personnel a moins de vingt ans. L’ouvrière la plus âgée a soixante ans. Seulement trois individus ont plus de cinquante ans. Vingt ans plus tard, en 1911, la moyenne d’âge s’est élevée pour atteindre vingt-neuf ans : les lois pour limiter le travail des enfants sont mieux appliquées, d’autant que les inspecteurs du travail visitent plus souvent les entreprises. En 1911, une partie des ouvrières de 1891 a vieilli au sein de l’entreprise : vingt deux ouvrières sur les cent neuf repérées, soit un cinquième, ont fait carrière chez Mignot pendant au moins vingt années 3439 . Le tissage le plus ancien, fondé au milieu des années 1850 par la famille Veyre, dispose de la main d’oeuvre la plus âgée en 1901, tandis que le tissage Michal-Ladichère, créé dans la décennie suivante et agrandi dans le dernier quart du XIXe siècle, se rapproche du tissage Mignot pour l’âge moyen de son personnel. La remarque sur le vieillissement de la main d’œuvre se retrouve aussi chez Michal-Ladichère et Veyre : plus anciens que Mignot, ces deux établissements ont une main d’œuvre infantile légèrement moins importante. Toutefois, l’usine Michal-Ladichère étant organisée comme une usine-pensionnat, renouvelle plus facilement sa jeune main d’œuvre que Veyre.

Enfin pour saisir le vieillissement du personnel du tissage Mignot, il faut prendre en compte aussi l’accélération de la mobilité féminine. Nombreux sont les parents qui préfèrent désormais expédier leurs filles à Lyon , plutôt qu’à l’usine, pour les placer comme domestiques dans des familles bourgeoises ou dans des magasins. Au début du XXe siècle, alors que la législation sociale semble enfin correctement appliquée, les plus jeunes ouvrières débutent dans l’industrie des soieries vers quatorze ans, comme apprenties dans une des spécialités qui existe dans l’usine. Or, c’est justement dans ce dernier type de tissage, peu paternaliste, que la discipline est la moins forte.

En guise de comparaison, en 1900, à Carbondale (Pennsylvanie), l’âge moyen des ouvriers en soie est de seulement seize ans, et de vingt ans en 1910 3440 .

Tableau 72–Structures par âges de la main d’œuvre des tissages Michal-Ladichère, Mignot et Veyre en 1901.
Tranches d’âges
(en années)
Michal-Ladichère Mignot Veyre
Femmes
(en %)
Hommes
(en %)
Total
(en %)
Femmes
(en %)
Hommes
(en %)
Total
(en %)
Femmes
(en %)
Hommes
(en %)
Total
(en %)
12-15 6,7 2,3 9 11,7 4,4 16,1 3,8 0,9 4,7
16-20 14,6 4,8 19,4 11,7 5,8 17,5 11,3 4,8 16,1
21-25 14,3 0,6 14,9 14,6 2,2 16,8 9,9 0,5 10,4
26-30 11,8 6 17,8 7,3 7,3 14,6 11,3 10,3 21,6
31-35 8,6 4,8 13,4 11 6,5 17,5 5,6 5,6 11,2
36-40 5,1 4,8 9,9 5,1 2,2 7,3 8,9 4,3 13,2
41-45 5,4 1,3 6,7 2,9 4,4 7,3 5,2 5,6 10,8
46-50 0,9 2,6 3,5 1,5 0,7 2,2 3,3 3,3 6,6
51-55 1,9 0,6 2,5 0 0 0 1,8 1,8 3,6
56-60 0 0,6 0,6 0 0 0 0,9 0 0,9
61-65 1,6 0 1,6 0,7 0 0,7 0 0 0
66-70 0,6 0 0,6 0 0 0 0 0,9 0,9
total 71,6 28,4 100 66,5 33,5 100 62 38 100
Total
(en nb d’ouvriers)
225 89 314 91 46 137 132 81 213
Age moyen 28 ans 26 ans 31 ans

Source : Listes nominatives de recensement du canton de Saint-Geoire .

Tableau 73–Structures par âges des tissages Mignot et Veyre en 1911.
Tranches d’âges
(en années)
Mignot Veyre 3441
Femmes
(en %)
Hommes
(en %)
Total
(en %)
Femmes
(en %)
Hommes
(en %)
Total
(en %)
12-15 5,4 3,1 8,5 6,1 0,8 6,9
16-20 13,7 7,6 21,3 13 3,5 16,5
21-25 11,4 6,9 18,3 12,1 0,4 12,5
26-30 4,6 3,8 8,4 11,3 1,7 13
31-35 8,4 2,3 10,7 7,8 3,5 11,3
36-40 6,9 6,1 13 6,1 6,9 13
41-45 6,9 1,5 8,4 6,9 2,6 9,5
46-50 4,6 0 4,6 6,1 3,5 9,6
51-55 1,5 1,5 3 3 0,8 3,8
56-60 1,5 1,5 3 0,8 1,3 2,1
61-65 0,8 0 0,8 1,3 0 1,3
66-70 0 0 0 0 0,4 0,4
total 65,7 34,3 100 74,5 25,5 100
Total
(en nb d’ouvriers)
86 45 131 172 59 231
Age moyen   29 ans     32 ans  

Le vieillissement de la main d’œuvre traduit à la fois une certaine fidélité à l’entreprise, mais aussi la difficulté de recruter des ouvrières plus jeunes. On peut légitimement supposer que ce vieillissement entraîne un moindre dynamisme des tissages. Pourtant, une main d’œuvre fidèle depuis plusieurs années a eu le temps d’assimiler des gestes, des mouvements et des réflexes susceptibles de générer des gains de productivité. La part des moins de trente et un ans a fortement diminué chez Mignot (neuf points). Mais elle représente toujours la moitié, environ, du personnel. Ce vieillissement est, toutefois, à relativiser. Ainsi, chez Veyre, l’âge moyen s’élève d’un an entre 1901 et 1911, mais les moins de vingt et un ans forment 23% du personnel en 1911, contre 20% environ dix ans plus tôt. Chez Mignot, cette catégorie du personnel représente 33% des effectifs en 1901 et encore près de 30% dix ans plus tard.

Alors que l’industrie locale procède à sa modernisation, avec l’adoption du tissage mécanique, la main d’œuvre vieillit lentement. Les ouvrières fidèles ont pris au fil des ans des habitudes. Cela rend les ouvrières peut-être moins réceptives aux changements, car au même moment, les grèves se multiplient.

Notes
3439.

ACSB, Listes nominatives de population, recensement de 1911 et registres d’état civil. En 1869, chez les ovalistes lyonnaises, la moyenne d’âge est légèrement supérieure, environ vingt-sept ans. 18% des ovalistes seulement ont moins de vingt ans. Chez Blin & Blin, à Elbeuf, le temps passé dans l’entreprise s’allonge entre 1891 et 1900, notamment la catégorie de ceux ayant plus de vingt ans d’ancienneté. En 1900, 16,1% du personnel entrent dans cette tranche, soit un niveau assez proche de chez Mignot en 1911 (par extrapolation). Voir DAUMAS (J.-C.), 1990.

3440.

STEPENOFF (B.), 1992.

3441.

Sous l’appellation Veyre, nous avons cumulé les deux entreprises nées de la scission de la famille en deux branches et en deux tissages différents, autour d’Adolphe et d’Albert Veyre.