Une nouvelle agriculture commerciale.

À la fin du siècle, la moitié de la population active (47%) travaille encore dans l’agriculture en Isère 3529 . En même temps que le tissage à domicile disparaît, la petite exploitation agricole affiche une étonnante vigueur en Bas-Dauphiné. Jamais, il n’ y a eu autant de propriétés dans le département. Les résultats économiques des petites exploitations en Bas-Dauphiné, au début du XXe siècle, sont nettement supérieurs à ceux de la grande exploitation 3530 . Il y a désormais une dissociation spatiale et sexuée évidente entre l’activité agricole et l’activité industrielle : les hommes à la ferme, les femmes à l’usine. Pourtant, il semble que la pluriactivité subsiste. En 1913, l’exploitation d’une ferme rapporte en moyenne entre 1.000 et 1.600 francs par an, tandis que le tissage de la soie assure un complément de revenu au ménage de 250 à 300 francs, parfois plus (600 à 700 francs par an chez Mignot) lorsque cette activité est exercée à temps complet par un enfant ou adolescent 3531 .

Alors que la sériciculture française est en partie décimée par la pandémie qui sévit à partir des années 1850, le département de l’Isère est davantage touché. Cependant, dans les Terres Froides, la sériciculture demeure encore largement pratiquée à la fin du siècle, mais surtout par de petits éducateurs disposant de peu de moyens. Ainsi, en 1892, à Saint-Chef , sur les deux mille neuf cent cinquante habitants de la commune, quatre cents se livrent à l’éducation des vers à soie, ce qui leur rapporte au terme de la saison seulement deux cents francs en tout 3532 . Dans le village voisin, Saint-Savin , les quatre-vingt-dix éducateurs parviennent à produire trois cent trente-quatre kilogrammes de cocons, ce qui leur assure un revenu moyen de douze francs chacun. Aux Avenières , trois cent quatre-vingt-huit habitants s’adonnent encore à la sériciculture, mais comme à Saint-Chef, pour un gain dérisoire 3533 .

Le mûrier, malgré les arrachages, reste dans les Terres Froides une essence largement répandue, surtout dans les contrées où l’on pratique encore l’éducation des vers à soie, puisqu’à Saint-Chef , il y a encore huit mille mûriers contre deux mille à Bouvesse, à Courtenay, Passins ou Vézeronce ou quatre mille arbres à La Balme . Finalement, la vente des feuilles de mûrier procure souvent des revenus supérieurs à ceux de la vente des cocons. À Saint-Chef, la vente des feuilles rapporte un total de trois mille francs 3534 . Cependant, les arbres fruitiers connaissent un succès grandissant : on dénombre plus de trois mille six cent cinquante pommiers ou poiriers à Saint-Savin contre mille quatre cent cinquante mûriers et deux mille cent quarante-six châtaigniers. Les échecs répétés des éducations de cocons rendent moins nécessaires la présence de mûriers 3535 .

En 1910, la sériciculture française est définitivement marginalisée sur le marché mondial, puisque les soies italiennes, chinoises et japonaises représentent près de 85% de la production mondiale 3536 . À cette date, la sériciculture iséroise n’en finit pas de mourir malgré le versement de primes par l’Etat 3537 , puisque dans les arrondissements de La Tour-du-Pin et de Saint-Marcellin , on ne dénombre plus que, respectivement, cinquante-huit et cinquante-trois communes la pratiquant, soit mille trois cent quatre-vingt-deux et deux mille cent soixante éducateurs de vers à soie. L’année précédente, mille soixante-six et deux mille deux cent quarante-deux éducateurs dans chacun de ces arrondissements s’étaient encore livrés à cette activité. Comme en 1876, l’année 1910 a été marquée par de terribles gelées et pluies au printemps qui ont anéanti les feuilles de mûrier. Or, la sériciculture, quoique réduite à une activité marginale, n’est pas moins nécessaire à l’équilibre des milieux populaires et ruraux qui la pratiquent, comme complément indispensable de revenus, car les grands éducateurs éclairés et passionnés du siècle précédent s’en sont détournés. Pour l’ensemble du département, la forte baisse de la récolte par rapport à 1909 entraîne alors un manque à gagner chez les éducateurs de 364.000 francs environ 3538 . Cependant les éducateurs du Sud-est ne semblent pas vouloir adopter de nouvelles pratiques comme l’élevage aux rameaux et la généralisation des mûriers nains, méthode préconisée par Bonafous dès 1831. L’exode rural a fait fuir les bras nécessaires à l’éducation des vers d’après Clerget. Une fermière peut au mieux s’occuper de l’éducation de deux onces de graines 3539 . Beauquis, un inspecteur du travail, estime que le déclin de la sériciculture s’explique davantage par le découragement après plusieurs mauvaises récoltes et l’utilisation de pratiques routinières, que par la pandémie proprement dite 3540 .

Dès la Monarchie de Juillet et jusqu’à la fin du Second Empire, Camichel, un fabricant de sucre installé au cœur du Bas-Dauphiné, stimule la production de betteraves dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin grâce aux versements d’avances et par des achats garantis. Mais le déclin de son établissement pousse les paysans à réorienter leurs cultures 3541 . Les agriculteurs du Bas-Dauphiné délaissent donc la sériciculture, hautement spéculative, au profit d’une agriculture commerciale moins risquée, mais toujours destinée au marché lyonnais. Même si le développement de l’élevage bovin n’est pas propre au Bas-Dauphiné, il convient de souligner la concomitance du déclin de la sériciculture et de l’essor de l’agriculture laitière, deux activités agricoles féminines par excellence. En 1873, on dénombre en Bas-Dauphiné quelque cent huit mille bovins, dont soixante-douze mille cinq cents vaches. Un quart-siècle plus tard, en 1899, alors que la sériciculture n’est plus qu’une activité saisonnière marginale, le cheptel bovin atteint désormais cent vingt et une mille têtes de bétail, soit une croissance de 12%, due en grande partie à l’augmentation des troupeaux de vaches. Depuis le milieu du siècle, propriétaires et exploitants cherchent à améliorer le cheptel local, grâce notamment à la création de comices agricoles – dès 1852 à Bourgoin et à La Tour-du-Pin – puis de sociétés d’élevage – en 1886 à Bourgoin – sous la conduite le plus souvent des élites rurales traditionnelles. Ces différentes organisations poussent à l’amélioration des races fondée sur l’émulation. L’arrivée du train au même moment ouvre l’important marché lyonnais à ces agriculteurs : ils s’engagent à livrer à la métropole voisine du lait, du beurre et des fromages pour satisfaire ses besoins grandissants 3542 .

Après l’abandon du chanvre et la crise séricicole, s’ajoute le phylloxera qui s’attaque aux vignes dès le Second Empire sur les coteaux du Bas-Dauphiné. Or à cette époque, chaque paysan possède sa petite parcelle de vigne, lui permettant de subvenir à ses besoins personnels en vin ou de vendre éventuellement une partie de la production pour s’assurer quelques francs de plus à la fin des vendanges. Pour compenser ces différentes pertes, quelques agriculteurs se tournent vers une autre plante commerciale, le tabac, dont la culture est alors sévèrement réglementée par l’Etat. Devant la réussite des plantations de tabac dans les nouveaux départements savoyards depuis 1860, les autorités répondent favorablement aux demandes émanant d’agriculteurs du cru, d’autant qu’en légalisant la culture en Bas-Dauphiné, les autorités espèrent mettre un frein à l’active contrebande qui sévit le long de la frontière. Déjà, au début du siècle, le tabac était l’un des produits les plus « prisés » des contrebandiers, notamment en provenance de Suisse. Par cette mesure, l’Etat poursuit donc son projet d’extinction de la contrebande déjà engagé avec la mise au travail des habitants sur des métiers à tisser et de mise au pas de la culture de la fraude. En 1872, la culture du tabac est donc autorisée dans des cantons réputés pour leur pauvreté et sévèrement touchés par les maladies du ver à soie, le canton de Morestel et celui de Pont-de-Beauvoisin . Cette année-là, l’expérimentation porte seulement sur une dizaine d’hectares de tabac, situés dans quinze communes. Puis, sept ans plus tard, c’est au tour des cantons de Saint-Marcellin , Roussillon, Vienne et Beaurepaire de se lancer dans le tabac. Dès 1880, ce ne sont pas moins de quatre cent soixante-quatre hectares de tabac qui sont cultivés par plus de trois mille trois cents planteurs, dans un quart des communes de l’Isère. À la fin du siècle, en 1896, la culture du tabac s’étend sur mille huit cent vingt-neuf hectares dans le département (en fait le Bas-Dauphiné) et concerne près de dix mille planteurs. Depuis 1880, la valeur de la production de tabac a été multipliée par cinq, pour atteindre près de 3.300.000 francs par an. Devant le succès grandissant du tabac en Bas-Dauphiné, trois centres de fermentation des tabacs bruns en feuille, appelés également manufactures des tabacs, sont progressivement construits, d’abord à Pont-de-Beauvoisin en 1882, suivis un an plus tard par Saint-Marcellin et au début du XXe siècle de Beaurepaire. Les zones de culture les plus florissantes pour le tabac brun sont localisées dans un triangle Saint-Geoire /Brangues /La Tour-du-Pin , soit l’espace proto-industriel jadis conquis par la culture du chanvre et le tissage des toiles, puis par la sériciculture et le tissage des soieries. Mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là, puisque les cultivateurs de tabac travaillent le plus souvent sur de petites exploitations, entre trois et quatre hectares, avec l’aide d’une main d’œuvre familiale nombreuse. Les plus aisés possèdent deux ou trois vaches laitières 3543 .

L’essor de ces nouvelles cultures – fruits, tabac – ou élevage ne peut qu’accroître le déclin de la sériciculture. Les paysans du Bas-Dauphiné font donc preuve d’un réel sens d’adaptation et de reconversion tout au long du XIXe siècle, vers des cultures spéculatives.

Notes
3529.

JONAS (R. A.), 1994, p. 75.

3530.

HUBSCHER (R.), 1985.

3531.

HUBSCHER (R.), 1985, p. 15.

3532.

BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 61-62, assure qu’un éducateur, avec l’aide de sa famille et de ses propres mûriers, peut gagner 160 francs de bénéfices nets dans l’éducation d’une once de ver à soie.

3533.

ADI, 137M32, Questionnaire de la statistique agricole décennale en 1892. À Bouvesse, on dénombre cent cinq éducateurs, contre quatre-vingt-seize à Brangues , cent dix à Passins, soixante-douze à Morestel , cent vingt-huit à Saint-Victor-de-Morestel, cent trois à Sermérieu, cent soixante-quatre à Vézeronce, quatre-vingt-seize à La Balme , trente à Mépieu, soixante à Veyrins… Voir aussi MOREL (K.), 1993.

3534.

BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 61-62.

3535.

ADI, 137M32, Questionnaire de la statistique agricole décennale en 1892.

3536.

FEDERICO (G.), 1994, pp. 454-457. Selon les statistiques dressées par Federico, la France n’assure plus que 2,5% de la production mondiale de soie en 1910, contre 21% pour l’Italie. En 1873, leurs parts respectives s’élevaient à 9,3% et 30,2%.

3537.

LACOMBE (E.), 1904.

3538.

ADI, 146M30, Note ms, sans auteur, sd [1910-1911].

3539.

CLERGET (P.), 1929.

3540.

BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 62-64.

3541.

Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, Enquête agricole, 2 e série, enquêtes départementales, 25 e circonscription, Hautes-Alpes, Haute-Savoie, Isère, Paris , Imprimerie Impériale, 1867, p. 46. Entre 1828 et 1835, quatorze sucreries sont construites en Isère, surtout dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin . En 1854, il ne reste que la sucrerie Camichel en activité, fournissant cent quatre-vingt mille kilogrammes de sucre par an. La modification du système fiscal dans les années 1830 est à l’origine de ce déclin rapide.

3542.

BARET (M.-T.), 1952.

3543.

LETONNELIER (G.), 1932, JACQUET (D.), sd [vers 2000-2005], THORAL (M.-C.), 2004, pp. 522-523.