Le village industriel.

Comme en ville, l’industrialisation des campagnes entraîne leur mutation 3505 . Mais, elle semble peu perceptible, voire invisible. À partir des années 1870, débute une « révolution silencieuse » dans ces campagnes industrielles. Ici, on n’assiste pas à la densification du bâti, ou à peine, comme on peut le voir dans le nord de la France. Les cités ouvrières de briques, comportant des dizaines de petites maisons identiques et alignées, n’ont pas cours ici : les « nombreux petits ateliers de soieries n’ont pas modifié la physionomie rurale des bourgs et des villages » 3506 . Seule la présence d’un bâtiment industriel ou d’une cheminée rappelle au voyageur qu’il se trouve dans un territoire industriel. Le paysage sonore s’est lui aussi discrètement modifié à l’abord de ces ateliers, avec le fracas incessant des battants des métiers à tisser, mais rares sont les métiers mécaniques situés au centre d’un village.

Ardouin-Dumazet qui a parcouru le Bas-Dauphiné au début du XXe siècle, décrit ces villages ainsi :

‘« au long des chemins se suivent les maisons de canuts-paysans entourées de jardinets fleuris et d’où monte le gai tic-tac des métiers. Aux auvents très prononcés, aux galeries de bois évoquant déjà l’Italie, pendent les épis dorés de maïs, les poignées de haricots aux cosses blondes, et les paniers d’osier où sèchent les fromages, les tomes, élaborés par le lait de la vache ou des chèvres en stabulation dans le logis. […] On voit peu à peu s’éteindre le murmure de ces ateliers domestiques » 3507 .’

En revanche, de nouveaux produits font leur apparition dans les campagnes dès les dernières années du Second Empire, dans les petites échoppes des villages du Bas-Dauphiné 3508 . Les cafés de village font leur apparition en même temps que les tissages mécaniques se multiplient 3509 . Lieu de sociabilité masculine par excellence des pays proto-industriels 3510 , le café se développe alors que l’industrie de la soie recrute majoritairement des femmes. Ceci étant dit, quelques contemporains signalent le comportement de certaines ouvrières qui n’hésitent pas à apporter des bouteilles d’absinthe dans les ateliers. En 1879, pour le seul arrondissement de La Tour-du-Pin , on dénombre mille vingt-cinq débits de boissons 3511 . Ainsi, à Corbelin , où un tiers de la population totale travaille pour le textile, on dénombre en 1901 pas moins de huit débitants de boissons, un cafetier et un hôtel, dans un village qui compte environ deux mille deux cents habitants, soit un débit de boissons pour deux cent soixante-quinze habitants 3512 . Autour de ces bistrots de village, naît une sociabilité fondée sur la boisson et la pratique du jeu de boules 3513 .

La monétarisation des campagnes, possible avec la progression du salariat, entraîne le développement des petits commerces, dont certains sont révélateurs d’une certaine amélioration des conditions de vie villageoises. À côté de douze épiciers et de deux marchands, on relève la présence, toujours à Corbelin , de quatre boulangers, mais aussi d’un charcutier et de trois bouchers. Ces métiers de bouche démontrent les progrès de l’alimentation dans les campagnes. Dans ce village de deux mille âmes à peine, se sont également établis six tailleurs d’habits, treize cordonniers, un chapelier et un pharmacien… signe tangible qu’un nouveau modèle de consommation se met en place : il y a désormais une demande qui dépasse le simple cadre de la traditionnelle autoconsommation paysanne ou de la satisfaction des besoins élémentaires de subsistance 3514 . Cependant, l’usage de la monnaie ne se répand que lentement dans les campagnes du Bas-Dauphiné, puisque les moissonneurs itinérants y sont toujours payés en nature plutôt qu’en argent jusqu’au début du XXe siècle 3515 . Pourtant, en Bas-Dauphiné, les paysans ont l’habitude de manipuler des espèces grâce à la vente des cocons ou encore grâce à la vente de « fromage façon camembert » pendant une grande partie de l’année. Avec le développement des papeteries, ils trouvent un autre moyen d’encaisser des espèces sonnantes et trébuchantes par la vente des pailles 3516 .

Pour beaucoup de communes, jadis miséreuses, l’arrivée de l’industrie textile déclenche une phase de prospérité individuelle et collective, grâce aux salaires qu’elle déverse autour d’elle 3517 . Frédéric Faige-Blanc , le flamboyant maire conservateur de Voiron , note que

‘« partout, en effet, où le métier s’est introduit dans la maison rurale, la dette qui dévorait a disparu, l’aisance a remplacé la gêne et la culture s’est améliorée au moyen de l’épargne jusqu’alors inconnue » 3518 . ’

Déjà, à la fin du Second Empire, les autorités notent l’amélioration de l’alimentation dans les campagnes industrieuses du Bas-Dauphiné, surtout dans les cantons de Morestel , Saint-Geoire et La Tour-du-Pin , là où le tissage en chambre est le plus actif. La consommation de viande s’y répand d’ailleurs plus fortement que dans les petits centres urbains où le coût de la vie est plus élevé, avec le loyer, l’achat du pain et de divers produits alimentaires… alors qu’à la campagne, les tisseurs peuvent bénéficier d’un petit lopin de terre ou d’un jardin qui réduisent leurs frais de bouche.

En France, les salaires progressent fortement dans la seconde moitié du siècle 3519 . Entre 1840 et 1850, le salaire des mouliniers de Saint-Marcellin augmente d’un tiers ; quant aux salaires des femmes, dans le moulinage, dans la première moitié du siècle, ils s’élèvent de 63%. Pendant les années 1860, les tisseurs de soie doivent se contenter d’une hausse de 24% contre 57% pour les fileuses de coton. Pour les tisseuses de soie, l’augmentation est légèrement inférieure à 20%. Certes, les salaires de l’industrie textile partent d’un niveau assez bas, mais ils n’ont pas cessé de croître pendant au moins une cinquantaine d’années 3520 . Pendant les années 1860, la hausse des salaires féminins dans l’industrie de la soie est d’environ un quart 3521 . Pour le seul arrondissement de Saint-Marcellin, la hausse des salaires des ouvrières dans le tissage de soieries est de 32% entre 1861 et 1875 3522 . Jonas situe l’augmentation des salaires féminins dans le tissage de la soie plutôt à la fin des années 1860, jusqu’au milieu des années 1870. Alors que les habitants du Bas-Dauphiné s’intègrent un peu plus dans la société englobante, ils n’en abandonnent pas pour autant certaines traditions et usages, comme celui de visiter régulièrement les rebouteux et autres guérisseurs. L’installation d’usines de tissage donne naissance à des hameaux ou des quartiers industriels, organisés le long de la route principale, comme Champet à Saint-Geoire , La Combe aux Eparres , Paviot à Voiron . De part et d’autre de la rue ou de la route industrielle, quelques bâtisses surgissent ainsi que des commerces 3523 .

Alors que Lyon possède une caisse d’épargne dès 1822, la première caisse d’épargne en Isère est celle de Grenoble, fondée au printemps 1834, suivie deux ans plus tard par celle de Bourgoin . Puis, en 1838 et en 1841, c’est au tour des deux autres principales villes industrieuses du département, Vienne et Voiron , d’avoir leurs propres établissements. Ces fondations s’inscrivent dans un mouvement régional plus vaste qui concernent une vingtaine de villes industrielles sous la Monarchie de Juillet. À l’origine de la caisse de Bourgoin, on trouve Samuel Debar , un protestant comme l’initiateur de la première caisse française, Benjamin Delessert, un banquier parisien originaire de Lyon 3524 .

L’objectif premier de ces institutions est de drainer les capitaux des classes moyennes et populaires dans les contrées industrielles. Dans un second temps, grâce à la prospérité de l’agriculture locale, les caisses d’épargne pénètrent dans les campagnes, profitant ainsi de la monétarisation naissante de l’économie rurale. L’essor du tissage à domicile sous le Second Empire ne peut qu’asseoir le succès de ces établissements : tisseurs et ouvrières acceptent de leur confier leurs économies. Ainsi, le chef-lieu de l’arrondissement de La Tour-du-Pin doit attendre 1857, grâce à l’essor du tissage rural, pour disposer à son tour d’une caisse d’épargne, conçue comme une succursale de celle de Bourgoin 3525 .

Après une cinquantaine d’années d’existence, la Caisse d’Epargne de Bourgoin compte au 1er janvier 1883, trois mille cinq cent quatre-vingt-six livrets d’épargne ouverts, pour un montant moyen de 384 francs par livret. Au plus fort de la Grande Dépression, les habitants les plus modestes du Bas-Dauphiné prennent conscience de la nécessité de placer leurs économies sur un livret. En quelques années, celui-ci se démocratise et rencontre un succès non négligeable, puisque, entre 1883 et 1900, le nombre de livrets ouverts à Bourgoin double : au 1er janvier 1900, l’établissement gère sept mille cinq cent six livrets, pour un montant moyen de 458 francs. D’ailleurs, les jeunes ouvriers mentionnent de plus en plus la possession d’un livret d’épargne dans leur contrat de mariage.

Loin d’être « une prime à la surpopulation et à la paupérisation » 3526 , comme le concevait Pierre Deyon 3527 , la proto-industrialisation décalée de la Fabrique lyonnaise contribue à l’amélioration des conditions d’existence en Bas-Dauphiné. Il est difficile de conclure à une prolétarisation et à un appauvrissement comme chez les mulquiniers du Cambrésis 3528 . En revanche, les tisseurs et les tisseuses de soie de la seconde moitié du XIXe siècle, ne possèdent que très rarement leur outil de travail. Le métier à tisser appartient soit au fabricant de soieries, soit au façonnier. Les tisserands de toiles étaient, eux, bien propriétaires de leurs instruments de travail ce qui les rapprochait de l’artisanat.

Figure 45–Principale rue de Paviot (Voiron), un hameau industriel.
Figure 45–Principale rue de Paviot (Voiron), un hameau industriel.
Figure 46–Champet (Saint-Geoire) , un hameau industriel vers 1900.
Figure 46–Champet (Saint-Geoire) , un hameau industriel vers 1900.

Notes
3505.

CROUZET (F.), 1997.

3506.

LAFERRERE (M.), 1960, p. 85.

3507.

ARDOUIN-DUMAZET, 1912, p. 92.

3508.

WEBER (E.), 1983, p. 214. Weber situe cette transformation dans les consommations campagnardes plutôt entre 1880 et 1900.

3509.

JOUANNY (J.), 1931, p. 131 et JONAS (R. A.), 1991.

3510.

MAGNUSSON (L.), 1990. À Eskilstuna, en Suède, la proportion de débits de boisson est moindre, avec une douzaine de tavernes pour environ quatre mille habitants.

3511.

EMERIQUE (C.), 1953, pp. 87-88.

3512.

C’est peu si on compare ce chiffre à celui du village de Coutouvre, dans le Roannais, où on dénombre un café pour soixante-dix habitants. L’essor d’une industrie textile féminine en Bas-Dauphiné a donc pour corollaire un moindre développement des débits de boissons par rapport aux contrées cotonnières à main d’œuvre masculine. Voir BELUZE (J.-F.), 1987.

3513.

BACHMAN (B.), 1984.

3514.

ADI, Listes nominatives de recensement de la population de Corbelin , en 1901.

3515.

WEBER (E.), 1983, p. 63.

3516.

Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, Enquête agricole, 2 e série, enquêtes départementales, 25 e circonscription, Hautes-Alpes, Haute-Savoie, Isère, Paris , Imprimerie Impériale, 1867, pp. 44-45.

3517.

JONAS (R. A.), 1991.

3518.

Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, Enquête agricole, 2 e série, enquêtes départementales, 25 e circonscription, Hautes-Alpes, Haute-Savoie, Isère, Paris , Imprimerie Impériale, 1867, p. 215.

3519.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 2, pp. 64-65, LEVY-LEBOYER (M.) et BOURGUIGNON (F.), 1985, pp. 15-16, 18-19.

3520.

ADI, 132M16, Lettre ms du sous-préfet de La Tour-du-Pin adressée au Préfet de l’Isère le 16 octobre 1868 et LEON (P.), 1954a, pp. 708-709, 717-718.

3521.

LEROY-BEAULIEU (P.), 1872.

3522.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 2, p. 66.

3523.

ROSENTAL (P.-A.), 1996.

3524.

CERAL, Registre de délibérations du conseil d’administration de la Caisse d’épargne de Bourgoin , séance du 18 juillet 1857, Rapport imprimé au Président de la République sur les caisses d’épargne, année 1846, Paris , Imprimerie nationale, 1849, pp. 19-24, LABASSE (J.), 1955, p. 145 et CONINCK (S. de), 2000.

3525.

LABASSE (J.), p. 146.

3526.

HUBSCHER (R.), 1988b.

3527.

DEYON (P.), 1979.

3528.

TERRIER (D.), 1996.