Stabilité et instabilité.

Alors qu’une large frange du personnel ouvrier adopte des comportements mobiles, au gré des opportunités salariales, familiales ou conjoncturelles, une minorité privilégie au contraire la stabilité. Le turnover permet de tester l’efficacité du paternalisme.

À l’usine Montessuy , à Renage , l’une des plus anciennes installées en Bas-Dauphiné, la direction aime récompenser ses éléments les plus fidèles dans la droite ligne des pratiques paternalistes de la maison. En 1907, trente-huit ouvrières reçoivent une médaille d’honneur du travail pour avoir effectué plus de trente ans de service chez Montessuy. C’est peu en regard du nombre d’ouvrières passées dans l’usine-pensionnat de Renage : à son apogée, elle abritait près de mille ouvrières. Au début du XXe siècle, l’effectif est moindre. Le record de longévité revient à Adèle Fournier, veuve Laurencin, native de Renage, qui est entrée à l’âge de quatorze ans et onze mois chez Montessuy & Chomer le 2 mars 1865, soit quarante et un ans et neuf mois de carrière dans la même entreprise comme tisseuse 3443 . Parmi les individus qui cherchent la stabilité professionnelle, on trouve en priorité le personnel d’encadrement et de bureau, c’est-à-dire les contremaîtresses, les comptables, ou les ouvriers qualifiés comme les menuisiers, les mécaniciens, qui reçoivent des salaires plus importants que la masse des tisseuses et des dévideuses. Pour les contremaîtresses, il s’agit probablement d’une promotion obtenue en guise de récompense, à la fois pour leur conscience professionnelle, leur efficacité mais aussi leur ancienneté dans la maison 3444 .

À Châteauvilain , chez Alexandre Giraud & Cie, un autre fabricant lyonnais propriétaire d’usines-pensionnats, la stabilité ne semble pas plus de mise. En 1909, seulement neuf ouvrières sont récompensées par une médaille d’honneur du travail pour être présentes dans l’établissement depuis plus de trente ans. Par rapport à l’effectif total proche de trois cents ouvrières, cela représente moins de 1% du personnel. Le doyen se nomme Auguste Charoud, natif des Eparres , la commune voisine. Employé de soieries, il est entré chez Giraud en janvier 1860, à l’âge de vingt-trois ans, soit une carrière de quarante huit ans dans la même usine 3445 . Il semble donc que, malgré des pratiques paternalistes très poussées, les fabricants lyonnais ne parviennent pas à fidéliser leurs tisseuses.

Chez les façonniers, les profils de carrières ne sont pas toujours très différents. Les ouvriers fidèles y sont à peine plus nombreux. Tout dépend de la taille de l’entreprise et de son environnement géographique (urbain ou rural). Entre les façonniers et leur personnel, il s’établit souvent des relations interpersonnelles très étroites, proches du clientélisme. Le patron connaît son personnel et parfois sa famille 3446 . Ici, on est plus proche du patronage que du paternalisme proprement dit. Ainsi, chez les Michal-Ladichère, à Saint-Geoire , entre 1905 et 1907, quarante-sept individus travaillant chez eux sont récompensés pour leur trente ans dans la maison, soit une proportion sensiblement équivalente à celle rencontrée dans les usines-pensionnats des fabricants de soieries. Il est vrai que chez Michal-Ladichère, on pratique aussi le paternalisme à outrance 3447 . L’attribution de ces médailles du travail donne lieu à des cérémonies où l’on met en avant la fidélité mais aussi la famille que constitue l’usine. Le patron, en grand seigneur, verse alors une petite prime aux ouvriers récompensés. Dans les grandes usines-pensionnats, on peut légitimement penser que cette durée d’embauche est légèrement supérieure, étant donné l’âge précoce – douze ou treize ans – dans les ateliers de tissage. Rappelons que l’usine Auger, devenue Schwarzenbach , à Boussieu , impose des contrats d’au moins quatre ans pour les apprenties, tandis que les orphelines doivent rester au service de l’entreprise jusqu’à leur majorité, soit parfois sept à huit années de labeur avant de pouvoir s’émanciper 3448 .

Chez Séraphin Martin , à Moirans , le turnover pose de réel problème de recrutement à l’entreprise. En 1899, sur cent vingt et un ouvriers recrutés, la date de sortie de l’établissement est mentionnée pour quatre-vingt-trois, dont la durée moyenne d’embauche est d’environ deux années consécutives. Avant 1914, la durée d’embauche des employés du Grand Bazar de Lyon avoisine les trois ans 3449 . Cependant, si l’on examine de façon plus précise les résultats de l’enquête chez Martin, on s’aperçoit que seulement sept salariés recrutés en 1899, sur quatre-vingt-trois, sont restés plus de deux ans dans l’entreprise. Quatre d’entre eux ont fait carrière chez Martin : Louise Dubès, une Ardéchoise, entre chez Martin le 22 juillet 1899 à l’âge de quinze ans comme dévideuse et y reste jusqu’à la fermeture de l’usine, cinquante-deux ans plus tard. Marie Nouvet et Joséphine Miquel, âgées respectivement de vingt et un et vingt-quatre ans à leur entrée au dévidage et au tissage, travaillent pendant une trentaine d’années dans la même entreprise. Quant à Alice Tournier, elle quitte l’école à treize ans pour intégrer l’usine le 25 mai 1899. Elle en ressort dix ans plus tard. À l’opposé, trois nouvelles recrues demeurent moins d’une semaine chez Martin. Si on calcule une nouvelle moyenne sans tenir compte des quatre ouvrières fidèles à Martin, la durée moyenne d’embauche ne s’établit plus qu’à deux cent seize jours, soit une trentaine de semaines consécutives de présence chez Séraphin Martin 3450 . Malgré un paternalisme parfois outrancier, le turnover demeure élevé dans les grands tissages de soieries du Bas-Dauphiné, comme d’ailleurs à la même époque dans les grands magasins, autre secteur d’activité féminin par excellence 3451 . Rien n’indique cependant que les ouvriers soient les seuls responsables de la décision de quitter l’entreprise.

Joseph-Paulin Paillet , un façonnier installé à Nivolas , tente rapidement de trouver une solution à la mobilité de son personnel. Trois ans seulement après son installation à Nivolas, il rédige en 1882 un règlement d’atelier dissuasif dans lequel il mentionne que :

‘« L’apprenti qui désirerait quitter l’établissement avant 18 mois pourra y être autorisé moyennant l’abandon du salaire de son dernier mois ; il devra en tout cas avant de quitter, indemniser la personne qui lui aura appris si elle est à tâche, d’une somme de 12 francs » 3452 .’

En période de crise, les façonniers, mais aussi les fabricants-usiniers, hésitent à laisser leur personnel sans activité, car celui-ci risque à tout moment de les quitter à la recherche d’une meilleure situation. Les ouvriers partis désorganisent ainsi le tissage et nuisent à sa remise en marche lors du retour des commissions 3453 . Paradoxalement, la longévité dans l’entreprise semble plus élevée dans les entreprises ayant le moins recours à des pratiques paternalistes.

Au début du XXe siècle, les tisseuses rurales délaissent plus rarement les ateliers pendant les moissons et les vendanges, mais la pratique subsiste comme un demi-siècle plus tôt lorsque l’industrialisation pénétrait dans les campagnes 3454 .

Il ressort donc de ces quelques exemples et contre-exemples, deux éléments d’explication possibles à ce turnover, d’une part, et à cette stabilité d’autre part. Mais dans les campagnes, le personnel conserve parfois l’habitude d’abandonner les ateliers au profit des travaux dans les champs 3455 . Pourtant, Mignot parvient à stabiliser son personnel pendant la période estivale : les absences concernent moins de 10% du personnel.

Notes
3443.

En 1869, chez Seydoux, Sieber & Cie, au Cateau, les seuls employés de la fabrique affichent une moyenne de quatorze années de longévité dans l’entreprise : 8% des employés restent plus de trente ans et 58% moins de quinze ans. En 1893, parmi le personnel de Seydoux, un tiers des deux mille quarante et un ouvriers a plus de quinze ans d’ancienneté (quatorze d’entre eux, soit 0,7%, ont plus de cinquante ans de maison derrière eux), 21% plus de vingt ans et 7,8% plus de trente ans, d’après VAILLANT-GABET (S.), 2006, vol. 2, pp. 438 et 455.

3444.

ADI, 30M4, Notice de médailles d’honneur du travail en 1907 chez Les Successeurs de Georges Montessuy .

3445.

ADI, 30M5, Notice de médailles d’honneur du travail en 1909 chez S.a. des Anciens Etablissements Alexandre Giraud .

3446.

DAUMAS (J.-C.), 1993, pp. 236-237.

3447.

ADI, 30M3, Registre de proposition de médailles du travail en 1905 et 30M4, Notice de médailles d’honneur du travail en 1907.

3448.

GINIER (J.H.), L’industrie chrétienne en notice par la manufacture de Boussieux, Lyon , Imprimerie de Duc-Perisse, sd, pp. 11-12.

3449.

Voir à ce sujet, l’exemple du Grand Bazar de Lyon , dans BEAU (A.-S.), 2004, p. 20.

3450.

ACM, Registre d’entrée du personnel de l’usine Martin.

3451.

On est loin de la stabilité des ouvriers drapiers elbeuviens. En 1891, un tiers des ouvriers a moins de trois ans d’ancienneté chez Blin & Blin, contre près de la moitié plus de cinq années. L’ancienneté progresse même au début du siècle suivant. En 1900, la moitié des ouvrières ont moins de cinq ans d’ancienneté dans les ateliers. Voir DAUMAS (J.-C.), 1993.

3452.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Règlement du tissage Paillet & Cie à Nivolas le 5 juin 1882.

3453.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 345.

3454.

ARDOUIN-DUMAZET, 1912, pp. 93-94.

3455.

Voir par exemple le témoignage de BOUVIER (J.), 1983, p. 61.