La question du recrutement.

En l’espace d’un demi-siècle, on est passé d’une situation de surabondance de bras à celle de pénurie, qui inverse désormais le rapport salarial. Au milieu du XIXe siècle, l’abondance de la main d’œuvre déclenche des pressions déflationnistes sur les salaires, alors qu’au tournant du siècle, l’avantage se trouve clairement entre les mains des ouvriers.

Les progrès de l’industrialisation dans le dernier quart du XIXe siècle se traduisent par une augmentation du nombre d’usines, et donc par un accroissement de l’offre d’emplois d’ouvrier, alors que dans le même temps la population active en Bas-Dauphiné n’augmente plus depuis plusieurs années déjà. Or, les salaires diminuent à partir de la crise industrielle des années 1880. Ces éléments favorisent le turnover de la main d’œuvre, migrant de place en place à la recherche de meilleures positions et de meilleures conditions. C’est l’un des maux dénoncés par le Syndicat du Tissage Mécanique 3456 .

Dans le tissage de Séraphin Martin , à Moirans , jusqu’au début des années 1880, il semble que le turnover, quoi que déjà important, entraîne le recrutement d’ouvrières en provenance de l’usine voisine, celle de Bouvard puis de son gendre Giraud (vingt-deux ouvrières quittent Bouvard en 1874 pour Martin). Occasionnellement, Martin fait entrer chez lui des ouvrières venant de chez ses principaux collègues voironnais, Poncet (quatre ouvrières en 1872, sept en 1874) ou Pochoy (six ouvrières en 1874), ou employées dans les usines Montessuy & Chomer ou Girodon de Renage . Les périodes de forte activité, entre 1878 et 1881, se caractérisent au contraire par le tarissement du recrutement en provenance de la concurrence : l’afflux de commandes oblige les industriels à recruter massivement. Devant une main d’œuvre insuffisante, Séraphin Martin décide de former davantage d’apprenties tisseuses : vingt-neuf sur la cinquantaine de tisseuses recrutées en 1879, dont une majorité quitte l’entreprise entre 1881 et 1883. À partir de cette date, on relève un mouvement régulier d’ouvrières en provenance des tissages Poncet, de Voiron , mais aussi Berlioz, Favier… tous durement touchés par la crise et la baisse des tarifs, mais elles ne font que passer dans les ateliers de Martin, bien que domiciliées souvent à Moirans même : sur les quatre-vingt-seize ouvriers engagés en 1882 (62% travaillaient auparavant dans un tissage à Voiron), quarante s’en vont en cours d’année ou en 1883 et quatorze autres les deux années suivantes. L’avilissement dramatique du travail dans les usines de Voiron favorise Martin : au lieu de gaspiller de l’énergie à former des apprenties, il a désormais la faculté de recruter à moindre frais des ouvrières déjà formées dans les meilleures usines du Bas-Dauphiné. En 1882, il ne forme plus que vingt-deux apprentis, soit moins du quart du personnel embauché. La fermeture et la disparition de la majorité des façonniers voironnais pendant la décennie, entraînent le quasi tarissement de la filière de recrutement voironnaise. Progressivement, Martin retrouve son vivier traditionnel de recrutement, les usines de Moirans, d’abord celle de Giraud puis celle des fabricants de velours, Bickert , à partir de 1896. La reprise en main des tissages de Florentin Poncet par le fabricant lyonnais Léon Permezel lui assure toutefois à la fin du siècle une nouvelle source d’ouvrières 3457 .

Tableau 74-Les entrées mensuelles à l’usine Séraphin Martin de Moirans , 1893-1900. (entre parenthèses, pourcentage par rapport au total de l’année)
  Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre Novembre Décembre Total
1893 1
(1,1)
1
(1,1)
5
(5,8)
7
(8,1)
8
(9,3)
6
(6,9)
11
(12,8)
6
(6,9)
8
(9,3)
13
(15,1)
15
(17,4)
5
(5,8)
86
1894 8
(14,2)
0 2
(3,5)
6
(10,7)
4
(7,1)
0 0 2
(3,5)
2
(3,5)
12
(21,4)
12
(21,4)
8
(14,2)
56
1895 3
(2,8)
14
(13,4)
4
(3,8)
2
(1,9)
3
(2,8)
7
(6,7)
15
(14,4)
15
(14,4)
8
(7,6)
13
(12,5)
13
(12,5)
7
(6,7)
104
1896 8
(5,6)
10
(7,1)
11
(7,8)
18
(12,7)
12
(8,5)
12
(8,5)
8
(5,6)
7
(4,9)
19
(13,4)
8
(5,6)
18
(12,7)
10
(7,1)
141
1897 11
(5,1)
14
(6,5)
18
(8,4)
14
(6,5)
8
(3,7)
12
(5,6)
8
(3,7)
15
(7)
25
(11,6)
33
(15,4)
36
(16,8)
8
(3,7)
214
1898 9
(7,5)
11
(9,1)
8
(6,6)
8
(6,6)
11
(9,1)
9
(7,5)
6
(5)
14
(11,6)
17
(14,1)
1
(0,8)
11
(9,1)
15
(12,5)
120
1899 8
(6,6)
9
(7,4)
5
(4,1)
10
(8,2)
15
(12,4)
14
(11,5)
21
(17,3)
9
(7,4)
7
(5,7)
4
(3,3)
13
(10,7)
6
(4,9)
121
1900 14
(7,9)
11
(6,2)
12
(6,7)
11
(6,2)
24
(13,5)
12
(6,7)
12
(6,7)
15
(8,4)
19
(10,9)
23
(13)
17
(9,6)
7
(3,9)
177

Source : ACM, Registre d’entrée du personnel de l’usine Martin.

Dès les années 1870, les fabricants lyonnais de soieries qui veulent devenir également usiniers, investissent dans des territoires vierges de tissages, afin d’éviter la concurrence à l’embauche puis le débauchage de leur personnel. Des centres et des bourgs industriels tels que Voiron , Moirans ou Rives semblent alors saturés : l’abondance d’usines favorise les revendications salariales ouvrières et déclenche une lutte acharnée pour le recrutement du personnel. Ainsi, les cantons de Virieu, Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs , Vinay , La Côte-Saint-André, La Verpillière, souvent très ruraux, voient pousser au début du XXe siècle, de petits tissages de soieries. Ici, le recrutement repose sur une main d’œuvre locale 3458 . Au début des années 1870, les Girodon , locataires d’une usine à Renage , dans un château, décident de délocaliser leur production : Alfred Girodon et ses fils arrêtent leur choix sur Saint-Siméon-de-Bressieux , un gros village de deux mille âmes environ, à l’écart des précédents centres industriels, où ils ne subiront pas la concurrence de Montessuy & Chomer par exemple. En effet, la population active du canton de Saint-Etienne-de-Geoirs, où se trouve leur nouvelle usine, était au milieu du siècle, à 96% composée d’agriculteurs 3459 . Le petit moulinage Joly, à Saint-Geoirs ne peut pas leur faire de l’ombre ou entraver la bonne marche de leur établissement. Au début du XXe siècle, les tissages du Bas-Dauphiné ont des bassins de recrutement étalés sur une grande partie du Sud-est de la France, tout au moins pour les établissements les plus importants 3460 . Ainsi, les usines situées à Pont-de-Beauvoisin font appel à des jeunes filles de la Maurienne et de la Tarentaise, souvent confinées dans les dortoirs pendant de longs mois avant de pouvoir rentrer au pays. Les vastes tissages de Voiron et des environs n’hésitent pas à s’adresser à des filles venant du Vivarais 3461 . Mais en l’absence d’archives d’entreprises ou de statistiques publiques, il est difficile d’évaluer leur proportion dans les ateliers. Dans les tissages ruraux, on utilise essentiellement les autochtones.

À la fin du siècle, toutes les entreprises de tissage éprouvent des difficultés pour recruter leur personnel, attiré par l’agglomération lyonnaise ou par des salaires plus élevés. Jeanne Bouvier, après deux années passées dans un moulinage de soie à Saint-Symphorien-d’Ozon, décide de se placer comme « bonne d’enfants » à Vienne chez un couple de maraîchers, pour fuir la fabrique. Mais son séjour est bref, elle préfère retourner dans une fabrique de soie 3462 . Les maisons les plus importantes n’hésitent pas à affréter des trains ou des « galères » pour acheminer leurs ouvrières depuis des contrées toujours plus éloignées (voir la deuxième partie) 3463 . Déjà, dans les années 1880, des directeurs d’usines et des façonniers se livrent à une concurrence acharnée pour recruter et débaucher des ouvriers qualifiés en leur accordant des primes pour abandonner leur patron 3464 . Lorsque Camille Chavant s’installe à Voiron , dans le dernier quart du siècle, il comprend rapidement qu’il doit imiter ses confrères déjà solidement implantés et construire lui aussi un vaste dortoir pour son personnel. D’autres envoient « de véritables sergents recruteurs » pour parcourir les campagnes 3465 . Dès le milieu du siècle, les migrations féminines en direction de Lyon augmentent. En tout cas, à la fin du Second Empire, chez les ovalistes lyonnaises (quatre à huit mille ouvrières selon les estimations), plus de 90% de la main d’œuvre ne sont pas originaires de Lyon : les Ardéchoises (un tiers), puis les Iséroises ou les Drômoises forment les plus gros bataillons d’ovalistes 3466 .

Figure 44–L’usine-pensionnat Dubois frères & cie, à La Frette vers 1900.
Figure 44–L’usine-pensionnat Dubois frères & cie, à La Frette vers 1900.

Coll. Privée.

Les frères Dubois , des fabricants de soieries, créent une société distincte de la maison lyonnaise, sous la raison Dubois frères & Cie, en charge de gérer la nouvelle usine qu’ils projettent de construire à La Frette , en bénéficiant de la commandite d’une famille de riches propriétaires locaux, les Berger de la Villardière. La commandite ne s’élève qu’à 50.000 francs en espèces (c’est d’ailleurs le capital social de l’entreprise car les Dubois n’apportent aucun fonds dans l’affaire), mais les commanditaires s’engagent également à céder un terrain et une quantité d’eau, ainsi qu’à fournir « tous les fonds qui seront nécessaires pour l’organisation et la bonne marche de l’usine ». La direction effective de l’établissement et la fixation du prix des façons, sont en revanche attribués aux frères Dubois. Des clauses garantissent à l’usine Dubois une quasi-exclusivité dans la contrée en matière de recrutement et d’exploitation d’une fabrique de soieries, offrant des conditions favorables à leur installation :

‘« MM. Berger de la Villardière s’interdisent formellement de s’intéresser directement ou indirectement dans aucune autre affaire se rapportant d’une façon quelconque à la soierie et d’autre part ils s’engagent à imposer comme condition des ventes qu’ils consentiraient de terrain ou de prise d’eau à La Frette et autres communes voisines dans un rayon de huit kilomètres l’interdiction de construire aucune usine ayant trait à la soierie ». Cette alliance ne s’arrête pas là ; il est également prévu que « MM. de la Villardière prennent l’engagement moral d’user de leur influence dans la commune de La Frette et les communes environnantes pour faciliter le recrutement du personnel et amener le bon fonctionnement de l’usine ». ’

Ces clauses particulières n’ont d’autres fins que de garantir l’investissement des Dubois à moyen terme ; en effet, certains cantons comme Voiron , La Tour-du-Pin , Pont-de-Beauvoisin sont saturés d’usines et les patrons se livrent volontiers à un intense débauchage pour recruter de la main d’œuvre. En 1913, lorsque les Berger de la Villardière se retirent de la société, une clause de non concurrence est stipulée et valable jusqu’en 1928 !

Devant la pénurie de main d’œuvre, les ouvrières n’hésitent pas à rejeter les propositions patronales pendant certaines grèves. Elles préfèrent retourner dans leurs familles ou se faire embaucher dans une autre fabrique à de meilleures conditions. En mars 1883, la majorité des ouvrières de l’usine Combe, de Renage , ne réintègre pas l’atelier après le refus des patrons de rétablir l’ancien tarif 3467 . Dans une certaine mesure, la grève chez un industriel peut favoriser ses concurrents : loin d’offrir un front uni contre les grévistes, les usiniers voironnais préfèrent saisir toutes les occasions qui se présentent pour recruter du personnel.

Certaines maisons mettent en place des mesures pour freiner le turnover de leur personnel. À Moirans , les deux principaux industriels, Giraud et Martin, ont signé un accord entre eux stipulant que tous deux n’embaucheront un ouvrier que trois mois après sa sortie de l’une des deux entreprises, quel que soit le motif de départ. Cette clause, connue du personnel, n’a d’autre but que de limiter les sorties 3468 . Dans la plupart des tissages, il existe un noyau d’ouvriers fidèles au patron, préférant la stabilité professionnelle. Ainsi, Aimé II Baratin , un façonnier de Tullins , au début du XXe siècle,

‘« se plaît à dire qu’une de ses plus grandes satisfactions c’est de voir son personnel des ouvriers comptant plus de cinquante ans de services, par conséquent fondateurs avec son père de la maison, décorés pour longs et bons services » 3469 .’

Les jeunes filles entrent à l’usine le plus souvent dès l’âge de douze ou treize ans. Pour les garçons, dans l’industrie textile, il en est de même, après avoir quitté l’école primaire. En l’absence de centres de formation, au moins jusqu’à la création de l’Ecole Nationale Professionnelle de Voiron , leur apprentissage s’effectue directement dans les tissages.

Le recrutement du personnel est au cœur des stratégies locales de pouvoir, surtout dans les villages. Intégrer l’usine peut être perçu comme un privilège consenti par le patron envers les masses miséreuses, afin de leur assurer des revenus réguliers. Par opposition, l’ancienne économie de subsistance, fondée, elle, sur l’agriculture, est étroitement dépendante des aléas climatiques ou des prix des produits agricoles, ce qui fragilise l’équilibre financier des ménages ruraux. À Corbelin , Donat a la réputation de recruter massivement et d’intégrer dans ses ateliers tous les ouvriers qui se présentent : cela lui permet d’entraver la bonne marche de ses concurrents, puisqu’il contrôle le marché local du travail, tout en assurant sa mainmise sur la population de Corbelin. Dans ce cas, le recrutement du personnel de son usine s’apparente à une pratique clientéliste visant à renforcer sa mainmise sur Corbelin 3470 . Les curés, surtout dans les communes rurales, servent souvent d’intermédiaires entre les patrons à la recherche de personnel et la population, à travers des conseils, des certificats de moralité et des lettres de recommandation. Ils participent également à la diffusion des idées des syndicats libres auprès de leurs fidèles 3471 .

Après les grèves de 1906, les propriétaires d’usines dans la région voironnaise, rassemblés dans un syndicat nouvellement constitué, décident d’adopter une démarche commune dans le recrutement de leur personnel en refusant d’embaucher désormais des ouvrières grévistes, tout en versant une indemnité aux industriels victimes d’une grève pour leur permettre de tenir 3472 .

Notes
3456.

LAGRANGE (J.), 1888, p. 15.

3457.

ACM, Registre d’entrée du personnel de l’usine Martin.

3458.

JOUANNY (J.), 1931, p. 56.

3459.

MOYROUD (R.), 1995/1996.

3460.

PETILLON (C.), 2006, pp. 102, 115, 117, constate elle aussi un élargissement de l’aire de recrutement de la main d’œuvre industrielle à Roubaix, à la fin du siècle.

3461.

JOUANNY (J.), 1931, p. 54, CHATELAIN (A.), 1976, p. 942.

3462.

BOUVIER (J.), 1983, p. 62.

3463.

JOUANNY (J.), 1931, p. 55.

3464.

LAGRANGE (J.), 1888, p. 14.

3465.

CHENAVAZ (O.), 1893, pp. 1-2.

3466.

AUZIAS (C.) et HOUEL (A.), 1982, pp. 25-29.

3467.

ADI, 166M2, Lettre ms du sous-préfet adressée au Préfet de l’Isère le 14 mars 1883.

3468.

ADI, 166M2, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au Ministre du Commerce le 27 mars 1882.

3469.

Dictionnaire biographique départemental de l’Isère, dictionnaire biographique et album, Paris , Librairie E. Flammarion, 1907, p. 82.

3470.

Entretien oral avec M. Alain Brosse, propriétaire de l’usine de la Romatière à Corbelin , en 2000-2003.

3471.

AUZIAS (C.) et HOUEL (A.), 1982, p. 66, RATTO (M.) et GAUTIER (A.), 1983, pp. 111, 143-145. L’intervention des curés dans le recrutement de la main d’œuvre nous a été confirmé verbalement par M. Raymond Paillet .

3472.

AN, F7 12767, Rapport ms du commissaire spécial de Grenoble du 3 février 1906.